Depuis de nombreuses années, Armelle Mabon se bat non seulement pour que l’histoire soit dite sur le massacre de Thiaroye, mais aussi pour que justice soit rendue à ses victimes, dont on ne connaît toujours pas le nombre exact, et dont on ignore même où elles ont été inhumées. Cette longue quête semée d’embûches, au cours de laquelle elle a dû faire face non seulement au silence de l’État français, et notamment du ministère des Armées, mais aussi à la méfiance (pour ne pas dire la défiance) d’une partie de sa propre « famille » académique, et même à plusieurs coups bas, elle la raconte dans un ouvrage publié chez Le Passager clandestin en ce mois de novembre 2024 : Le Massacre de Thiaroye, 1er décembre 1944. Histoire d’un mensonge d’État.
Il ne s’agit pas seulement d’établir la vérité historique - ou du moins une partie de la vérité - sur cette tuerie commise par l’armée française sur des hommes qui revenaient d’un long calvaire en Europe : faits prisonniers par les Allemands dès le début de la Seconde guerre mondiale, ceux que l’on appelaient alors les « tirailleurs sénégalais » venaient tout juste de refouler le sol de leur continent et attendaient de toucher l’argent qui leur était dû avant de retourner dans leur village, au Sénégal ou ailleurs, lorsqu’ils ont été exécutés dans la banlieue de Dakar. Pour Armelle Mabon, ce livre doit aussi permettre de dénoncer la machination qui a permis à la France d’invisibiliser ce crime de masse pendant de nombreuses décennies, et de pointer la complicité de sa propre profession dans cette silenciation.
Une version qui « ne tient pas »
Ce livre passionnant, révoltant aussi, se décompose en trois parties. La première est consacrée à la « déconstruction du récit officiel ». Avec sa plume sans concession et une quantité considérable d’archives (publiques et privées), l’historienne détruit méticuleusement la version donnée par l’armée, « qui ne tient pas ». Évoquant une « machination » visant à « camoufler le nombre de victimes » mais aussi à « faire croire à une rébellion armée » qui, selon elle, n’a jamais existé, et même à « aboutir à la condamnation de 34 innocents via un procès mené à charge », elle soutient la thèse d’un « massacre prémédité », dont elle cherche à établir un bilan. Selon elle, ce ne sont pas 35 tirailleurs qui ont été tués ce 1er-décembre 1944 (le chiffre qui a longtemps été avancé par la France), ni même 70 (le chiffre donné par le président François Hollande en 2014, lors du 70e anniversaire du massacre), mais probablement plus de 300.
Dans la deuxième partie, Armelle Mabon, qui ne rechigne pas à se mettre en scène, décrypte la manière dont a été perpétué ce « mensonge d’État ». L’historienne se transforme dès lors en inspectrice, et même parfois en juriste, menant sa quête indice après indice, décelant les failles et multipliant les pistes. « J’ai été confrontée à une véritable omerta, m’obligeant à adopter une posture plus ou moins inédite pour une historienne, écrit-elle. C’est pourquoi ces dix dernières années ont été jalonnées de recours devant la justice administrative pour forcer l’État à mettre à disposition l’ensemble des archives, à rendre lisibles les lettres sous le caviardage, à réparer le préjudice subi par les familles. » Seule ou presque face à la machine d’État, elle ne parvient pas toujours à obtenir ce qu’elle veut, mais sa quête - outre de provoquer bien des nuits blanches du côté des tenants de la ligne officielle - permet de démontrer les faux-semblants du pouvoir politique et la gêne évidente de l’institution militaire.
Enfin, dans la troisième partie, l’historienne règle ses comptes avec certain
es collègues qui, au lieu de l’appuyer, ou simplement de lui laisser faire son travail, lui ont mis des bâtons dans les roues, préférant soutenir la thèse officielle plutôt que de l’interroger. Ce chapitre permet de questionner le rôle de la recherche, et notamment de la recherche historique. En mettant les pieds dans le plat, Armelle Mabon brise un tabou tenace, celui de la prétendue neutralité des chercheur es. Assumant d’en avoir fait un combat personnel, elle dédie d’ailleurs son enquête aux victimes de Thiaroye : « Les hommes de Thiaroye m’ont offert une vie d’une rare intensité. Peut-être que, de là où ils sont, ils regardent avec amusement cette historienne bretonne, blanche, qui a consacré une partie de sa vie à restaurer leur dignité », conclut-elle.L’extrait qui suit est tiré du premier chapitre consacré à la déconstruction du récit officiel. Il met en évidence un pan méconnu de ce massacre : la spoliation dont ont été victimes les tirailleurs de Thiaroye. (Les intertitres sont de la rédaction. Nous n’avons conservé que quelques notes. Pour les nombreuses sources avancées par Armelle Mabon pour étayer son propos, se reporter à son livre.)
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Une revendication rendue « illégitime »
« COMME EN ATTESTE LE RAPPORT MÉRAT, c’est la circulaire n° 2080 du 21 octobre 1944 émanant du ministère de la Guerre – introuvable dans les fonds d’archives – qui réglemente pour ce contingent le paiement de la solde de captivité. Elle précise qu’un quart de ce paiement doit être réglé en métropole, le reste au débarquement en Afrique. C’est pourquoi, à leur arrivée à Dakar, les rapatriés réclament logiquement les trois quarts restants1. Cette réglementation est corroborée par une note sur le rapatriement des ex-prisonniers de guerre coloniaux du 25 octobre 1944 émanant du ministère des Colonies :
Un quart des sommes dues a été versé aux tirailleurs qui doivent partir : ces versements ont été effectués en monnaie française. Il leur a été également remis un certificat attestant le montant qui leur est encore dû à leur arrivée.
Le 31 octobre 1944, le ministre des Colonies René Pleven confirme ces dispositions dans un courrier au gouverneur de l’AOF [Afrique-Occidentale française].
Le 16 novembre 1944, alors que le Circassia vient de quitter Casablanca, une modification de la réglementation sur le versement des soldes est édictée :
Par modification dispositions DE n° 2080 et 3612 TC/SA2 des 21 octobre et 4 novembre 1944 militaires indigènes coloniaux rentrés de captivité devront être payés avant rapatriement sur colonie d’origine de la totalité rappel de soldes captivité au lieu 1/4 avant embarquement et reliquat arrivée colonie destination.
Bien évidemment, cette modification ne pouvait être appliquée rétroactivement au contingent s’apprêtant à débarquer à Dakar. Mais, après le massacre, les autorités devaient trouver le moyen de rendre illégitimes les revendications sur le paiement des rappels de solde des rapatriés. Une circulaire du 4 décembre 1944, soit trois jours après le massacre, vient confirmer le télégramme du 16 novembre 1944 : « [Les soldes de captivités] seront payées [intégralement] avant le départ de la métropole. » Mais ce n’est pas tout : une note de bas de page a été insérée : « Cette mesure a déjà été appliquée au détachement parti de France le 5 novembre. » Par cette machination, les revendications sur le paiement des rappels de soldes sont devenues a posteriori illégitimes.
Si je n’avais pas mis la main sur cette circulaire, je n’aurais pas su que les autorités ont eu l’audace de faire croire qu’une modification avait été appliquée le 5 novembre 1944 alors qu’elle n’existait pas à cette date !
Supercherie d’État
Dès lors, on comprend pourquoi le général Dagnan, dans son rapport du 5 décembre 1944, fait disparaître le rappel de solde de la liste des revendications des prétendus « mutins » et écrit que la circulaire du 21 octobre 1944 n’a pas été appliquée : il fallait faire croire que les rapatriés avaient perçu, avant leur départ, la totalité de la solde. Les rapports des officiers rédigés après le massacre devaient aller dans ce sens. Ainsi, le chef du détachement des Sénégalais Quinchard, qui devait embarquer à Morlaix, sous-entend dans son rapport que tous les rappels de solde ont été versés avant l’embarquement et sur le navire. Ce chef de bataillon, qui avait renoncé à monter à bord du Circassia pour raisons de santé, a écrit son rapport le 4 décembre 1944, à la même date que la circulaire, se faisant ainsi maillon de la chaîne du mensonge d’État.
L’enquête diligentée par le ministère des Colonies et confiée à l’administrateur Louis Mérat présente les revendications comme injustifiées : « En matière de soldes, tous les ex-prisonniers avaient touché en France plus que leur dû. » Louis Mérat a rendu son rapport le 15 mars après le procès des « meneurs » qui s’est tenu le 5 mars 1945 à Dakar. Mais des failles transparaissent dans ce récit. Le commandant du Dépôt des isolés coloniaux (DIC) de Dakar évoque le détachement de Versailles dont le règlement paraît au point, celui de La Flèche qui aurait trop perçu et celui de Rennes qui n’aurait touché qu’une faible avance.
De son côté, le rapport du chef de bataillon Quinchard indique que le détachement de Rennes n’aurait rien perçu, que celui de Versailles aurait trop perçu et celui de La Flèche un peu moins que le compte. C’est pour le moins discordant, tout comme le lieu où des officiers seraient allés chercher les fonds pour régler les soldes sur le Circassia : Le Mans ou Rennes. De plus, un tel versement est démenti par un des condamnés, Kotou Diakité.
Cette supercherie ne résiste pas aux informations trouvées dans le rapport du lieutenant-colonel Siméoni, commandant le DIC de Dakar. En effet, il a averti le général Dagnan que le départ d’une fraction du contingent pour Bamako était conditionné au paiement des gros rappels de solde réclamés par les rapatriés, qui figure bien dans sa liste des affaires à régler pour chaque « prisonnier ». De même, le 12 décembre 1944, le gouverneur de l’AOF a écrit au ministre des Colonies qu’à l’avenir les soldes devraient être payées en métropole avant l’embarquement. De toute évidence, ces hommes n’ont perçu de rappels de solde ni à Dakar, ni à Morlaix, ni à Casablanca, ni sur le Circassia. Le Burkinabè Zonguo Reguema, témoin direct de la tragédie, se rappelle que, contrairement à ce qui leur avait été promis, le général leur a annoncé qu’ils ne seraient pas payés à Dakar, mais dans leur « cercle »2.
Camouflage en bande organisée
C’est bien le gouvernement provisoire du général de Gaulle qui couvre, avec cette circulaire du 4 décembre 1944, la spoliation des rappels de solde. L’administration militaire a tenté de camoufler cette supercherie en modifiant la date d’embarquement. Il arrive de lire des archives sans voir des informations importantes jusqu’à ce qu’elles finissent par vous sauter au visage.
J’ai, dans un premier temps, remarqué une erreur de date d’embarquement sur l’état signalétique des services (ESS, relevé de carrière militaire) de M’Bap Senghor puisqu’y était indiqué le 1er novembre 1944. La même erreur figure sur les ESS des victimes N’Gour N’Dour et Ibrahima N’Diaye. Possédant les extraits de service des condamnés, j’ai vu avec quelque retard, et non sans étonnement, que la date d’embarquement n’est pas informée ou fausse, avec par exemple, pour Ibou Senghor, un embarquement à Nantes le 19 novembre et un débarquement à Dakar le 22 novembre – sachant qu’il faut au moins six jours pour faire Casablanca-Dakar ! –, pour d’autres un embarquement le 1er novembre mais aussi le 11 novembre, comme pour Souleymane Doucouré ou Pierre Zoungrana, tous deux rescapés.
Il ne pouvait pas s’agir d’erreurs mais bien d’une volonté de l’administration de travestir la date d’embarquement afin que, pour ce contingent, n’apparaisse jamais la véritable date de départ depuis Morlaix, celle du 5 novembre 1944, comme le prouve le carnet de bord du Circassia. Bien des années plus tard, le ministère des Armées donnera à nouveau le 1er novembre comme date d’embarquement, tout comme l’ONaCVG [Office national des combattants et des victimes de guerre]. L’État a produit officiellement une fausse information. Car c’est bien de cela qu’il s’agit avec cette circulaire… Et, au lieu d’abroger ladite circulaire, fait en sorte que les personnes impactées par l’information fallacieuse se retrouvent exclues a posteriori du préjudice grâce à une opération de traficotage de dates sur leurs documents personnels.
Un pécule « sans intérêt »
Dans le journal de marche du DIC de Dakar de novembre 1946 apparaît un important excédent budgétaire au quatrième trimestre 1944 qui pourrait correspondre aux soldes non versées mais aussi aux primes de démobilisation. Il faut également mentionner le problème du pécule, puisque la législation de l’époque accorde aux prisonniers de guerre français une rétribution symbolique d’un franc par jour jusqu’en juin 1943, puis de quatre francs jusqu’à la Libération, soit une somme maximale (et dérisoire) de 2 758 francs3. Le mécontentement des ex-prisonniers de guerre obligera le gouvernement à revoir le montant. Ce pécule devait également être attribué aux coloniaux, ce qu’ont refusé le gouverneur général Cournarie et le général de Boisboissel :
Il est certain que l’attribution de nouveaux avantages pécuniaires aux ex-prisonniers, après leur libération, n’aurait alors aucun effet moral appréciable sur leur comportement futur. Par ailleurs, et surtout, étant donné que les militaires rapatriés sont déjà en possession, au moment de leur retour chez eux, d’un avoir considérable, l’octroi d’un pécule supplémentaire serait sans intérêt s’il s’agissait de libéralités importantes.
Un pécule de 1 000 francs leur sera quand même alloué, mais il n’est pas certain qu’ils l’aient perçu. La désobéissance ne se situe pas, ici, du côté des rapatriés, mais bien de ceux chargés de faire appliquer la réglementation, notamment pour le paiement des rappels de solde.
Le contingent arrivé à Thiaroye le 21 novembre 1944 n’est peut-être pas le seul à avoir été spolié. Une lettre datée du 24 novembre 1945 du sergent Frédéric Sérieux à sa marraine de guerre nous apprend qu’il n’a toujours pas perçu le rappel de solde, alors que son retour est postérieur à décembre 1944. Nanzegue Tuo, d’origine ivoirienne, est arrivé à Dakar quelque temps après le massacre de Thiaroye. Avec ses compagnons d’infortune, ils ont été prévenus par leurs officiers :
Donc comme on vous a dit depuis Marseille, que arrivés chez vous respectivement dans vos pays on va vous payer… Ceux arrivés au Sénégal se sont révoltés. Donc voilà pourquoi ils sont morts. Donc vous patientez ! Ici au Sénégal, nous n’avons pas d’argent à vous donner. Allez-y tranquillement dans vos pays respectifs nous allons vous payer là-bas.
Nanzegue Tuo signale que beaucoup d’entre eux n’ont jamais perçu leur solde, du fait de la malhonnêteté des autorités coloniales qui ont « mangé » leur argent. De 1953 à 1955, Souleymane Doucouré, rescapé du massacre, a réclamé le paiement de son rappel de solde avec l’appui d’André Deguin, son commandant du maquis en Mayenne. Il ne le percevra jamais. Le dol ne s’arrête pas aux soldes. Grâce à un courrier retrouvé dans les archives privées de Souleymane Doucouré, nous apprenons qu’il a également réclamé le versement de la prime de démobilisation. Son fils a saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) afin d’obtenir la fiche de démobilisation. La ministre des Armées a répondu qu’elles n’avaient pas été établies. Ce contingent d’ex-prisonniers de guerre n’a donc pas perçu la prime de démobilisation. Cet argent restera dans les caisses de l’État alors qu’il devait faciliter un retour à la vie civile. En réclamant leur dû, c’est la mort qu’ils ont obtenue. »
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1Rappelons que 315 ex-prisonniers avaient refusé de monter à bord du Circassia à Morlaix, parce que, justement, ils n’avaient rien reçu.
2Interview menée par Hervé de Williencourt en 1999. Le cercle était la plus petite unité de l’administration dans les colonies africaines de la France de 1895 à 1946 dirigée par un Européen. Un cercle était composé de plusieurs cantons, qui eux-mêmes se composaient de plusieurs villages.
3Christophe Lewin, Le retour des prisonniers de guerre français, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 189.