En Afrique, la guerre des drones (2/5)

Les drones, une histoire coloniale

Depuis plusieurs années, les drones armés se sont multipliés sur le continent. Les armées africaines se les arrachent, notamment pour faire face aux insurrections djihadistes, au grand dam des populations civiles, qui en sont les principales victimes. Ce faisant, elles se sont appropriées des techniques et une pensée stratégique développées durant la conquête coloniale.

L'image montre un bâtiment sévèrement endommagé, probablement à la suite d'un tremblement de terre ou d'une catastrophe. La façade du bâtiment est partiellement effondrée, révélant des murs fissurés et des fenêtres brisées. Des débris sont éparpillés autour, créant un paysage chaotique. Au premier plan, on peut voir un groupe de personnes qui semblent examiner les dégâts, échangeant probablement leurs impressions. L'environnement est empreint d'une atmosphère de désolation, illustrant les conséquences d'un événement tragique sur l'architecture et la communauté environnante.
Le palais du sultan de Zanzibar, après un bombardement britannique, le 27 août 1896.
DR

Le 4 décembre 2023, le journal nigérian The Cable publie sur son site Internet un article à propos d’une attaque de la force aérienne nigériane dans la région de Kaduna, la veille à 21 heures1. L’autrice de l’article, Maryam Abdullahi, souligne que l’on dispose, au moment de la publication, d’informations incomplètes sur ce qu’il s’est passé. On suspecte néanmoins qu’un avion de la force aérienne a lancé une bombe sur une fête religieuse. L’attaque aurait provoqué des morts parmi les personnes présentes pour l’événement. Un porte-parole militaire cité par la journaliste indique qu’aucun aéronef de la force aérienne n’a tué de civils dans la région de Kaduna. Il précise par ailleurs que la force aérienne n’a mené aucune opération dans cette même région lors des dernières vingt-quatre heures. Enfin, le porte-parole fait remarquer à la presse qu’elle a l’obligation de vérifier correctement ses informations avant de les publier.

Dans les jours qui suivent, la presse nigériane et internationale donne des précisions sur ce qu’il s’est passé. L’action militaire est confirmée. Elle a consisté en deux attaques de drones, espacées de trente minutes environ, visant des « bandits ». La seconde attaque ciblait des personnes qui prenaient en charge des victimes de la première attaque. On estime que ces deux attaques ont causé la mort d’au moins 85 civils – certaines sources évoquent 120 morts – et en a blessé une soixantaine. Le nombre précis de victimes est difficile à déterminer, les corps ayant été enterrés dans deux fosses communes2. La presse annonce aussi que les forces armées auraient fait pression sur les populations pour qu’elles ne parlent pas aux journalistes.

Devant l’étendue des conséquences, les autorités politiques promettent une enquête. Des paiements de condoléances et des investissements dans les infrastructures municipales ont été promis par des hommes politiques après l’attaque.

Les forces nigérianes ont commis plusieurs « accidents » de ce type depuis 2014. Pourtant, le Nigeria cherche à renforcer son potentiel aérien en acquérant de nouveaux appareils. Il n’est au demeurant pas le seul État africain à faire confiance aux outils de la « puissance aérienne » pour lutter contre des groupes armés. Ces dernières années, le Burkina Faso, le Cameroun, l’Égypte, le Kenya, le Maroc ou encore le Niger ont en effet employé des drones, des avions de combat ou d’attaque au sol ou des hélicoptères armés lors d’opérations. Ces opérations se sont parfois soldées par des morts de civils. Comment le recours à ces appareils au sein de ces États africains s’est-il normalisé ? De quoi cette normalisation est-elle l’expression ? Que produit-elle ?

La guerre des images

Sur le site Internet des forces aériennes du Nigeria sont postées des vidéos. L’une d’elles porte sur une opération, « Green Sweep 3 », qui s’est déroulée en 2019. Elle est composée d’images aériennes. Des traits de couleur sur l’écran indiquent que les images de la vidéo ont été capturées par des instruments de visée. Sur certains plans, on aperçoit des individus qui se déplacent. D’autres montrent des explosions, des panaches de fumée ou des roquettes se dirigeant vers le sol. Les attaques filmées dans la vidéo ont lieu dans des zones boisées ou à proximité de bâtiments. Des images d’attaques aériennes sont également visibles dans les publications de la page Facebook Nigerian Air Force HQ. Sur une de ces publications, postée le 12 novembre 2023, on peut lire : « No hiding place for terrorists in the northeast as air strikes continue to deny them freedom of movement » Les terroristes ne peuvent plus se cacher dans le nord-est du pays, les frappes aériennes continuant à les priver de leur liberté de mouvement »). Ce message renvoie sans conteste au régime cynégétique, bien analysé par le philosophe Grégoire Chamayou, de la lutte contre le terrorisme3.

Une autre publication, datée du 2 octobre 2023 et illustrée d’une photo aérienne, est accompagnée d’un message tout aussi explicite : « Terrorists in Tumbun Fulani and Tumbun Shitu at receiving end of [Nigerian Air Force] firepower » (« Les terroristes de Tumbun Fulani et de Tumbun Shitu reçoivent la puissance de feu [de l’armée de l’air nigériane] »). Des publications, postées les 17 septembre et 27 août 2023, aussi agrémentées de photos aériennes, représentent quant à elles des attaques contre des voleurs de pétrole. Il est à noter que des images aériennes d’attaques menées par les forces d’autres États africains ont aussi circulé dans les médias et sur les réseaux sociaux ces dernières années. Des films représentant des opérations des forces aériennes d’Égypte et du Maroc ont par exemple été diffusées dans les médias de ces États. En novembre 2023, la Radiodiffusion Télévision du Burkina Faso a aussi diffusé des images aériennes d’une attaque de drones burkinabè contre des « terroristes ». Des images aériennes nigériennes et maliennes ont également été postées sur Internet en janvier et février 2024.

Ces images constituent un régime scopique qui place celui ou celle qui les regarde à la place d’un tireur4. Ce régime ne vient pas de nulle part. Les images et les vidéos aériennes de destruction se sont en fait banalisées dans le contexte des opérations menées par les États-Unis depuis le début de la « guerre contre le terrorisme », en 2001 (après les attentats du 11 septembre), notamment avec l’usage des drones armés – il est vrai que l’on pourrait faire remonter ses origines plus lointaines à la guerre du Golfe de 1991, lorsque la chaîne de télévision états-unienne CNN a commencé à diffuser des films tournés à partir de missiles ou de bombes guidées.

Les militaires états-uniens ont même pris l’habitude de parler de « Kill TV » et de « Predator Porn » (Predator étant le nom d’un drone armé) pour désigner les vidéos tournées à partir des drones et qui sont projetées sur des écrans dans leurs installations5. Ces mêmes images ont aussi été popularisées par les films guerriers contemporains, comme Good Kill ou Eye in the Sky. Elles réifient les individus visés, les transformant en objets à détruire, et donnent à penser que les exécutions n’ont pas de coût humain. Il s’agit sans conteste d’un régime aux effets déshumanisants.

L’Afrique vue comme un champ de tir

De surcroît, ce régime scopique crée l’illusion que les équipements aériens sont efficaces pour assurer la sécurité à travers l’élimination de « mauvaises personnes ». Ces images spectrales transforment la guerre en magie. Plus fondamentalement encore, sur le plan imaginaire, elles contribuent à faire de l’Afrique un continent à discipliner par l’usage des moyens aériens6. Elles légitiment donc une représentation de l’Afrique comme champ de tir – ce genre d’images a contribué à faire de même pour l’Afghanistan et le Moyen-Orient dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme ». Depuis 2001, les forces de sécurité des États-Unis et de leurs alliés ont cherché à « pacifier », c’est-à-dire à discipliner, des États et leurs populations en recourant notamment à des attaques par des chasseurs-bombardiers, des hélicoptères armés et des drones dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme ».

Cet imaginaire, qui contribue à justifier des actions violentes, s’appuie lui-même sur un régime technostratégique et sur des moyens matériels qui ont, historiquement, été développés dans le contexte colonial. L’écrivain suédois pacifiste, anticolonial et antiraciste Sven Lindqvist a souligné, dans son livre Le Siècle des bombardements (éditions Payot, 2023), ce que les techniques aériennes devaient à des expérimentations menées dans les colonies. L’auteur commence par rappeler que les fusées, avant de devenir les roquettes actuellement tirées par des aéronefs, avaient été inventées en Chine au XIIIe siècle. Les Britanniques, qui les découvrent à la fin du XVIIIe siècle, les intègrent à leur arsenal, ce que feront ensuite d’autres États européens. Les fusées sont cependant rarement utilisées lors des guerres européennes. Comme l’écrit Sven Lindqvist :

Elles sont réservées aux sauvages et aux barbares – en Algérie en 1816, en Birmanie en 1825, en Ashanti [actuel Ghana, NDLR] en 1826, en Sierra Leone en 1831, en Afghanistan en 1837-1842, en Chine en 1839-1842 et 1856-1860, contre Shimonoseki [une ville du Japon, NDLR] en 1864, en Amérique centrale en 1867, en Abyssinie [une région de la Corne de l’Afrique, NDLR] en 1868, contre les Zoulous d’Afrique du Sud en 1879, contre le Nagaland [en Inde, NDLR] en 1880, contre Alexandrie en 1882 et contre les sujets rebelles au Soudan, à Zanzibar, en Afrique orientale et occidentale en 1894 […]7.

Les colonies servent aussi de laboratoire pour la mitrailleuse. Aujourd’hui, les mitrailleuses sont notamment montées sur des canonnières volantes. Enfin, c’est au sein des colonies que les bombardements aériens sont expérimentés. Toujours selon Sven Lindqvist :

Bombarder des indigènes est considéré comme une chose naturelle. Les Italiens l’ont fait en Libye, les Français au Maroc et en Syrie, les Britanniques dans tout le Proche-Orient, en Inde et en Afrique de l’Est, et les Sud-Africains dans le Sud-Ouest africain.

Les colonies sont donc à l’origine du développement d’un régime de savoir technostratégique qui, pour le dire vite, a adapté aux moyens aériens l’ancestrale politique de la canonnière navale. Au XXe siècle, les Européens et les États-Uniens ne font plus uniquement pression sur les États du Sud global avec des navires dotés d’impressionnants canons ; ils recourent de plus en plus à des bombardiers. Les pratiques expérimentées dans les colonies finissent, comme on le sait, par arriver en Europe. Des bombardements aériens ont ainsi lieu lors de la Première Guerre mondiale (1914-1918). Pendant la guerre d’Espagne (1936-1939) et la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), les aéronefs sont employés de manière beaucoup plus systématique. Le développement colonial de la « puissance aérienne » tend alors à être oublié. Sven Lindqvist écrit à ce propos : « [C]’est Guernica qui est entré dans l’Histoire. Car Guernica se trouvait en Europe. Là où nous mourons. » Le bombardement aérien devient un marqueur de l’évolution de la guerre « à l’occidentale », ce qui ne l’empêche pas d’être massivement utilisé lors des guerres de décolonisation (en Indochine et en Malaisie, par exemple) et lors de la guerre du Vietnam (1955-1975).

Une pratique coloniale recyclée

Au cours des années 2000, les décideurs politiques et les militaires britanniques, états-uniens et israéliens réactivent un imaginaire sécuritaire colonial lors des guerres en Afghanistan, en Irak et en Palestine. Cela participe de ce que le géographe Derek Gregory a nommé, dans un ouvrage publié en 2004, « Le Présent colonial »8. Cet imaginaire va de pair avec la redécouverte des techniques coloniales dites de « pacification », qui reposent notamment sur l’usage des moyens aériens. Grâce aux aéronefs, les forces britanniques, états-uniennes et israéliennes déploient moins d’hommes au sol. Le recours à la « puissance aérienne » dans le Sud global finit ainsi par se normaliser lors d’opérations qui ont lieu en Libye, au Mali, au Pakistan, en Somalie, en Syrie ou encore au Yémen. Les armées africaines sont exposées à ce « présent colonial » lorsqu’elles opèrent avec les militaires états-uniens et français.

Ces techniques aériennes sont recyclées par les forces nigérianes lorsqu’elles luttent contre l’État islamique en Afrique de l’Ouest (Islamic State West Africa Province, Iswap), ainsi que par les forces marocaines dans le Sahara occidental, par les forces égyptiennes dans le Sinaï, par les forces kényanes qui combattent le mouvement Al-Chabab en Somalie, par les forces burkinabè contre Ansarul Islam ou encore par les forces ougandaises qui mènent des frappes sur le territoire de la République démocratique du Congo (RDC) contre les membres des Allied Democratic Forces (AFD), un groupe opposé à la politique du président Yoweri Museveni et qualifié de « terroriste ».

Les forces armées africaines contemporaines, qui usent des moyens aériens notamment à des fins contre-insurrectionnelles, se sont de fait appropriées des techniques et une pensée stratégique développées dans les colonies. Elles font vivre le « présent colonial ».

(À suivre)

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1Maryam Abdullahi, «  Air strike kills several villagers in Kaduna. NAF denies complicity  », The Cable, 4 décembre 2023. 

2Olatunji Olaigbe, «  A Tragedy in Nigeria shows the risks of cheap drone warfare  », Coda, 4 janvier 2024.

3Grégoire Chamayou, Les Chasses à l’homme, La Fabrique, 2010.

4Sur la notion de «  régime scopique  », voir : Antoine Younsi et Isaline Bergamaschi, «  Une guerre sans images  ? Cadrages médiatiques, légitimation de Serval et régime scopique militaire dans les reportages télévisés sur l’entrée en guerre au Mali  », Revue belge de droit international, n° 1-2, 2021, pp. 161-206.

5Joseba Zulaika, Hellfire from Paradise Ranch. On the Frontlines of Drone Warfare, University of California Press, 2020.

6Sur les liens entre discipline et représentations dans un contexte colonial, lire : Timothy Mitchell, Colonising Egypt, University of California Press, 1988.

7Sven Lindqvist, Le Siècle des bombardements, Payot, 2023. Voir aussi : Thomas Hippler, Le Gouvernement du ciel. Histoire globale des bombardements aériens, Les Prairies ordinaires, 2014.

8Derek Gregory, The Colonial Present, Blackwell, 2004.