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Aux origines coloniales de Barkhane (4)

Maréchal (Lyautey), nous voilà !

Série · Figure de la conquête coloniale, le maréchal Hubert Lyautey, célèbre notamment pour avoir fait en sorte de « gagner les cœurs et les esprits » en Afrique du Nord, est aujourd’hui cité comme une référence par les officiers français. Ses méthodes, soi-disant humanistes, inspirent les stratèges qui élaborent les doctrines contre-insurrectionnelles et sont recyclées par les commandants de la force Barkhane au Sahel. Un héritage contestable, pourtant totalement assumé par les militaires.

Cette image montre une pièce d'un bâtiment majestueux, probablement un musée ou un palais. Au centre, se trouve un coffre sombre et décoré, surélevé sur un socle circulaire. Les côtés du coffre sont ornés de motifs complexes et d'inscriptions dorées. En arrière-plan, une grande fenêtre ornée de vitraux diffuse une lumière douce qui éclaire la pièce. Les murs sont en pierre grise, enrichis de colonnes majestueuses. L'atmosphère générale est à la fois calme et solennelle, invitant à la contemplation.
La tombe du maréchal Hubert Lyautey, aux Invalides à Paris.
MK Feeney / flickr.com

La franchise n’était pas la moindre des qualités du général François Lecointre lorsqu’il était encore en fonction. À plusieurs reprises au cours des quatre années qu’il a passées à la tête de l’armée française, de juillet 2017 à juillet 2021, ses interlocuteurs ont pu s’en rendre compte – et notamment les parlementaires, qui l’ont régulièrement auditionné. Ainsi, le 6 novembre 2019, c’est en toute simplicité que François Lecointre confie, devant les membres de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, que la doctrine de l’armée française, dans cette région où elle se bat depuis 2013, est en grande partie basée sur un logiciel certes actualisé, mais vieux de plus d’un siècle, et que l’une de ses références, en la matière, a pour nom Hubert Lyautey, une figure de la conquête coloniale, célèbre pour s’être battu en Indochine, à Madagascar et en Algérie, mais aussi pour avoir administré le Maroc et organisé la fameuse exposition coloniale de Paris en 1931.

Il est un peu moins de 17 heures, ce mercredi, quand le général tire les choses au clair devant les députés : « Je décrirai notre vision de l’“approche globale” comme une stratégie de gestion de crise centrée sur les populations et sur leur perception du développement de la crise. Ce concept est hérité de notre aventure coloniale. Dans la manière dont les militaires français, de [Joseph] Gallieni à Lyautey, ont pensé l’établissement d’un empire colonial, il y avait d’abord une vision humaniste [sic] de la gestion de crise et de la guerre ». Le général marche sur des œufs. Il prend donc soin d’apporter cette précision : « Ne voyez pas dans mon propos un jugement, positif ou négatif, sur l’époque coloniale ». Pas d’ode à la colonisation donc. Pas de condamnation non plus. Mais ce constat : « J’observe simplement que ce qui fait le savoir-faire français dans la gestion de crise, c’est aussi cet héritage : nous entretenons depuis très longtemps la conception d’une approche globale et d’une victoire qui doit essentiellement être remportée dans les cœurs et les esprits1 des populations au secours desquelles nous venons dans les régions que nous cherchons à stabiliser. »

Quelques minutes plus tard, il reviendra à la charge : « La création de forces spéciales européennes en Afrique renvoie à la doctrine de la tache d’huile, extensible et durable, qui a été théorisée par Lyautey et vise à sécuriser et à développer les zones conquises en y réinstallant l’ordre public et les pouvoirs civils et en n’étendant les conquêtes militaires qu’une fois ces zones pacifiées. C’est ce que nous essayons de faire au Mali depuis dix-huit mois. »

Une figure à la mode

Pacifier : ce terme renvoie directement à la conquête coloniale, lorsque la répression des résistants africains était décrite, en France, comme une « pacification ». Plus qu’aucun autre officier, Lyautey personnifie (avec Gallieni, son mentor) cette méthode qui a consisté à prendre le contrôle de terres « exotiques » en employant la méthode de la « tache d’huile » : il ne s’agit pas seulement, alors, d’occuper par la force la plus extrême, comme le fit Thomas Bugeaud en Algérie dans les années 1830, mais aussi de voir plus loin, de pérenniser la présence française et de développer les activités sociales et économiques afin de réduire les risques d’insurrection. Lyautey résuma ainsi cette stratégie : « Il est incontestable qu’il s’est formé une nouvelle école d’action coloniale […] qui, aux anciennes formules en dispositif de dilemme : paix ou guerre, négociations ou combats, douceur ou force, pénétration commerciale ou pénétration armée, a substitué une formule intermédiaire dans laquelle “ou” se remplace par “et” et que j’ai définie quelque part “une organisation qui marche” »2.

Autrement dit : « Le meilleur moyen pour arriver à la pacification […] est d’employer l’action combinée de la force et de la politique », écrit-il en 1900 dans un texte resté célèbre : « Du rôle colonial de l’armée ». La force, en l’occurrence, consistait à mater durement les rébellions, comme lors de la guerre du Rif dans les années 1920, et à exercer un contrôle policier étroit sur les populations3.

Ce jour de novembre 2019, les députés découvrent donc que pour faire la guerre aux groupes djihadistes sahéliens, la France s’appuie sur des méthodes élaborées et mises en pratique il y a plus d’un siècle, quand il s’agissait non pas de libérer des peuples, mais de les soumettre. Le fait que Lyautey soit cité en exemple ne suscite pourtant aucune réaction des parlementaires.

Le général François Lecointre en mai 2019, lors d'une cérémonie à l'Ecole polytechnique.
Le général François Lecointre en mai 2019, lors d’une cérémonie à l’Ecole polytechnique.
© École polytechnique - J.Barande

À vrai dire, depuis quelques années, la figure et les idées de Lyautey sont redevenus à la mode en France. Des auteurs et des responsables politiques continuent de glorifier le mythe de Lyautey « officier-respectueux-des-indigènes-qu’il-entendait-administrer-par-le-dialogue-et-la-compréhension ». Lyautey « le Marocain », « l’Africain », serait le symbole d’une colonisation « alliant développement économique et respect culturel »4. Une colonisation bienfaitrice en quelque sorte…

Il est vrai qu’il prônait le respect de la culture des « indigènes » et qu’il estimait que la pénétration coloniale « devait s’exercer avec le minimum d’immixtion de la culture européenne républicaine, égalitaire et sécularisée », ainsi que le rappelle Simon Pierre dans un article d’Orient XXI. Mais en réalité, poursuit ce dernier, « cette philosophie s’ancre dans une cohérente tradition de la droite monarchiste qui rejetait par principe toute intégration républicaine ». Si Lyautey, qui se revendiquait monarchiste légitimiste5, était hostile à l’idée d’une colonisation de peuplement, « c’était avant tout par mépris de classe qu’il voulait “protéger” la notabilité indigène de l’irruption de ces prolétaires ». C’était aussi dans le but de régénérer son pays, la France, dont il considérait qu’il tombait en ruines.

« Il nous faut de nouveaux Lyautey »

C’est surtout au sein de l’armée que le mythe de Lyautey est très puissant. Lors d’un colloque organisé en 2016 par le Centre de doctrine et d’emploi des forces (CDEF), un département du ministère de la Défense, Christian Malis, directeur des études stratégiques au sein du groupe Thalès, spécialisé dans la défense, lançait : « Il nous faut de nouveaux Lyautey », avant de développer sa pensée : « Aujourd’hui, la diplomatie de défense est en pleine transformation et doit revaloriser le rôle extérieur des chefs militaires. En Afrique les chefs militaires jouent un rôle de type proconsulaire, car ils sont bien placés pour dialoguer avec les autorités et conduire une politique d’ensemble »6.

Au cours d’une étude consacrée à la transformation des armées, le sociologue Grégory Daho a constaté un retour en force des officiers coloniaux tels que Lyautey - mais aussi Gallieni ou encore Bugeaud - dans les références de l’armée française depuis une quinzaine d’années. « Chose nouvelle depuis les années 1960, écrit-il, ce patrimoine colonial n’est pas seulement assumé, il est désormais ouvertement revendiqué. Cette réappropriation passe non seulement par la réhabilitation symbolique de quelques “glorieux anciens”, mais aussi par la réutilisation des outils de contrôle des populations »7.

Le sociologue explique que cette évolution est en partie due… aux États-Unis. Alors que les stratèges français de la contre-insurrection - parmi lesquels Gallieni et Lyautey font figures de « pères fondateurs » - étaient plus ou moins tombés dans l’oubli en France après la guerre d’Algérie, ils ont été redécouverts par l’armée américaine dans les années 20008, et leurs méthodes ont été recyclées, en Afghanistan notamment. Cela a donné ce que l’on appelle aujourd’hui la COIN (pour « COunter-INsurgency »), une variante moderne de la contre-insurrection jugée moins coercitive que les précédentes. « Si les officiers [oeuvrant à la coopération civilo-militaire] français revendiquent la filiation coloniale au milieu des années 2000, c’est avant tout parce que la réappropriation des techniques contre-insurrectionnelles par les officiers américains les a décomplexés à l’idée d’exploiter leur propre patrimoine colonial », explique Daho.

Réhabiliter les vieilles gloires

Spécialiste de l’armée française, le chercheur états-unien Michael Shurkin abonde : « Ces hommes, écrit-il en se référant à Lyautey et Gallieni, ont fait carrière dans la conquête et la “pacification” de l’empire colonial français en Indochine et en Afrique au XIXe et au début du XXe siècle. Leurs idées ont servi de base aux développements doctrinaux des années 1940 et 1950, lorsque les guerres coloniales se sont transformées en campagnes de contre-insurrection, et la doctrine coloniale est devenue une doctrine de contre-insurrection (COIN), dont les Américains ont manifestement voulu appliquer une variante en Afghanistan et en Irak [...] Jusqu’aux guerres d’Afghanistan et d’Irak, la doctrine contre-insurrectionnelle était pratiquement un sujet tabou dans l’armée française à cause de la torture et du putsch d’Alger. »9

Voyant cela, les officiers français, qui s’étaient imposé une sorte d’auto-censure depuis la fin de la guerre d’Algérie, se sont à leur tour mis à convoquer les vieilles gloires de la conquête coloniale pour redéfinir leur doctrine militaire.

Nombre de gradés d’aujourd’hui, dont certains ont commandé la force Barkhane, ne s’en cachent pas : pétris de références historiques, ils rappellent que les succès de la conquête coloniale ont été obtenus en jouant une communauté contre une autre et en s’appuyant sur des troupes indigènes jugées fidèles et efficaces. Comme Lyautey en son temps – lequel prônait « une progression par tache d’huile, en jouant alternativement de tous les éléments locaux en utilisant les divisions et les rivalités des tribus entre elles et de leurs chefs » – ils ont entrepris de coopérer sur le terrain avec des milices fondées sur une base communautaire pour affronter des groupes djihadistes constitués d’éléments de communautés concurrentes.

« Les traditions militaires plongent leurs racines dans l’histoire de nos armées, renvoyant à des conflits parfois oubliés du grand public, mais dans lesquels les soldats puisent encore leurs références […] Engagée dans l’opération Barkhane, la France se retrouve sur des territoires qu’elle parcourait déjà au XIXe siècle, face à des défis similaires […] Plus ou moins consciemment, les militaires agissent forts de leur culture opérationnelle ancienne  », note Paul Lacombe, stagiaire à l’École de Guerre, dans un dossier de la Revue militaire générale consacré à la contre-insurrection10.

Le rôle des Troupes de marine

Niagalé Bagayoko (membre du comité de rédaction d’Afrique XXI) ne disait pas autre chose il y a vingt ans dans sa thèse consacrée aux stratégies française et américaine en Afrique11. Elle y expliquait notamment que les troupes de Marine (TDM), autrefois appelés les « Coloniaux » (et qui relevaient, à l’époque, du ministère des Colonies) constituaient, avec la Légion étrangère, « l’instrument privilégié de prévention et de résolution des crises » sur le continent, et occupaient en outre une place « centrale » au sein des forces françaises prépositionnées à Dakar, Djibouti, Abidjan, etc. C’est toujours le cas aujourd’hui, même si la spécificité des troupes de Marine a tendance à s’éroder12. Or pour les « marsouins », le passé n’est pas une mince affaire. « Plus qu’une référence, l’évocation mythique du passé de l’arme a longtemps constitué le cadre d’action des TDM, notait la chercheuse. Cet héritage s’est enrichi de l’expérience des « Anciens » : ainsi, les carnets de route de Psichari, voyageant de Brazzaville au Lac Tchad, les récits romancés de Loti, les biographies des grands soldats de l’empire (Bournazel, Ntchoréré, Archinard, Lyautey, Faidherbe, …), les grammaires dialectales de Leborgne ou Largeau ainsi que le regard d’Amadou Hampaté Bâ sur l’organisation des cercles ou encore les journaux de marche des unités en poste dans les contrées les plus reculées sont-ils cités pêle-mêle comme les fondements de l’héritage des marsouins. »

Affiche de propagande en faveur des troupes coloniales.
Affiche de propagande en faveur des troupes coloniales.
DR

Dans cet univers, Lyautey occupe une place particulière. Son article intitulé « Rôle social de l’officier » – une étude d’une trentaine de pages parue pour la première fois en 1891 sous le titre « Du Rôle social de l’officier dans le service militaire universel », et réédité à plusieurs reprises - constitue la référence de la culture « coloniale » des TDM, de même que la conférence donnée par Lyautey en 1899 au profit de l’Union coloniale, et reproduite en 1900 sous le titre « Du rôle colonial de l’armée ». « De nombreux TDM considèrent comme d’une grande actualité les considérations morales mises en avant par Lyautey », constate Niagalé Bagayoko

Dans son étude, Daho cite un général d’active, membre de la Légion étrangère, qu’il a interrogé en juin 2009 : « On n’entre pas dans l’armée pour veiller le désert des Tartares […] Nous sommes rentrés dans l’armée en lisant Lyautey, Gallieni, etc. Il y avait la guerre d’Algérie qui venait de se terminer… et l’Indochine… qui ont été à la fois des échecs d’une certaine façon et en même temps des grandes aventures humaines […] Les officiers des affaires indigènes, si vous voulez, c’était… le gars qui est là, qui apprend l’arabe, qui s’investit à fond avec la population, qui souvent se marie ».13 Michael Shurkin évoque pour sa part le récit (à paraître) du colonel Armel Dirou dans lequel ce dernier dit de Lyautey qu’il est une « inspiration » et explique qu’il a essayé d’agir dans l’esprit du maréchal lorsqu’il était en opération en République centrafricaine en 2014.

Dans la préface d’une réédition (éditions Lavauzelle) du célèbre article de Lyautey, « Le rôle social de l’officier », le général Henri Bentégeat parle lui aussi d’un modèle à suivre : « Parmi les personnages qui ont été à la source de ma conviction militaire, Hubert Lyautey, maréchal de France, dont le portrait orne mon bureau, occupe une place toute particulière et symbolise l’image de l’officier dans toute sa plénitude et toute sa grandeur », écrit-il.

Au cœur de la doctrine

Cette réédition, qui remonte à 2004, démontre que Lyautey est redevenu « tendance » ces vingt dernières années. De nombreuses publications lui ont ainsi été consacrées14. En 2019, la Revue militaire générale, éditée par le Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC), un département du ministère des Armées, en a fait son dossier. Le titre est sans équivoque : « L’actualité de Lyautey ». Le général Pascal Facon, alors directeur du CDEC, commence son éditorial par ces mots : « Ce nouveau numéro de la RMG porte son attention sur Lyautey, cet officier atypique et précurseur, Maréchal de France, qui continue à inspirer les chefs militaires et ceux qui ont la lourde tâche de les aider à décider. »15 La même année, le général Facon a pris le commandement de l’opération Barkhane...

Hubert Lyautey devant la mosquée de Paris en octobre 1922.
Hubert Lyautey devant la mosquée de Paris en octobre 1922.
Source gallica.bnf.fr / BnF

Mais la figure de Lyautey ne sert pas seulement, aujourd’hui, à susciter des vocations ou à servir d’exemple : elle inspire aussi une partie de la doctrine militaire de la France, ainsi que l’a détaillé le général Lecointre devant les députés. Dans le document intitulé « Doctrine d’emploi des forces terrestres en stabilisation », édité par le Centre de doctrine d’emploi des forces du ministère de la Défense en 2006, son nom apparaît à onze reprises.

« Il sera souvent fait référence à la pensée du maréchal Lyautey, et à travers lui à celle du général Gallieni, son inspirateur, peut-on y lire d’emblée. On peut s’étonner de vouloir ainsi adosser la pensée militaire du début du XXIe siècle à des recommandations de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, ancrées dans le contexte politique et sociologique, aujourd’hui contesté, de la colonisation [...] On objectera, à raison, que la finalité des opérations actuelles est foncièrement différente de celle des opérations de l’époque, qui n’était rien moins que la conquête de territoires au profit de la France. Les opérations d’aujourd’hui ne visent plus la possession de territoires. La différence est toutefois moins grande qu’il n’y paraît puisque cette appropriation survenait dans un environnement politique souvent chaotique et qu’elle nécessitait au préalable de procéder à une phase dite de pacification. Dans la mesure où celle-ci est envisagée par Gallieni et Lyautey sous la forme d’une conquête des cœurs et des esprits, à l’instar de ce qui est recherché aujourd’hui, il serait dommage de se passer de leurs apports. »

De nombreuses autres publications officielles font référence à Lyautey et à Gallieni : « Gagner la bataille » parue en 2009, « Doctrine de contre-rébellion » (2009 également), ou encore « Contre-insurrection » publiée en 2013. Ce dernier texte « refait le tour d’un terrain familier : Gallieni, Lyautey et le panthéon des théoriciens de la contre-insurrection de l’ère indochinoise y figurent tous, constate Michael Shurkin. Il approuve les taches d’huile, le quadrillage et le ratissage, et parle d’unités nomades conçues pour apporter l’insécurité aux insurgés en dehors des taches d’huile ». Toutefois, ce document n’est pas complètement déconnecté de la réalité : il questionne la pertinence d’une telle stratégie dans les conflits du XXIe siècle et admet que le contexte n’est plus le même. « La différence réside dans le fait que, dans le contexte post-colonial, c’est à la nation hôte de définir et de conduire sa révolution », précise Shurkin. Pour ce dernier, « s’il existe un indéniable air de famille entre Barkhane et les campagnes coloniales de la Belle Époque, il est superficiel ».

Les Africains, « ces grands enfants »

L’entêtement de l’armée française à se référer aux « glorieuses » victoires de la conquête coloniale et à continuer de vouloir « gagner les cœurs et les esprits » est toutefois problématique - et pas seulement du point de vue de la morale. Dans une étude consacrée à la généalogie « des coeurs et des esprits », Christian Olsson souligne « l’ineptie de l’idée pour des troupes étrangères, prétendant avoir été “invités” par le gouvernement établi, de “conquérir les cœurs” des populations ». Il estime en effet que « les situations coloniales avaient leur cohérence interne et, si elles relevaient d’une démarche notamment impérialiste de la part des puissances coloniales, les logiques de “réception” du fait colonial par les “Indigènes” avaient également leur rationalité ». Or « dans le cas des interventions militaires postcoloniales, cette cohérence va en quelque sorte être déstabilisée par l’universalité, désormais acquise, de la forme-État et le rejet de l’impérialisme qui en découle ».16

Niagalé Bagayoko estime que l’actualité récente le prouve : « Aujourd’hui, les populations démontrent qu’elles sont des acteurs et non pas des sujets passifs de l’évolution des crises, comme en ont récemment témoigné le blocage du convoi de l’opération Barkhane pris à parti au Burkina Faso et au Niger [NDLR : en novembre 2021] par des manifestants hostiles, ainsi que la pression populaire visant à obtenir le départ des troupes française du Mali », estime-t-elle. De toute évidence, si la France avait pour ambition de « gagner les cœurs et les esprits » au Sahel, elle a échoué - et pas seulement dans les capitales, comme l’affirment les thuriféraires de l’opération Barkhane, mais aussi dans les zones directement impactées par ses interventions. Depuis quelques temps, l’apparition des soldats français est de plus en plus mal vue dans les villages reculés des zones dans lesquelles ils traquent les « terroristes » : elle y inspire au mieux la crainte, au pire l’irritation.

Olsson rappelle par ailleurs qu’il existe « un gouffre entre ces discours “inoffensifs” et la réalité des pratiques de coercition militaire sur le terrain », et remarque que « ce discours sur “les cœurs” a souvent été récupéré et intégré par les tenants des tactiques militaires les plus coercitives ». Dans son rapport cité plus haut, Michael Shurkin rappelle à ce propos l’enquête de Douglas Porch consacrée à la conquête du Maroc par Lyautey, dans laquelle il documente « la brutalité de ses méthodes » et il soutient « que son but était de tromper le public en masquant la réalité des opérations coloniales sous une façade relativement humaine »17.

Olsson note enfin que ce discours était, au début du XXe siècle, « inséparable d’une représentation des Indigènes comme de “grands enfants” qui met l’accent sur la nécessité de les éduquer par des sanctions positives et négatives ». Un siècle plus tard, rien ne semble avoir changé : Niagalé Bagayoko déplorait la même dérive dans sa thèse. « Apparaît ainsi une perception figée de la culture africaine, notait-elle, et en conséquence une approche largement paternaliste, dans laquelle il est difficile de ne pas voir l’empreinte [...] d’une conception colonialiste selon laquelle il convient d’accepter avec bienveillance, voire amusement, les règles des jeux de ces “grands enfants”. »

1Cette expression, «  gagner les coeurs et les esprits  », est omniprésente dans les doctrines contre-insurrectionnelles contemporaines. Lire à ce sujet Christian Olsson, «  De la pacification coloniale aux opérations extérieures. Retour sur la généalogie “des cœurs et des esprits” dans la pensée militaire contemporaine  », Centre d’études et de recherches internationales Sciences Po, 2012.

2Lettre au commandant Reibell, in Hubert Lyautey, Vers le Maroc, Lettres du Sud-Oranais, 1903-1906.

3Lire Jean-Yves Puyo, «  Une application du “rôle social de l’officier” (Lyautey) : les services du contrôle politique dans le Protectorat français au Maroc (1912-1926)  », Les Études sociales n°156, 2012/2.

4Judith Brouste, Pierre Brullé, L’Appel du Sahara, éditions Place des Victoires, 2011.

5«  Nous ne pouvons pas être bonapartistes, à cause de l’assassinat du duc d’Enghien. Nous ne pouvons pas être orléanistes, à cause de l’assassinat de Louis XVI. Nous ne pouvons pas être républicains, parce qu’aucun homme ne peut appartenir à ce parti. Donc nous ne pouvons être que légitimistes  », écrivait-il (cité in Arnaud Teyssier, Lyautey, Tempus, 2009).

6Les interventions lors de ce colloque ont été réunies dans un numéro spécial de la revue Réflexions tactiques, intitulé «  Affronter les nouvelles formes de conflictualité. De nouveaux défis pour les forces terrestres  », DCEF, juin 2016.

7Grégory Daho, «  L’érosion des tabous algériens. Une autre explication de la transformation des organisations militaires en France  », Presses de Sciences Po, Revue française de science politique, 2014.

8Lire à ce sujet «  De Galula à Petraeus, l’héritage français dans la pensée américaine de la contre-insurrection  », Cahier de la recherche doctrinale, Centre de doctrine et d’emploi des forces, mai 2009. Lire également David Galula, Pacification in Algeria, 1956-1958, Santa Monica, RAND Corporation, 2006. Dans ses mémoires sur l’Algérie rédigées en anglais, le Français David Galula insiste sur l’influence de la guerre psychologique et sur l’importance de façonner les perceptions locales et de s’insérer au sein des populations locales.

9Michael Shurkin, «  L’intervention française au Sahel et l’évolution de la doctrine decontre-insurrection  », étude n°90, Irsem, novembre 2021.

10Paul Lacombe, «  Guerre au milieu des populations ou guerre au milieu des peuples  ?  », Revue militaire générale n°55, 2019.

11Niagalé Bagayoko, Afrique : les stratégies française et américaine, publiée chez L’Harmattan en 2003.

12Lire à ce sujet Léonard Colomba-Petteng, «  Les dilemmes des armées françaises au Sahel. Une mise en perspective des débats sur la transformation de l’opération Barkhane  », Afrique contemporaine 2020/1 n° 271-272.

13Grégory Daho, La transformation des armées. Enquête sur les relations civilo-militaires en France, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2016.

14Lire notamment Julie d’Andurain, «  La méthode Lyautey  », Inflexions n°41, 2019/2.

15Revue militaire générale 54/2019.

16Christian Olsson, «  De la pacification coloniale aux opérations extérieures. Retour sur la généalogie “des cœurs et des esprits” dans la pensée militaire contemporaine  », Centre d’études et de recherches internationales Sciences Po, 2012.

17Douglas Porch, The Conquest of Morocco : The Bizarre History of France’s Last Great Adventure, the Long Struggle to Subdue a Medieval Kingdom by Intrigue and Force of Arms, 1903-1914, Farrar, Straus & Giroux, New York, 1982.