Au Kenya, les « Johnnies » ne sont plus en terrain conquis

Depuis près de soixante ans, des milliers de soldats britanniques partent chaque année s’entraîner dans la région de Nanyuki durant plusieurs semaines. Mais cette présence militaire est aujourd’hui contestée en dépit de la manne financière qu’elle représente. Viols, victimes collatérales, feux de brousse : les griefs, de plus en plus nombreux, sont désormais portés devant les tribunaux.

Des soldats britanniques lors d’un exercice de la Batuk, au Kenya, en 2016.
© Gouvernement du Royaume-Uni

Il y a de cela vingt ans, la présence de soldats britanniques dans la ville de garnison de Nanyuki, située à 200 km de Nairobi, au pied du mont Kenya, renvoyait une image positive de jeunes officiers qui aimaient s’amuser et se divertir, et qui apportaient chaque année une manne financière aux entreprises locales et à la communauté dans son ensemble. Les « Johnnies », comme on les appelle communément, étaient réputés pour leurs dépenses inconsidérées et leurs sorties en boîte de nuit, laissant dans leur sillage une ville (qui compte aujourd’hui 40 000 habitants) « baignant » dans l’argent. De telle sorte que beaucoup considéraient que la survie de Nanyuki était – et reste, dans une certaine mesure – intimement liée à la présence de l’Unité de formation de l’armée britannique au Kenya, la Batuk (British Army Training Unit Kenya). Une présence qui remonte à la première année de l’indépendance du Kenya, acquise le 12 décembre 1963.

Les entreprises attendaient avec impatience le déploiement annuel des troupes pour des missions d’entraînement dans les plaines des comtés de Laikipia et de Samburu – les exercices de la Batuk mobilisent aujourd’hui deux fois par an (et durant quatre mois) plusieurs milliers de soldats venus du Royaume-Uni. Les beuveries nocturnes, parfois accompagnées d’horribles bagarres entre de jeunes soldats et des fêtards locaux, ne semblaient pas déranger grand monde, car après tout, disait-on, cette présence profitait à tous.

Mais tout cela relève du passé. Tout a changé depuis trois ans, notamment en raison des restrictions imposées par leurs supérieurs aux soldats britanniques, officiellement afin de circonscrire les incidents et les marques d’indiscipline et, plus largement, de réduire les tensions avec les Kényans. Leurs sorties sont désormais limitées, ainsi que leurs interactions avec les populations locales.

Une succession de plaintes

La bulle que formait cet écosystème depuis des décennies a éclaté au début des années 2000, lorsque des organisations de défense des droits humains ont saisi les tribunaux britanniques afin de poursuivre le ministère britannique de la Défense et la Batuk dans des centaines de cas de violations des droits humains.

La première action a été intentée en 2002 : 228 bergers, victimes de munitions non explosées laissées derrière eux par les militaires britanniques après des exercices d’entraînement, ont obtenu 4 millions de livres sterling (6,12 millions d’euros à l’époque) grâce aux organismes de défense des droits humains et aux efforts du célèbre cabinet d’avocats londonien Leigh Day, spécialisé dans la défense des droits humains.

En 2004, une nouvelle affaire, similaire, a défrayé la chronique : 1 046 membres des tribus locales Maasaï et Samburu, tués ou mutilés par l’explosion de munitions abandonnées, ont poursuivi le ministère de la Défense et demandé jusqu’à 40 millions de livres sterling de dommages et intérêts. L’affaire a traîné devant les tribunaux avant qu’un accord à l’amiable d’un montant de 500 000 livres sterling soit conclu, à l’issue de négociations entre les avocats des plaignants, les organisations de défense des droits humains et le gouvernement britannique.

L’année précédente, une enquête d’Amnesty International avait révélé que, depuis le début des années 1970, au moins 650 femmes auraient été violées par des soldats britanniques. Quelques années plus tard, en 2009, une plainte a été déposée contre les Britanniques par des femmes qui, accompagnées de leurs enfants métis, affirmaient avoir été victimes de viols de la part des soldats venus s’entraîner dans les prairies semi-arides de la savane du nord du Kenya.

L’affaire Agnes Wanjiru

Une affaire a particulièrement marqué les esprits : la mort, en 2012, d’une jeune Kényane âgée de 21 ans, Agnes Wanjiru, alors qu’elle se trouvait potentiellement entre les mains de soldats britanniques. Déterminé à faire toute la lumière sur cette affaire, le Parlement kényan avait même menacé de refuser le renouvellement prévu de l’accord portant sur la Batuk si les soldats impliqués dans le meurtre de cette femme n’étaient pas traduits en justice.

Le corps d’Agnes Wanjiru avait été retrouvé dans la fosse septique d’un hôtel de Nanyuki. Selon les médias londoniens, des soldats britanniques avaient plaisanté sur cette histoire, et l’un d’eux aurait avoué à un autre avoir tué la jeune femme, mère d’un enfant, et s’être débarrassé de son corps. Ce meurtre, qui a fait l’objet d’une enquête parlementaire, a conduit le gouvernement britannique à déclarer qu’il s’engageait à résoudre l’affaire et qu’il soutiendrait les enquêteurs. Mais les investigations ont peu progressé. Aujourd’hui, la famille de la jeune femme continue d’attendre un procès.

Un autre front a été ouvert depuis par les communautés locales : il concerne l’indemnisation pour la perte des moyens de subsistance et des biens à la suite d’un incendie déclenché par des munitions utilisées par les soldats britanniques dans les camps d’entraînement de la région de Lolldaiga. Il a fallu des jours pour éteindre le gigantesque feu, malgré les efforts des habitants, de la Batuk et des autorités kényanes. L’incendie a fait des centaines de blessés parmi les éleveurs de la zone et les a laissés avec peu de pâturages pour le bétail après avoir tout dévoré sur son passage. L’affaire a été portée devant les tribunaux, et un jugement a été rendu en faveur de l’indemnisation des victimes.

« Un grand pas en avant »

Selon James Mwangi, président de l’ONG African Centre for Corrective and Preventive Action (ACCPA), qui a intenté une action en justice au nom des victimes, le processus de vérification de plus de 1 500 demandes d’indemnisation est en cours et est géré par un comité conjoint de relations intergouvernementales composé de militaires kényans et britanniques. Mwangi affirme que l’envoyé du Royaume-Uni au Kenya, Neil Wigan, a été prié de veiller à ce que la commission accélère la procédure afin de soulager la douleur des victimes. Jusqu’à présent selon l’activiste, 141 de ces demandeurs seraient décédés à cause de ce qu’il attribue aux effets de l’incendie et de la « fumée toxique » qui en a résulté.

« Nous avons brisé le mythe selon lequel les soldats ne peuvent pas être poursuivis en justice au Kenya, ce qui constitue un grand pas en avant dans la lutte contre l’impunité dont ils jouissent, avec le soutien de certains membres du gouvernement kényan. Nous avons lancé un défi au gouvernement kényan : allait-il couvrir les Britanniques alors même qu’ils continuent à abuser de notre courtoisie en violant les droits locaux des habitants ? », témoigne l’activiste, interrogé par Afrique XXI. Selon lui, l’action en justice a été menée en dépit des intimidations de la police et des fonctionnaires kényans, qui voulaient que la communauté et les activistes abandonnent l’affaire au nom de l’intérêt supérieur de la nation et de la préservation de bonnes relations entre le Kenya et l’ancienne puissance coloniale.

« Nous ne sommes pas contre le fait que les Batuk s’entraînent au Kenya. Mais nous nous battons pour que leur présence ici apporte une valeur ajoutée à notre économie, à notre bien-être et à notre culture. Nous devrions pouvoir nous féliciter de constater l’impact positif de leur présence », ajoute-t-il.

Un accord déséquilibré

Accueillant jusqu’à 12 000 soldats par an, le camp de Nanyuki a été établi en 1964, peu après l’indépendance du Kenya, dans le cadre d’un pacte négocié tous les cinq ans entre Londres et Nairobi – le dernier étant entré en vigueur en 2021 et expirant en 2026. En vertu de l’accord actuel, les soldats britanniques peuvent être poursuivis devant les tribunaux locaux pour des actes criminels. Ce qui est nouveau : auparavant, souligne James Mwangi, ils pouvaient s’en tirer même lorsqu’ils commettaient des meurtres ou des agressions. En outre, cet accord soumet les forces britanniques en mission dans le pays aux lois kényanes, même s’il attribue aux autorités britanniques la compétence judiciaire en ce qui concerne les infractions commises dans le cadre de leur mission. Il établit également un comité de liaison intergouvernemental composé de représentants des deux pays. Ce comité a le pouvoir de régler les différends et les malentendus découlant de la mise en œuvre du pacte, et de gérer les relations entre les deux parties.

L’accord a par ailleurs été élargi pour permettre à l’armée britannique de coopérer avec le Kenya dans la lutte contre les menaces extérieures, notamment le terrorisme – une menace à laquelle le Kenya est constamment confronté en raison de la présence de bases des Al-Shabaab dans la Somalie voisine, ces derniers menant fréquemment des incursions en territoire kényan. Mais pour Mwangi, le pacte est trop favorable aux Britanniques.

« Le projet d’accord élargit les domaines d’opération potentiels pour inclure la politique de sécurité et de défense, les activités militaires en temps de paix, la protection de l’environnement, les sports militaires, la médecine, la recherche et le développement », a expliqué dans les médias locaux Aden Duale, le ministre kényan de la Défense. L’accord, a-t-il ajouté, est plus avantageux que les précédents.

Mais pour Soyinka Lempaa, avocat et militant des droits humains basé à Nairobi, si les dispositions du document permettant par exemple de poursuivre des soldats britanniques devant les tribunaux locaux sont les bienvenues, le déséquilibre des pouvoirs entre le Royaume-Uni et le Kenya et les défaillances du système judiciaire kényan restent problématiques.

« Les violations des droits valent-elles les gains ? »

Selon lui, le Kenya est un pays faible et pauvre, et la relation asymétrique avec Londres entrera forcément en ligne de compte lorsqu’il s’agira de déterminer si une infraction présumée doit être poursuivie au Kenya ou au Royaume-Uni. Le Royaume-Uni est le premier investisseur étranger au Kenya et constitue un marché d’exportation clé pour ce pays, en plus de lui fournir 72 millions de livres sterling d’aide publique au développement (APD) chaque année.

Lempaa remarque en outre que le système judiciaire kényan est connu pour être corrompu. Les « nantis s’en sortent facilement » puisqu’ils peuvent s’offrir une bonne représentation juridique, souligne-t-il. « Dans le système kényan, les faibles et les pauvres victimes d’injustice obtiennent rarement réparation. Il aurait peut-être été préférable que les soldats britanniques soient poursuivis dans leur pays d’origine, où le système judiciaire fonctionne mieux et où les affaires sont généralement résolues rapidement », ajoute-t-il. Et de conclure : « La meilleure solution consisterait peut-être à réexaminer les avantages réels que la Batuk confère au Kenya. Les violations des droits constatées valent-elles les gains de la présence de ces soldats au Kenya ? »

Le processus de rédaction du prochain pacte, qui sera signé en 2026, a débuté le 6 octobre 2023. Plusieurs activistes, dont James Mwangi, craignent que la visite du roi Charles III au Kenya (programmée entre le 31 octobre et le 3 novembre) ne soit l’occasion de discussions privées avec le président William Ruto et ne vienne saborder toutes les possibilités d’un accord juste et équilibré.

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :

FAIRE UN DON