Ouganda

Ali Kony, héritier de la LRA : « Je souhaitais une autre vie »

Témoignage · Dans une ville du nord de l’Ouganda s’est installé l’un des fils du célèbre seigneur de guerre Joseph Kony. Comme de nombreux autres combattants, il a fui cette rébellion formée dans les années 1980 et responsable d’innombrables exactions. Le chercheur Kristof Titeca l’a rencontré.

Cette image montre une personne assise sur un canapé. Le fond est flou, ce qui donne une impression de mouvement. La personne porte une chemise à rayures et a les mains posées sur ses genoux. L'atmosphère de l'image est douce grâce aux couleurs chaudes du canapé et aux nuances de bleu derrière. L'ensemble crée une sensation de calme, mais le flou ajoute une dimension de mystère.
À Gulu, en 2024.
© Kristof Titeca / The New Humanitarian

Il n’y a pas si longtemps, Ali Kony, un Ougandais d’une trentaine d’années soigneusement habillé, était prêt à prendre la relève de son père, Joseph, à la tête d’un groupe armé tristement célèbre : l’Armée de résistance du Seigneur (Lord’s Resistance Army, LRA). Pourtant, un matin de l’année dernière, je le rencontre dans une ville paisible en Ouganda. Dans une petite maison, il est assis, détendu, sur un canapé beige usé. Des guirlandes de Noël roses, violettes et vertes ornent les murs. Les enfants d’Ali vont et viennent, montrant fièrement leurs devoirs à leur père. Ali a semble-t-il choisi une autre voie que celle de la LRA.

« J’ai grandi là-bas, j’ai eu des enfants là-bas, j’y ai passé tellement de temps », raconte-t-il à propos des camps de rebelles insalubres où il a vécu presque depuis sa naissance. « J’ai pensé [que je pouvais] avoir une autre vie. » Né entre le début et le milieu des années 1990, Ali était, jusqu’à récemment, l’une des figures les plus haut placées dans la LRA. Le groupe rebelle, créé dans le nord de l’Ouganda à la seconde moitié des années 1980, a passé la majeure partie des quatre dernières décennies à semer la terreur dans de vastes régions d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Est. Son chef, Joseph Kony, s’est autoproclamé « médium spirituel ».

Ali était l’un des fils les plus proches de son père et le soi-disant ministre des Affaires étrangères de la LRA. Il a aidé à négocier des accords de paix avec d’autres groupes rebelles et a échangé de l’ivoire avec des marchands venus de Chine et du Yémen. Pourtant, une vie privilégiée au sein de la LRA n’était pas ce qu’Ali désirait. Il s’est donc échappé d’un camp il y a quatre ans.

Pas plus d’une vingtaine de combattants

L’histoire de la défection d’Ali et de son retour difficile au pays est représentative de l’histoire de la LRA dans son ensemble. Au cours de la dernière décennie, des centaines de ses membres épuisés ont suivi le chemin d’Ali, abandonnant le groupe et laissant Joseph Kony avec une vingtaine de combattants tout au plus. Autrefois concentrée sur le renversement de Museveni et connue pour ses actes d’une extrême violence, la LRA a désormais une préoccupation plus prosaïques : rester en vie.

Le départ d’Ali est cependant plus déterminant que celui de ses camarades. Le fait que quelqu’un, considéré comme le successeur de Joseph Kony, quitte la LRA montre que même le cercle rapproché du leader est en train de s’effondrer. C’est le signe que l’une des insurrections rebelles les plus vieilles d’Afrique est désormais à bout de souffle. Le temps qui lui reste, cependant, demeure une énigme.

Bien que Joseph Kony vieillisse et soit souvent malade à cause de son diabète, il est toujours considéré par Ali et par d’autres rebelles actuels et anciens comme une figure messianique dotée de pouvoirs politiques et spirituels. Et si la LRA est presque vaincue, les descriptions d’Ali sur la manière dont le groupe survit démontrent à quel point ses derniers membres sont remarquablement résistants.

LRA 2.0

Ali est en Ouganda depuis près de deux ans. Sa vie en dehors de la LRA illustre également les défis auxquels sont confrontés les ex-combattants. Autrefois brigadier avec plusieurs entreprises commerciales, Ali est désormais à peine connu de la communauté locale. Ses enfants sont tombés malades à cause de la nourriture et du froid auxquels ils ne sont pas habitués. Cependant, Ali ne regrette pas sa décision d’avoir quitté le mouvement.

J’aime mon père, et j’aurais souhaité rester avec lui mais j’ai ma propre vision des choses… Je veux voir des villes, peut-être voyager dans d’autres pays où personne ne vous tire dessus ou ne veut vous arrêter.

The New Humanitarian a rencontré Ali dans une maison louée au nord de la ville ougandaise de Gulu, qui a été l’un des épicentres de la guerre contre la LRA. Les rebelles revendiquaient la protection des Acholis (Nord) contre le régime de Museveni. Mais ils se sont souvent retournés contre leur propre communauté, conduits par une idéologie messianique violente. Leur message politique a fluctué, les plaintes concernant la marginalisation des Acholis et du nord de l’Ouganda n’émergeant principalement que lors des pourparlers de paix.

Peu après le début de l’insurrection de la LRA, la violence est devenue une fin en soi. Selon l’ONU, le groupe est responsable de plus de 100 000 morts et de l’enlèvement de près de 100 000 enfants1. Ses membres ont été dépeints comme l’incarnation du mal, et les premiers mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale contre Kony et ses commandants ont été délivrés en 2005. Avec le temps, la LRA a été chassée d’Ouganda vers les États voisins. Une pression militaire accrue a fragmenté le groupe, et une loi d’amnistie en 2015 a encouragé les défections. Ses effectifs ont diminué, au point que les experts se sont mis à plaisanter sur le fait qu’il y ait plus d’analystes de la LRA que de rebelles.

Le trafic d’ivoire, « une activité florissante »

Pourtant, le groupe est resté actif, survivant dans une zone frontalière contestée, difficile d’accès (l’enclave de Kafia Kingi), entre la région du Darfour, au Soudan, et la République centrafricaine. Pour échapper à la capture, le groupe est resté mobile et a changé son modus operandi, réduisant les enlèvements et les pillages et s’appuyant plutôt sur l’agriculture et le commerce illicite.

Durant cette transition, Ali est devenu une figure centrale2 sur laquelle il existe peu de littérature. Il a cultivé des réseaux d’affaires et a intégré la LRA dans le monde souterrain du marché noir régional qui a aidé le groupe à opérer sous le radar. Son histoire est donc aussi celle de la « LRA 2.0 » – une histoire qui défie les stéréotypes médiatiques d’un groupe resté secret.

À Kafia Kingi, la base arrière de la LRA depuis 2010, Ali était impliqué3 dans l’approvisionnement en ivoire4 auprès de commerçants et de chasseurs locaux qui « tuaient les éléphants, apportaient les défenses et les vendaient ». Ali commerçait avec des marchands du monde entier. C’était, selon lui, « une activité florissante ».

Les revenus de l’ivoire étaient complétés par ceux de l’or, qu’Ali achetait sur les marchés du Darfour et revendait à des commerçants soudanais, ainsi que par ceux de la marijuana, qu’il se procurait auprès de cultivateurs locaux et recédait à de « grands hommes d’affaires ».

« Bachir » ou « César » comme surnoms

La vie avait aussi un côté plus ordinaire. Le groupe cultivait du manioc, du maïs, des haricots et des citrouilles, et gagnait de l’argent en vendant du miel aux habitants. Les abeilles étaient chassées des ruches à l’aide du feu mais aussi avec des chargeurs de lance-roquettes : « Retirez le chargeur, jetez-le dans la ruche, ça les rend ivres et inoffensives, vous pouvez même y mettre la main. » Tout en gérant les affaires, Ali affirmait également travailler en tant que ministre des Affaires étrangères de la LRA. Un rôle confirmé par d’autres anciens combattants de la LRA et qui se reflète par son arabe courant et ses divers surnoms : « Bachir », en référence au dictateur soudanais Omar al-Bachir, et « César », en référence au général romain.

Ali a déclaré que son portefeuille incluait la conclusion de pactes de non-agression avec d’autres groupes armés de la région. Certains de ces pactes comprenaient des accords commerciaux et des arrangements pour échanger des renseignements et une protection. Il les a décrits comme certaines de ses plus grandes réussites au sein de la LRA.

Bien sûr, tout n’a pas changé au sein du groupe rebelle durant cette période. Les enlèvements et les pillages avaient toujours lieu, tandis qu’Ali et d’autres avaient encore foi en Joseph Kony. Ali a affirmé que son père avait prédit le Covid-19 et avait même partagé une prémonition qui le voyait à Gulu.

Bien qu’Ali et d’autres aient aidé le groupe à se transformer et à survivre dans les zones frontalières dangereuses, la vie restait difficile. Jusqu’en 2017, la LRA était toujours traquée par les armées ougandaise et états-uniennes, et des affrontements mortels avec d’autres groupes armés étaient fréquents. Les défections étaient régulières – et même Ali envisageait déjà cette option.

Or, cannabis et chauffeur de taxi

La motivation d’Ali pour quitter le groupe était double : construire une nouvelle vie pour lui-même et ses enfants, et un conflit entre sa mère (qui vivait avec le groupe à Kafia Kingi) et son père. La nature exacte du conflit n’est pas claire, mais Ali l’a perçu comme potentiellement mortel.

Les circonstances de son évasion sont floues. Ali a déclaré que lui et sa famille (qui comprenait quatre enfants, sa femme et sa mère) s’étaient éclipsés secrètement de nuit, partant en petits groupes pour ne pas éveiller les soupçons.

La plupart des membres de la LRA qui s’échappent se rendent aux autorités locales à l’endroit où ils ont fait défection. Mais Ali et sa famille se sont rendus dans une ville du Darfour appelée Songo, à seulement 80 kilomètres du camp qu’ils avaient fui. Ali connaît bien cette ville. La découverte d’or ces dernières années a transformé cette simple zone de marché en une cité frontalière en plein essor. Dès que la LRA s’est installée à Kafia Kingi, Ali et d’autres membres s’y rendaient pour commercer.

La vie d’Ali à Songo fait écho à celle qu’il avait laissée derrière lui. Il joue les intermédiaires dans le commerce de l’or et du cannabis. Il possède des boutiques, cultive du sorgho, des arachides et des graines de sésame, et travaille même comme chauffeur de taxi.

« Museveni a dit que l’Ouganda était notre pays. »

Difficile de savoir combien de temps Ali envisageait de rester à Songo, mais la guerre qui éclate au Soudan en avril 2023 entre les Forces de soutien rapide et l’armée régulière soudanaise l’oblige à partir. Ali et sa famille ont traversé le Soudan du Sud et ont entamé un long voyage vers Juba, la capitale. « En chemin, nous avons rencontré de nombreuses difficultés », se souvient-il. « Où dormir ? Comment payer la nourriture ? L’un de nos enfants est tombé malade de la malaria. » Quelques semaines après son arrivée à Djouba, à court d’argent, Ali se rend à l’ambassade d’Ouganda, où il se présente comme un homme d’affaires ayant travaillé au Soudan. La ruse fonctionne et il obtient un permis de voyage.

Peu de temps après, Ali rejoint Gulu, où il est né (il a été amené à la LRA alors qu’il n’avait que 6 mois). Il avait entendu parler de la principale ville du nord de l’Ouganda par sa mère et par d’autres visiteurs venus rencontrer le groupe rebelle dans la brousse, lors des différentes négociations de paix avec le gouvernement ougandais. Comme pour de nombreux anciens combattants de la LRA, ses attentes à son retour étaient élevées : leur existence isolée les conduit à avoir une vision idéaliste de ce que sera la vie en dehors du groupe.

Lorsque The New Humanitarian a rencontré Ali, il se trouvait dans un état de flottement, dans une maison louée, à l’électricité précaire, attendant que sa vie redémarre. Quelques mois plus tôt, Il avait été invité à la résidence officielle de Museveni où on lui avait promis une série d’avantages : environ douze hectares de terre, une ferme et des maisons pour sa famille. « Le président nous a accueillis et nous a dit de nous sentir chez nous. Il nous a dit que [l’Ouganda] était notre pays. »

« J’avais besoin de rentrer chez moi »

Mais les promesses ne se sont pas concrétisées. Trois mois plus tard, Ali a tenu une conférence de presse pour interpeller Museveni. Sa femme, Selly (une Congolaise enlevée par la LRA), a déclaré que la famille « se couche affamée et survit avec un seul repas par jour ». La situation d’Ali ressemble à celle d’autres anciens combattants de la LRA. Bien que Museveni voie un intérêt politique à ramener d’anciens membres de la LRA chez eux (ou du moins à en donner l’impression), il tient rarement ses promesses de soutien.

Et bien que l’Ouganda dispose d’une loi d’amnistie, les anciens membres de la LRA subissent des discriminations. Les enfants sont souvent perçus comme des fauteurs de troubles à l’école et les femmes ont du mal à se marier ou à se remarier. Ali a eu du mal à s’intégrer. « Quand je suis revenu, j’ai essayé de m’adapter, mais c’était très difficile », dit-il. « Dans la LRA, j’avais tout à ma disposition... J’avais un rang élevé et, en tant que fils du commandant en chef de la LRA, les autres membres de la LRA me respectaient. »

Une option proposée aux déserteurs est de rejoindre l’armée ougandaise, qui considère les ex-LRA comme des combattants disciplinés. Dans une interview, Ali avait déclaré que ce n’était pas ce qu’il voulait : « J’ai quitté la LRA parce que j’étais fatigué du travail militaire. » Il a finalement changé d’avis et, après avoir rejoint l’armée à la fin de l’année dernière, il semblait satisfait des avantages que lui procure un salaire mensuel.

Une vie similaire pourrait-elle être tentante pour les autres combattants restants de la LRA ? Et qu’en est-il du père d’Ali, dont des rumeurs de négociations de reddition apparaissent parfois (bien qu’elles soient souvent de fausses informations, orchestrées par des Acholis pour obtenir des paiements de la part de diplomates et d’ONG) ? Ali a déclaré qu’il ne savait pas ce qu’ils pensaient. « Certains peuvent avoir peur, à cause de ce qu’on leur a dit sur ce gouvernement, à savoir qu’ils nous arrêteront et nous mettront en prison. Et peut-être qu’ils nous empoisonneront. » Pourtant, Ali est confiant dans son choix. « J’ai longuement réfléchi, j’avais besoin de rentrer chez moi. »

2Au fil des interviews, Ali faisait attention à souligner les aspects non militaires de sa vie au sein de la LRA. Ali décrit un monde diplomatique et d’affaires, non violent. Il n’est pas certain qu’il ait participé aux combats, mais les preuves à disposition suggèrent qu’il était impliqué dans la vie militaire. Les rapports sur les sanctions des Nations unies et des États-Unis décrivent sa participation aux regroupements de renseignements et la planification d’opérations. Ces rapports l’accusent d’imposer de force la discipline dans les camps, en punissant et en tuant les membres de la LRA qui n’obéissaient pas aux règles. Cependant, les descriptions d’Ali sur ses affaires politiques et commerciales ont été confirmées par de nombreux autres ex-combattants et par le fait qu’il a atteint l’âge adulte alors que la LRA entrait dans une période différente – plus axée sur la nécessité de joindre les deux bouts.

3Voir«  Council Implementing Decision (CFSP) 2016/1446 of 31 August 2016 implementing Decision 2013/798/CFSP concerning restrictive measures against the Central African Republic  », Journal officiel de l’Union européenne, 1er septembre 2016.

4Même si Ali tend à mettre en avant sa position en tant qu’intermédiaire pour le commerce des matières premières, les preuves disponibles montrent son engagement plus direct. Par exemple, des recherches menées par l’Union européenne montrent comment les membres de la LRA, dont Ali, étaient impliqués dans le trafic d’ivoire vers Kafia Kingi en passant par la République démocratique du Congo et la République centrafricaine.