En Afrique, la guerre des drones (3/5)

Un mimétisme lourd de conséquences

Les drones, mais aussi les avions et les hélicoptères que s’arrachent les armées africaines depuis quelques années ne sont généralement pas construits sur le continent. Ils sont importés, de même que les stratégies militaires qu’ils sont censés servir, sans égards pour les populations civiles.

Hélicoptères états-uniens MD-530F acquis par le Kenya. Comme pour les drones, la plupart des moyens aériens en Afrique sont fabriqués hors du continent.
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(Suite de l’article : « Les drones, une histoire coloniale »)

La normalisation du recours aux moyens aériens, en Afrique notamment, découle du fait qu’il existe une industrie et un marché de l’armement capables de produire et de vendre des avions, des hélicoptères, des drones armés, des roquettes ou encore des mitrailleuses. Pour le dire autrement, cette normalisation repose sur la disponibilité des instruments. Dans le cas qui nous occupe, il faut constater que, à quelques exceptions près, les moyens aériens des armées africaines ne sont pas produits sur le continent. Les États africains importent donc des moyens aériens qui matérialisent des conceptions opérationnelles développées dans le contexte du « présent colonial »1.

Cela est par exemple attesté par le fait que, depuis 2014, le Pentagone a aidé le Cameroun, le Kenya, la Mauritanie, le Niger et la Tunisie à acquérir des Cessna 208B Grand Caravan EX dotés de moyens de surveillance électronique afin de lutter contre le « terrorisme ». Cela est aussi attesté par les acquisitions par le Nigeria des avions états-uniens Embraer Super Tucano, destinés à la lutte contre-insurrectionnelle2. On notera au passage que des exemplaires de cet appareil ont aussi été livrés à l’armée afghane contre les Talibans. Des hélicoptères armés MD-530F ont par ailleurs été fournis au Kenya. La première version de ces hélicoptères a servi, au sein des forces états-uniennes, lors de la guerre du Vietnam (1955-1975). Ils ont aussi été employés par l’armée afghane contre les Talibans. Le Nigeria a récemment commandé des machines de ce type ainsi que des hélicoptères AH-1Z états-uniens. Le AH-1Z est, lui aussi, une version modernisée d’un hélicoptère utilisé lors de la guerre du Vietnam.

L’armée nigériane emploie en outre des hélicoptères armés italo-britanniques Leonardo AW-109 dans ses opérations contre-insurrectionnelles. Elle a récemment reçu des hélicoptères armés T-129 ATAK, des appareils turcs de conception italienne. Les forces aériennes marocaines sont quant à elle équipées de chasseurs-bombardiers F-16 fabriqués aux États-Unis et notamment employés dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme » – la maintenance de ces appareils est assurée par une société belge, Sabena Aerospace Technologies. Les forces marocaines ont aussi commandé des hélicoptères de combat AH-64, également fabriqués aux États-Unis et qui ont beaucoup été utilisés par les forces israéliennes. L’Égypte, elle, dispose de chasseurs-bombardiers états-uniens F-16 et de Rafale français. De leur côté, les forces aériennes camerounaises et nigérianes sont encore dotées de vieux appareils français Alpha Jet.

Une importation massive d’armes

L’industrie sud-africaine produit elle aussi des hélicoptères armés (des Denel AH2 Rooivalk, qui ont été employés au sein de la Monusco contre des membres du M23 en RDC). Pour le développement de ces machines, qui a commencé à l’époque de l’apartheid, l’industrie sud-africaine s’est notamment inspirée du fonctionnement d’hélicoptères français. Le fabricant propose d’ailleurs d’équiper ces hélicoptères de roquettes de la société française Thales. Ainsi, beaucoup d’avions et d’hélicoptères de combat en service dans les armées africaines ont été conçus par des puissances habituées à user de la force dans le Sud global.

Il est par ailleurs vrai que l’on retrouve dans les arsenaux africains de nombreux avions et hélicoptères provenant de Chine ou de Russie3. Cette situation ne s’explique cependant plus par des préférences idéologiques, comme lors de la Guerre froide. La Chine et la Russie tirent leur épingle du jeu en se positionnant sur le créneau des équipements « low cost ». Pour certains États aux budgets limités, les appareils chinois et russes sont donc des substituts aux machines plus coûteuses vendues par l’industrie européenne ou états-unienne. L’acquisition d’aéronefs russes peut toutefois, en certaines circonstances, profiter à des sociétés européennes qui se chargent de la maintenance. Pour l’ensemble de ces raisons, l’acquisition d’appareils chinois et russes ne semble pas non plus déconnectée du « présent colonial ». De surcroît, ces éléments montrent que, sur le plan économique, la violence profite à des entreprises qui ne sont pas basées sur le continent africain.

Enfin, il faut évoquer le cas des drones, des machines dont l’usage s’est popularisé dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme ». En 2013, les forces armées égyptiennes, libyennes, nigérianes et tunisiennes sont les premières à acquérir des drones. Leur emploi sur le continent se généralise rapidement. Le Cameroun, la Mauritanie, le Niger et le Maroc en achètent à leur tour. Il faut noter que les armées africaines emploient surtout des drones israéliens ainsi que des drones chinois et turcs, moins coûteux. Le Maroc emploie par exemple des drones Heron 1 français de conception israélienne, des machines qui ont été utilisées au Sahara occidental – le Maroc dispose aussi de quatre drones états-uniens Sea Guardian. Les drones chinois armés Win Loong équipent l’Armée nationale libyenne ainsi que les forces égyptiennes et nigérianes. Ces appareils sont parfois considérés comme une copie des drones états-uniens Reaper.

Les drones Bayraktar BT-2, de fabrication turque, sont utilisés par l’Algérie, le Burkina Faso, l’Éthiopie, le Gouvernement d’unité national en Libye, le Mali, le Maroc, le Niger, le Nigeria, le Rwanda, le Togo et la Somalie. L’achat des appareils turcs est perçu par certains de ces États comme un moyen de s’autonomiser vis-à-vis des fournisseurs d’armes français4. Il ne faut cependant pas perdre de vue le fait que les constructeurs de drones turcs se sont inspirés de l’industrie israélienne5. Au surplus, les drones turcs contiendraient des composants, notamment optiques, allemands et/ou états-uniens6. À leur manière, ces appareils turcs font aussi vivre le « présent colonial ».

Une insécurité réelle

Par-delà les fantasmes technostratégiques entretenus par les images aériennes de destruction, le recours aux moyens aériens par plusieurs États africains génère une insécurité bien réelle. Celle-ci résulte pour partie de l’absence de respect des normes internationales.

Le cas de l’Égypte l’illustre. En 2017, après un attentat contre des membres de la communauté copte, les forces aériennes égyptiennes ont mené des attaques en Libye, pays d’où provenait les assaillants. Les autorités égyptiennes ont invoqué le principe de la légitime défense. Elles ont également mentionné le fait que, selon elles, les Libyens les avaient invitées à intervenir. Dans les faits, les Égyptiens ont agi à la demande de l’Armée nationale libyenne (ANL), un groupe rebelle non reconnu par l’ONU. Les attaques égyptiennes en territoire libyen ont ciblé des milices opposées à l’ANL. Il est donc difficile de considérer que les Égyptiens agissaient en état de légitime défense. Leur action avait pour objectif de soutenir une milice alliée, probablement en violation du droit international7.

On peut aussi évoquer ici le cas de l’opération Sirli durant laquelle un appareil français d’observation, à bord duquel se trouvaient des agents de la Direction du renseignement militaire (DRM), a été employé pour surveiller le désert à l’ouest de l’Égypte. Cet appareil devait servir à renseigner les forces égyptiennes à propos d’éventuelles menaces terroristes. Dans les faits, les forces égyptiennes auraient essentiellement usé de ce dispositif pour tuer des trafiquants. Pour le dire autrement, cette opération a consisté à mener des exécutions extrajudiciaires avec l’aide de moyens aériens français. Par ailleurs, l’Égypte est également impliquée dans une brutale campagne contre-insurrectionnelle dans le nord du Sinaï. Dans cette campagne, critiquée par les défenseurs des droits humains, elle fait aussi usage de moyens aériens, dont des drones, depuis 2016.

En matière de non-respect du droit international, il convient aussi d’évoquer le cas du Maroc. Cet État occupe de manière illicite le Sahara occidental. Dans le cadre de cette occupation, il emploie notamment des drones armés contre la résistance sahraouie8. Selon Rosa Moussaoui, « le quadrillage des zones sous contrôle du Front Polisario par [des drones] a eu pour effet de vider les territoires libérés des nomades qui y vivaient : les drones prennent pour cibles les humains comme les bêtes, et, depuis 2021, 170 civils ont été touchés par leurs tirs, dont 86 mortellement »9. La journaliste souligne le fait que le Maroc met en œuvre dans cette région une politique sécuritaire coloniale inspirée par ce que fait l’État israélien en Palestine. Enfin, on peut évoquer le cas du Rwanda, qui aurait attaqué avec des drones l’aéroport de Goma, en République démocratique du Congo, en février 202410.

(À suivre)

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1On peut donc parler, à ce propos, de mimétisme. Lire Arjun Appadurai, « Introduction : marchandises et politique de la valeur », dans Arjun Appadurai (dir.), La Vie sociale des choses. Les marchandises dans une perspective culturelle, Les Presses du réel, 2020.

2Les forces armées de l’Angola, du Burkina Faso, du Cameroun, de la Mauritanie et de la Tunisie sont également équipées de ces appareils. Mais ces États les ont achetés directement au fabricant brésilien Embraer.

3Le Nigeria s’est aussi procuré des chasseurs-bombardiers JF-17 pakistanais mais de conception chinoise.

4« Turkey’s Bayraktar TB2 drone : Why African states are buying them », BBC, 25 août 2022.

5Léo Péria-Peigné, « TB2 Bayrakatar. Big Strategy for a Little Drone », Briefing de l’Ifri, 17 avril 2023.

6Plus précisément, les drones turcs contiendraient des composants états-uniens fabriqués au Canada et allemands produits en Afrique du Sud. Afin de contourner la réglementation allemande sur les exportation d’armes, les industriels de cet État produisent et vendent du matériel à partir de l’Afrique du Sud. Lena Masri et Amina Ismail, « Western firms have supplied critical components for Turkish drones », Reuters, 10 octobre 2023.

7Daley J. Birkett, « Another Hole in the Wall ? Evaluating the Legality of Egypt’s 2017 Airstrikes Against Non-State Targets in Libya Under the Jus ad Bellum », Netherlands International Law Review, vol. 69, n° 1, 2022. Notons par ailleurs que des appareils Mirage émiratis ont été utilisés pour soutenir l’ANL, et que des sociétés françaises ont continué d’assurer leur maintenance.

8« Sahara occidental : un chef du Polisario et trois soldats sahraouis tués par un drone marocain », Le Figaro et AFP, 2 septembre 2023.

9Rosa Moussaoui, « Sahara occidental : comment Israël exporte son savoir-faire colonial au Maroc », L’Humanité, 19 mars 2024.

10« RDC : bombe sur l’aéroport de Goma, l’armée congolaise accuse le Rwanda », RTBF.be, 17 février 2024.