Décryptage

D’où vient le terme « Sahel » ?

Cette image représente une carte topographique de l'Afrique, mettant en évidence la région du Sahel. Le Sahel est une zone de transition entre le désert du Sahara au nord et les savanes humides au sud. Sur la carte, vous pouvez observer des reliefs variés, avec des zones plus élevées et d'autres plus basses, illustrant les différences de terrain. Les rivières, les lacs et les frontières des pays sont également visibles, ce qui donne une idée des caractéristiques géographiques de cette région. Les couleurs allant du beige clair au vert indiquent les différents types de terrains, passant des dunes désertiques aux terres cultivées.
Carte représentant le «  Sahel  » sur toute la largeur du continent.
© wikimedia commons

Le Sahel, sur le plan géographique et ethnico-religieux, est une catégorie qui se déploie exclusivement au sein du contexte colonial français. En effet, ce terme n’apparaît que tardivement en anglais, et le Soudan-Khartoum, ancienne colonie britannique, qui fait partie de la même zone bio-climatique, n’est pas désignée comme faisant partie du Sahel1. L’anthropologie coloniale française reprend donc les classifications arabes antérieures, comme celles de Sahara (désert) ou de Sahel (rivage, littoral, bordure qui a aussi donné « swahili » en Afrique orientale). Cette catégorie désigne également le Sud algérien et la région de Monastir, Sousse et Mahdia, en Tunisie. L’anthropologie coloniale française reprend également l’opposition ancienne entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne « noire » puisque les voyageurs comme Ibn Battûta ou les historiens arabes, lorsqu’ils parlent du pays situé au sud du Sahara, le nomment « bilad es-sudan » ou « pays des Noirs ».

Ce terme est également repris par les lettrés « noirs » de Tombouctou comme Es-Saadi, qui écrit Tarikh es-Soudan, histoire des Noirs ou du pays des Noirs, vers 16502. Mais il n’existe pas de mention du Sahel en tant que tel, en tant que région géographique, chez les voyageurs et les chroniqueurs arabes3. […] On ne trouve pas davantage de notion de Sahel chez les voyageurs, conquérants et premiers administrateurs coloniaux des XVIIIe et XIXe siècles comme Mungo Park, René Caillié, Heinrich Barth ou Louis Faidherbe.

Un terme popularisé au début du XXe siècle

On voit apparaître la notion de Sahel pour la première fois chez Auguste Chevalier, botaniste, à l’occasion de sa mission au Soudan, au cours des années 1899-1900. Dans sa « Communication sur les zones et les provinces botaniques de l’Afrique Occidentale Française », il définit trois zones : sahélienne, soudanienne et guinéenne4. Au Congrès international de botanique de 1900, quelques mois plus tard, il précise ces divisions et décrit la végétation « sahélienne » des environs de Tombouctou. Il y apparaît que le Sahel est défini par une végétation particulière, elle-même déterminée par une pluviométrie particulière. Il s’agit donc d’une catégorisation botanico-géographique, ou bio-climatique, liée à la latitude et aux courbes de précipitations (isohyètes).

Il en va de même en Algérie et en Tunisie, où dans son journal de voyage Isabelle Eberhardt signale qu’elle entre dans le Sahel à partir de la ville de Sousse5. À la même époque, le lieutenant Desplagnes, qui explore le « plateau central nigérien » (pays dogon et alentour) au Soudan français, observe que les tribus maures Ahlouches et Meischdoufs résident dans le « Sahel » soudanais6. Enfin, le terme « Sahel » est mentionné à plusieurs reprises par l’administrateur colonial, arabisant et ethnographe Maurice Delafosse dans Haut-Sénégal Niger (l’actuel Mali) à propos des Maures et des Soninkés7. On voit donc qu’au début du XXe siècle la catégorie de Sahel a acquis droit de cité dans la littérature de voyage, d’exploration coloniale et d’ethnographie. [...]

En raison de son optique géographique, l’administrateur colonial et historien de l’Afrique Raymond Mauny (1912-1994) accorde une attention particulière à la notion de Sahel dans son opus magnum Tableau géographique de l’ouest africain au Moyen-Age8. Il y considère que l’isohyète des 300 millimètres de pluie par an sépare le Sahara septentrional du Sahel méridional. Ces deux zones sont selon lui le domaine des pasteurs berbères blancs, porteurs de voile et indépendants ou relevant parfois de façon relâchée des grands États soudanais. Il oppose à ces deux zones celle du Sahel méridional, qui s’étend selon lui entre les isohyètes 300 mm et 600 mm/an et celle qualifiée de nord-soudanaise qui avoisine au sud l’isohyète 1 000 mm/an. Ces deux dernières zones sont celles où fleurissent les grands États « noirs », depuis le Takrur médiéval jusqu’au Sénégal d’aujourd’hui, du Ghana, du Songhay, du Kanem-Bornu et des royaumes haoussa. Enfin, ces zones sont toutes dévolues à la culture du mil.

« Un toit à deux pentes »

On retrouve à peu près les mêmes considérations bioclimatiques, les descriptions ethnologiques en moins, chez Théodore Monod (1902-2000), le célèbre naturaliste qui fut directeur de l’Institut français d’Afrique noire (IFAN) à Dakar dans les années 1950. Selon lui, le Sahara est comme « un toit à deux pentes », séparant, de fait, ce qui est continu. Il voit ce désert comme une entité fermée sur elle-même, ce qui reprend d’une certaine façon le projet d’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS) telle qu’elle avait été conçue par l’administration française en 1957. Quant au Sahel, c’est une zone écoclimatique qui traverse toute l’Afrique moyenne, au nord de l’équateur, entre le désert proprement dit, c’est-à-dire le Sahara, et la savane de type soudanien. [...]

Le Sahel se présente comme une zone de transition et de contact géographique et ethnique entre le Sahara et la savane, entre les peuples blancs, les peuples rouges (les Peuls) et les peuples noirs9, entre les sédentaires et les nomades mais aussi comme une zone de séparation géographique et ethnique, reposant sur la rupture des réseaux qui traversent les différentes zones et les différentes ethnies.

Même si les Peuls ne sont pas les seuls habitants de cette zone, ils en sont l’exemple paradigmatique. Ils ne sont ni blancs ni noirs, ils parlent une langue qu’on hésite à ranger entre langues à classes, d’origine sémitique (Delafosse) et langues « nègres » ou « ouest-atlantiques » (Faidherbe). Ce sont tantôt de simples éleveurs transhumants, tantôt des bâtisseurs d’empires sédentaires (Boundou, Futa Djalon, Macina, El Hadj Omar). Ils sont enfin vus comme un facteur d’amélioration des Noirs en se métissant avec eux. Il existe donc une profonde ambiguïté des Peuls considérés comme civilisés mais en même temps craints de la part des populations agricoles sédentaires, et ils sont d’ailleurs parfois comparés aux juifs.

Un essentialisme géographique et ethnique

C’est dans l’œuvre du géographe Jean Gallais (1926-2021) que l’on trouve l’expression la plus achevée de la notion de Sahel. L’identité sahélienne est vue en effet par lui comme une sorte d’hypostase, ce qu’il nomme la « sahélité », catégorie qui combine des caractéristiques liées à la latitude avec celle des rapports entre mobilité et sédentarité, c’est-à-dire entre éleveurs nomades et paysans sédentaires. Cet essentialisme géographique se combine à un essentialisme ethnique puisque les éleveurs nomades sont avant tout des Peuls dont le comportement est dicté par une sorte d’ethos immuable, la pulaaku10. […]

Ainsi, grâce aux savants coloniaux français est créé à la fois au sud et au nord du Sahara un espace hybride promu à un grand avenir, sous le nom de Sahel. Il s’agit d’un espace longitudinal qui revêtira la forme de la progression de la conquête coloniale française depuis Dakar en direction de Djibouti, espace interrompu, au grand désespoir des conquérants français, par la défaite de Fachoda (1898) qui introduit une rupture dans cette entreprise. […] Dès lors, le Sahel a pu être séparé du Sahara alors même qu’il n’avait de sens qu’en rapport avec lui.

1Cette catégorie n’apparaît qu’en 1973, selon l’Oxford English Dictionnary (1989).

2Es-Saadi, Tarikh es-Soudan, Maisonneuve, 1981.

3Jean-Charles Ducène, «  Conceptualisation des espaces sahéliens chez les auteurs arabes du Moyen Âge  », Afriques 04 | 2013.

4Ch. Bonneuil, «  Auguste Chevalier, Savant colonial. Entre Science et empire, entre botanique et agronomie  », in Waast Roland, Petitjean P., «  Les sciences hors d’Occident au 20e siècle. 2. Les sciences coloniales : figures et institutions  », 1996.

5Isabelle Eberhardt, Notes de route, Maroc, Algérie, Tunisie, Charpentier et Fasquelle, 1908. Aujourd’hui, le Sahel est une région de Tunisie qui s’étend du golfe de Hammamet à Chebba, dans le Sud.

6Lieutenant Louis Desplagnes, Le Plateau central nigérien. Une mission archéologique et ethnologique au Soudan français, Émile Larose, 1907.

7Maurice Delafosse, Haut-Sénégal Niger, tome III, «  Les civilisations  », Larose, 1912.

8Raymond Mauny, Tableau géographique de l’Ouest africain au Moyen-Age, IFAN, 1961.

9Cette classification vient de Louis Faidherbe, cf. Jean-Loup Amselle, Vers un multiculturalisme français. L’empire de la coutume, ch. IV, «  Faidherbe : raciologue républicain  », Flammarion, 2010 (1996).

10Jean Gallais, Le Delta intérieur du Niger. Étude de géographie régionale, IFAN, 1967, 2 vol., «  Hommes du Sahel. Espaces, temps et pouvoirs  », Flammarion, 1984. Cet essentialisme est pourtant fortement mis en cause dans son article sur les groupes ethniques au Mali, «  Signification du groupe ethnique au Mali  », L’Homme, 1962, tome 2 n°2.