En Afrique, la guerre des drones (5/5)

Les effets de la « dronisation » de la guerre au Sahel

Bonnes feuilles · En 2019, la France mène ses premières frappes de drone dans le ciel sahélien. Cette nouvelle arme suscite la crainte des populations civiles autant que des combattants djihadistes. Elle signe aussi la prééminence du paradigme de l’antiterrorisme sur celui de la contre-insurrection.

Un drone Reaper de l’armée française utilisé au Sahel durant l’opération Barkhane.
© État-major des armées

Ce texte est un extrait du livre Le Mirage sahélien. La France en guerre en Afrique : Serval, Barkhane et après ?, écrit par Rémi Carayol (membre du comité éditorial d’Afrique XXI) et publié à La Découverte en 2023.
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Dans son livre La Théorie du drone (La Fabrique, 2013), le philosophe Grégoire Chamayou pose [des] questions qui auraient pu être discutées sur la place publique [en France]. La hiérarchie militaire et les partisans des drones armés ne manquent jamais une occasion de délégitimer son travail : il ne connaîtrait rien au fonctionnement des armées et développerait une réflexion hors-sol, déplorent-ils. Peut-être. Mais c’est en philosophe qu’il s’exprime, et non en stratège militaire. Lui dénier ce droit, c’est estimer que les intellectuels, et plus largement les citoyens, n’ont pas leur mot à dire quant aux méthodes employées en leur nom par les forces armées.

Or que dénonce Grégoire Chamayou ? D’abord, que, « à l’aune des catégories classiques, le drone apparaît comme l’arme du lâche ». Cette expression est intéressante : c’est précisément celle employée par [la ministre française des Armées] Florence Parly en janvier 2021, quelques jours après la mort de cinq soldats français, tous tués par l’explosion d’une mine au passage de leur convoi – trois le 28 décembre dans le centre du Mali et deux le 2 janvier dans l’est. « Les terroristes utilisent l’arme des lâches, ces engins explosifs improvisés glissés sous le sable du désert ou sur les axes routiers et qui se déclenchent indifféremment au passage des militaires français ou des véhicules civils comme on l’a vu ces derniers jours », avait-elle déclaré dans Le Parisien. Ce à quoi le journaliste de L’Opinion spécialisé dans les questions militaires, Jean-Dominique Merchet, avait répliqué sur Twitter : « Chère @florence_parly, croyez-vous vraiment que lancer une bombe depuis un drone sur des types en moto, c’est moins “lâche” qu’un engin explosif improvisé [IED] ? La guerre n’est jamais belle. Pas besoin d’insulter ses ennemis. »

Sur son blog, il avait développé son raisonnement. « Sauf à imaginer que la guerre se résume [à] un affrontement d’égal à égal avec des règles chevaleresques, on a du mal à comprendre en quoi l’usage d’IED est “lâche”. [...] Arme non discriminante, l’IED est fondamentalement une arme de pauvre », rappelait-il. Et il faisait de nouveau le parallèle avec les drones  : « Dans la plupart des pays où opèrent les drones (Afghanistan, Gaza, Pakistan, Yémen, Somalie, Mali, Syrie...), les populations locales les considèrent généralement comme amorales. [...] Dans des populations habitées par une culture virile de la guerre, l’usage des drones est considéré à la fois comme celles d’Occidentaux lâches et simplement forts de leur argent. »

Grégoire Chamayou cite d’ailleurs un major général de l’Air Force, Charles Dunlap, selon qui « le pouvoir aérien de précision américain est analogue (à une échelle bien plus vaste et plus efficace) aux effets que les insurgés essaient de produire [...] au moyen d’engins explosifs improvisés ». On ne saurait dire les choses plus clairement, estime Chamayou. Sur le plan tactique, les frappes de drones équivalent à des campagnes d’attentats à la bombe  : « Ce sont les armes d’un terrorisme d’État. »

La continuation de politiques coloniales

Et pourtant, cela « n’empêche pas [l]es partisans [des drones armés] de la proclamer l’arme la plus éthique que l’humanité ait jamais connue. [...] Le drone, disent-ils, est l’arme humanitaire par excellence », au prétexte qu’il éviterait les dommages collatéraux. L’expérience américaine démontre tout le contraire. Au passage, Chamayou rappelle que cette doctrine du « contrôle par les airs » a des origines coloniales (comme l’opération Serval/Barkhane). Il cite cette tribune de David Kilcullen et Andrew Mac Donald Exum appelant à un moratoire sur les frappes de drones au Pakistan, publiée dans le New York Times en 2009. « La stratégie du drone est similaire aux bombardements aériens français dans les campagnes algériennes dans les années 1950 et aux méthodes de “contrôle par les airs” employées par les Britanniques dans les années 1920 au-dessus de ce qui constitue à présent les zones tribales pakistanaises. Ce phénomène de résonance historique [...] encourage les populations des zones tribales à voir dans les attaques de drones la continuation de politiques coloniales », dénonçaient-ils. Or cette stratégie n’a fait, à l’époque, que pousser les civils des zones bombardées dans les bras des insurgés, rappelle l’auteur de La Théorie du drone.

Dans une étude publiée en avril 2016 par l’Oxford Research Group, trois chercheurs constatent que l’usage de drones armés au Pakistan et en Afghanistan a eu « des conséquences profondes » pour les populations au sol. Il a « changé les pratiques culturelles et provoqué des troubles psychologiques », notent-ils. Parmi ces troubles : anxiété, insomnie, paranoïa... En travaillant sur ce sujet quelques mois après le début des frappes de drones au Sahel, à l’automne 2020, j’ai recueilli des témoignages similaires.

Un spécialiste du centre du Mali, qui s’y rend régulièrement dans le cadre de ses missions pour une ONG, avait alors constaté une crainte naissante. « La peur des populations a décuplé depuis l’utilisation des drones armés, témoignait-il. Avant, lorsque les djihadistes venaient dans un village, au marché ou au puits, ils attiraient une foule de curieux. Maintenant, les civils les évitent, car ils savent que les drones peuvent frapper à tout moment. Mais les djihadistes en sont conscients et ils font en sorte d’être souvent au contact des populations dans le but de s’en servir comme de boucliers humains. » Autre nouveauté : « Avant, lorsqu’il y avait une frappe quelque part, les populations voisines s’y rendaient dans les heures qui suivaient afin d’enterrer les personnes tuées, selon la tradition. Elles n’avaient rien à craindre. Mais, aujourd’hui, elles n’y vont plus, de peur d’être elles aussi victimes des bombes françaises. Elles savent qu’un drone peut rester sur place après une frappe. »

À la même époque, le chef d’un village de l’Est du Mali avec qui je m’entretenais au téléphone avouait son inquiétude : « Les avions, on les entend venir. Mais les drones, on ne les voit pas, on ne les entend pas, on ne sait pas d’où ils sortent. Ils représentent une menace permanente. »

La prééminence du paradigme de l’antiterrorisme

Les détracteurs de Chamayou affirment qu’il commet une erreur majeure en prenant l’exemple américain et en le généralisant. C’est notamment ce qu’écrivait en 2013 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, le directeur de l’Irsem [...] qui est, en France, un des défenseurs les plus ardents des drones armés. « Le reproche le plus fondamental qu’on puisse faire à la Théorie du drone de Chamayou est qu’elle se trompe de cible, ou est mal intitulée, indiquait-il. Car ce n’est pas un livre sur, ou même contre, le drone. C’est un livre contre la politique américaine d’élimination ciblée, dont le drone est un moyen. Cette confusion est classique : si le drone fait aujourd’hui l’objet d’un débat houleux, c’est largement à cause de son emploi par la CIA au Waziristân et, dans une moindre mesure, au Yémen et en Somalie. »

La courte expérience française au Sahel démontre pourtant que la théorie du philosophe est également applicable à l’armée française. Car que conclut Chamayou ? Que la « dronisation » des opérations militaires signe la prééminence du paradigme de l’antiterrorisme sur celui de la contre-insurrection. Et que cela a des conséquences importantes :

Les cibles ne sont plus des adversaires politiques à combattre, mais des criminels à appréhender ou à éliminer. [...] Là où la stratégie contre-insurrectionnelle implique, outre la force brute, compromis, action diplomatique, pressions et accords sous la contrainte, l’anti‐terrorisme exclut tout traitement politique du conflit. « On ne négocie pas avec des terroristes » est le mot d’ordre d’une pensée radicalement a-stratégique. La chasse à l’homme dronisée représente le triomphe, à la fois pratique et doctrinal, de l’antiterrorisme sur la contre-insurrection. Dans cette logique, le décompte des morts, la liste des trophées de chasse, se substitue à l’évaluation stratégique des effets politiques de la violence armée. Les succès se font statistiques. Leur évaluation se déconnecte de leurs effets réels sur le terrain.

C’est aussi ce que dénonçait en 2018 le général à la retraite Vincent Desportes (pas vraiment un pacifiste radical). Selon lui, la guerre à distance est un « leurre », qui produit un effet militaire mais pas d’effet politique. Et c’est exactement ce que l’on a pu constater au Sahel ces dernières années.

En France, un sujet « trop sensible »

Les Français en sont-ils conscients ? S’ils étaient informés, seraient-ils d’accord pour que l’armée emploie ce genre de méthodes ? Peut-être, mais on ne le sait pas, puisque personne ne leur a demandé leur avis. Il y a bien ce sondage réalisé par l’institut Ifop pour le ministère de la Défense en mai 2017. À la question : « À l’instar des États-Unis, pensez-vous qu’il faille que le ministère de la Défense envisage d’armer ses drones aériens, permettant par ce moyen de frapper des objectifs clairement identifiés ? », 66 % des sondés ont répondu positivement. Outre que ce genre de sondage pose des questions sur le degré d’information des sondés, cela semble un peu léger pour en arriver à la conclusion que les Français sont favorables à l’armement des drones.

À défaut de débats, des enquêtes plus poussées auraient pu être réalisées. Mais, pour cela, il aurait fallu une volonté des dirigeants politiques et militaires qu’ils n’avaient pas. Dans un rapport consacré aux « aspects juridiques et éthiques des frappes à distance sur cibles humaines stratégiques », et notamment au « niveau d’acceptabilité de ce type d’action », copublié en mars 2014 par le ministère de la Défense et l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), on apprend ainsi qu’aucune enquête d’opinion, durant cette étude, n’a été menée auprès de la population française au sujet des drones armés, pour deux raisons très légères : d’abord « parce qu’il n’est guère possible en six mois, avec des moyens réduits, de mener une telle enquête » ; ensuite parce que « le sujet est sans doute trop sensible pour prendre le risque d’aller recueillir les appréciations auprès d’un échantillon massif de citoyens sans déclencher des réactions éventuellement hostiles ». Autrement dit : les Français pourraient y être opposés et cela demanderait du temps et de l’argent, mieux vaut donc ne pas leur demander leur avis...

Les auteurs de l’étude ont donc trouvé plus confortable d’enquêter auprès des « prescripteurs d’opinion » : les partis politiques, les journalistes spécialisés « défense », les responsables religieux et les organisations de défense des droits humains. Mais la plupart ont refusé de se prononcer.

Cette étude est tout de même intéressante. Voici notamment ce qu’elle indique : « Même si la politique américaine est l’objet de la condamnation médiatique, il semble évident que les opérations que les forces armées françaises pourraient mener à l’avenir avec des outils similaires risquent d’être assimilées à celles des États-Unis [...] et frappées du même opprobre si les armées ne mettent pas en place un certain nombre de mesures d’accompagnement de leur action. » Parmi ces mesures figurent le renforcement du contrôle sur la prise de décision concernant l’utilisation de drones armés, « une information du Parlement a posteriori et à huis clos » ou encore « une communication à destination du grand public afin de couper court aux fantasmes ». Rien de tout cela n’a été mis en œuvre.

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