
ÉDITO
DISPARITIONS FORCÉES : VIOLENCE SOURNOISE ET OBSCURANTISME MONDIAL
En Tanzanie, les gens disparaissent. La Tanganyika Law Society a publié une liste de dizaines de personnes enlevées. Le premier de la liste, Kombo Mbana Twaha, chef du parti d’opposition Chadema à Handeni (à 250 kilomètres au nord de Dar es Salam), n’a pas donné signe de vie pendant vingt-neuf jours, après avoir été « capturé à son domicile » le 15 juin 2024 par des hommes en uniforme. La police a d’abord nié avant d’admettre qu’elle était à l’origine de ce rapt.
Ce pays sous-médiatisé (sinon pour ses parcs naturels) d’Afrique de l’Est n’est pas le seul, loin de là, à recourir à une pratique destinée à semer la terreur dans la population. Au Kenya, où la Gen Z proteste depuis bientôt un an contre la corruption des élites, d’abord dans la rue puis sur les réseaux sociaux, la Commission nationale des droits de l’homme a enregistré 82 cas d’enlèvements ou de disparitions forcées entre juin et décembre 2024.
En Guinée, on est toujours sans nouvelles de Foniké Mengué et Billo Bah, membres du Front national pour la défense de la constitution (FNDC), enlevés le 19 juillet 2024. Les autorités affirment, sans convaincre, qu’elles n’y sont pour rien et que les enquêtes se poursuivent. Plus récemment, Abdoul Sacko, coordinateur du Forum des forces sociales de Guinée, a été enlevé puis relâché dans un « état critique », par des hommes en armes…
Au Cameroun aussi, la pratique est courante, comme ce fût le cas avec l’assassinat du journaliste Martinez Zogo. Mais ne nous y trompons pas, le recours aux disparitions forcées existe ou a existé partout ailleurs, que ce soit en Amérique centrale (les gangs mexicains en sont familiers) et du Sud ou en Asie – combien de dissidents chinois ont brutalement disparu ?
Dans une enquête publiée en juin 2024, consacrée aux disparitions au Burkina Faso depuis l’arrivée au pouvoir,par un coup d’État d’Ibrahim Traoré, en 2022, Jeune Afrique précisait que « selon les estimations d’avocats et de défenseurs des droits humains, une trentaine de personnes n’ont plus jamais donné signe de vie après avoir été enlevées par des hommes non identifiés, sortes d’escadrons de la mort qui agissent en dehors de tout cadre légal et judiciaire ». Récemment, Idrissa Barry, du mouvement Servir et Non Se Servir (Sens) a été enlevé, après avoir dénoncé les assassinats de Peuls par l’armée burkinabé.
Les enlèvements étaient déjà répandus sous l’ère de Blaise Compaoré (balayé par un soulèvement populaire en 2014 et exfiltré par la France). Ils existaient sous la dictature de Sékou Touré en Guinée (outre les exécutions de masse), ou encore au Tchad sous Hissène Habré, condamné à la prison à perpétuité en 2016 à Dakar pour crimes contre l’humanité, viols, exécutions, esclavage et... enlèvements.
Cette répression sourde et sournoise a aussi été utilisée par l’armée française durant la guerre d’Algérie. La disparition permet de cacher les traces des exécutions sommaires et des décès sous la torture. Tant que le corps n’est pas retrouvé, le meurtre – voire l’enlèvement – ne peut être prouvé, et les autorités peuvent continuer de démentir, livrant la famille à une terrible incertitude.
Pour diverses raisons, les condamnations politiques internationales de ces pratiques sont rares – à l’exception de quelques ambassades étrangères. Là aussi, ce n’est pas nouveau, même s’il est vrai que le contexte mondial actuel est bien moins favorable qu’auparavant à la défense des droits humains , offrant une impunité supplémentaire aux auteurs de ces exactions. La brutalité de l’espace politique international, le recul général de la question des droits humains, le retour des velléités expansionnistes, les attaques contre la connaissance (monde de la recherche, journalistes), la polarisation des débats, le recul de la vérité au profits des opinions, le règne des idéologues et des nouveaux oligarques qui veulent démanteler les États de droit… L’ancien monde aussi disparaît brutalement et plonge dans les abysses. Si la nuit finit toujours par déboucher sur un nouveau jour, combien de temps durera-t-elle ?
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À LIRE
CES MASSACRES COLONIAUX QUE LA FRANCE NE VEUT (TOUJOURS) PAS VOIR
En France en 2025, toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, et certaines sont même fortement déconseillées. C’est ainsi qu’un journaliste, Jean-Michel Apathie, s’est fait suspendre de l’antenne de sa radio, RTL, pour avoir osé affirmé que la France avait commis « des centaines d’Oradour-sur-Glane en Algérie » durant la colonisation, en référence au massacre perpétré par les nazis dans ce village du centre de la France en juin 1944 (642 morts). Une affirmation soutenue par de nombreux historiens, et pas si nouvelle que cela (lire notamment les articles du site histoirecoloniale.net), mais qui est insupportable aux oreilles des révisionnistes de tout poil.
Apathie aurait pourtant pu ajouter que des « Oradour-sur-Glane », la France en a commis bien au-delà de l’Algérie : au Maroc, au Cameroun, à Madagascar, au Niger ou encore en Afrique centrale. Il aurait pu ainsi citer un ouvrage publié il y a onze ans par Le Passager clandestin dans un relatif anonymat, intitulé Le Rapport Brazza, et ressorti récemment dans un nouveau format, mais qui remonte en réalité à plus d’un siècle, puisqu’il s’agit d’un rapport officiel datant de… 1906, et dans lequel la brutalité et la barbarie des colons sont exposées au grand jour.
Rédigé par les membres d’une mission dirigée par une figure de la conquête coloniale, Pierre Savorgnan de Brazza – qui mourra sur la route du retour –, ce document avait été remis au ministre des Colonies en février 1906 avant d’être très vite enfoui dans les oubliettes les plus sombres de la république. Et pour cause : comme l’indique dans la préface l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch (celle-là même qui a exhumé ce rapport des archives du ministère de l’Outre-mer), il s’agit d’un brûlot qui met à nu les violences exercées de manière systémique par les entreprises et les administrateurs français en Afrique centrale.
À l’origine, il s’agit pourtant d’une mission on ne peut plus officielle… Depuis deux ans, une campagne internationale est menée contre les abus du « caoutchouc rouge » dans l’État indépendant du Congo alors soumis au pouvoir arbitraire du roi des Belges, Léopold II. De l’autre côté du fleuve, au Congo français, et, plus au nord, en Oubangui-Chari (l’actuelle Centrafrique), le ministère des Colonies a eu vent de quelques abus, mais il les a étouffés. À cette époque, le gouvernement français a dans l’idée que le scandale du « caoutchouc rouge » pourrait lui permettre de récupérer l’immense territoire administré par le roi des Belges.
Pour cela, « il faut démontrer que le Congo français se porte mieux que le Congo belge », explique Catherine Coquery-Vidrovitch. Mission est donc donnée à Brazza d’aller voir ce qu’il s’y passe. Mais Brazza et ses compagnons multiplient les découvertes macabres : des hommes sont exécutés, parfois par simple jeu, des femmes sont prises en otage pour faire rentrer l’impôt... Le chef de mission arrive à la conclusion que « depuis 1901, dans le territoire du Chari, l’arrestation d’otages [est] couramment pratiquée afin de contraindre les populations à payer l’impôt ou à effectuer le portage ». Et il écrit : « C’est la continuation pure et simple de la destruction des populations sous forme de réquisitions […]. Nous n’avons plus rien à envier aux Belges en matière de moyens employés pour recevoir l’impôt du caoutchouc. »
Le rapport issu de ses constatations a été censuré, et les médias de l’époque ne se sont emparés de cette affaire que durant quelques jours avant d’oublier.
À lire : Pierre Savorgnan de Brazza, Le Rapport Brazza, préface de Catherine Coquery-Vidrovitch, Le Passager clandestin, 384 pages, 14 euros.
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LES ARTICLES DE LA SEMAINE
Togo. Dans le parc Oti-Kéran, déplacés et réfugiés tentent de survivre
Reportage À la recherche de terres cultivables, de plus en plus rares dans la région des Savanes, ou chassés par l’insécurité créée par les groupes djihadistes, des centaines de déplacés se sont installés dans la réserve Oti-Kéran, dans le nord du Togo. Sur cette aire protégée et interdite, l’absence d’eau potable, d’infrastructures éducatives et sanitaires rend la vie quotidienne éprouvante.
Par Robert Kanssouguibe Douti
Ali Kony, héritier de la LRA : « Je souhaitais une autre vie »
Témoignage Dans une ville du nord de l’Ouganda s’est installé l’un des fils du célèbre seigneur de guerre Joseph Kony. Comme de nombreux autres combattants, il a fui cette rébellion formée dans les années 1980 et responsable d’innombrables exactions. Le chercheur Kristof Titeca l’a rencontré.
Par Kristof Titeca
William Adjété Wilson, l’indiscipliné
Portrait Présenté au centre Pompidou (Paris) dans l’exposition collective « Paris noir. Circulations artistiques et luttes anticoloniales, 1950-2000 », l’artiste afrodescendant publie au même moment un beau livre sur son œuvre aux éditions Gallimard. L’occasion de (re)découvrir un plasticien discret et rétif à toutes les assignations.
Par Nicolas Michel
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In English
In Gabon, ‘Oligui Nguema has been campaigning since his coup d’état’ by Joseph Tonda
Interview The transitional regime surprised everyone by announcing an early presidential election, which will take place on April 12. Brice Clotaire Oligui Nguema, who led a coup d’état against Ali Bongo in August 2023, is himself a candidate. For the past two years, a key word has driven his policy : « restoration ». The sociologist Joseph Tonda analyses the current governance and the stakes of this election.
By Michael Pauron
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