Alassane Ouattara, l’homme de la France en Côte d’Ivoire

Comment Ouattara a patiemment tissé son réseau à Paris

Série 1/2 · Ce 25 octobre, le président ivoirien se présente devant les électeurs pour la quatrième fois. Son accession au pouvoir et sa longévité auraient-elles été possibles sans le soutien de la France ? De ses débuts dans les institutions financières internationales à son élection contestée en 2010, le président ivoirien a patiemment construit un réseau d’influence sans égal avec l’ancien pays colonisateur.

Imaginez une scène marquée par un moment de camaraderie et d'unité. Deux hommes se tiennent côte à côte, levant la main droite en l'air, leurs poings serrés, symbolisant la force et la solidarité. À gauche, on perçoit un homme avec une coupe de cheveux soignée, vêtu d'un costume sombre, tandis que l'homme à droite, également en costume, affiche un grand sourire chaleureux. En arrière-plan, plusieurs drapeaux flottent doucement au vent, représentant différentes nations. L'atmosphère est festive et pleine d'espoir.
Emmanuel Macron et Alassane Ouattara à Abidjan, en 2019.
© elysee.fr

Abidjan, 2022. Alassane Ouattara et son épouse, Dominique, posent, entourés d’un côté par l’ancien président français Nicolas Sarkozy, de l’autre par Martin Bouygues, patron du groupe industriel éponyme.

Cette image est bien plus qu’une photo mondaine : elle résume à elle seule la nature singulière des relations que la Côte d’Ivoire continue d’entretenir avec la France. Alors que plusieurs pays sahéliens ont rompu avec l’ancienne puissance coloniale et qu’un vent souverainiste souffle en Afrique de l’Ouest, Abidjan reste aligné sur Paris, porté par une convergence d’intérêts diplomatiques, économiques et personnels.

Le principal artisan de cette alliance : Alassane Ouattara. Depuis son arrivée au pouvoir, en 2011, le président ivoirien s’est appliqué à renforcer la coopération franco-ivoirienne. « La France est un partenaire fiable », répète-t-il1, revendiquant un positionnement pro-occidental dans une région où les influences extérieures se diversifient, avec la présence croissante de la Chine, de la Russie ou de la Turquie.

Allers-retours entre la BCEAO et le FMI

Ce positionnement est ancien. Après avoir grandi au Burkina Faso et étudié l’économie aux États-Unis, Alassane Ouattara a fait pendant une vingtaine d’années des allers-retours entre le Fonds monétaire international (FMI), à Washington, et la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), pilier du système du franc CFA.

Il a commencé précisément son parcours en 1968 comme économiste au FMI, avant de rejoindre cinq ans plus tard la BCEAO, alors installée à Paris. Il retourne ensuite au FMI, puis réintègre la BCEAO en 1982 en tant que vice-gouverneur, désormais à Dakar. En 1984, il retourne au FMI pour diriger le département Afrique, avant de revenir une dernière fois à la BCEAO, en 1988, comme gouverneur.

Ces expériences entre Washington, Paris et Dakar lui permettent de tisser des liens avec les élites économiques et administratives françaises, la BCEAO étant sous la tutelle du Trésor français, tandis que le FMI traite en étroite coordination avec Paris les dossiers des pays de la zone franc.

Entre fin 1990 et fin 1993, Alassane Ouattara occupe le poste de Premier ministre en Côte d’Ivoire. Cette fonction donne un nouveau poids à ses relations avec les cercles de pouvoir français : il devient un interlocuteur central pour les entreprises hexagonales implantées dans le pays. Pilotant un programme de réformes économiques libérales, en lien avec le FMI et la Banque mondiale, il supervise une vague de privatisations touchant des secteurs stratégiques, au bénéfice, notamment, de plusieurs groupes français.

Rapprochement avec Michel Camdessus

Parmi eux, le groupe Bouygues. Déjà actionnaire majoritaire de la Société de distribution d’eau de la Côte d’Ivoire (Sodeci), il prend en octobre 1990 le contrôle de la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE), via un accord négocié de gré à gré avec l’État ivoirien.

Pendant cette période, Ouattara se rapproche aussi de figures montantes de la droite française, et en particulier de Nicolas Sarkozy, alors ministre du Budget et proche de la famille Bouygues. Tous deux jouent un rôle dans la dévaluation du franc CFA, décidée par Paris et le FMI et appliquée en janvier 1994. Cette décision, qui vise officiellement à restaurer la compétitivité des économies de la zone franc, provoque une hausse brutale des prix et une montée de la pauvreté, tout en consolidant les positions commerciales et industrielles d’acteurs français déjà bien implantés dans la région.

Mis sur la touche après le décès du président Houphouët-Boigny, qu’il espérait remplacer, Ouattara retourne une fois encore à Washington, pour devenir en juillet 1994 l’un des directeurs généraux adjoints du FMI, un poste qu’il va occuper jusqu’en 1999.

Ce retour au sein de l’institution financière internationale lui offre plus qu’un simple repli technocratique : il devient pour lui un levier pour élargir ses réseaux au sein du monde politique français. Il consolide particulièrement sa relation avec Michel Camdessus, directeur général du FMI de 1987 à 2000, acteur central de la dévaluation du franc CFA en 1994, ancien directeur du Trésor et gouverneur de la Banque de France.

Disgrâce de Gbagbo au Parti socialiste

Libéral et proche du Parti socialiste français, Camdessus joue un rôle de passeur : grâce à lui, Ouattara entre en contact avec des figures des sphères socialistes comme Dominique Strauss-Kahn (DSK) ou Laurent Fabius, qui occuperont dans les années 2000 des postes clés au sein de l’appareil d’État français.

En miroir, ce parrainage va nuire à un autre poids lourd de la scène politique ivoirienne : Laurent Gbagbo. Bien qu’idéologiquement proche de la gauche française, ce dernier va se heurter à une méfiance persistante dans les cercles où l’influence de Camdessus et de ses protégés est forte. « Avant même que Laurent Gbagbo devienne président, en octobre 2000, DSK et Fabius ne le supportaient pas », se souvient Guy Labertit, ancien « Monsieur Afrique » du Parti socialiste et ami de Gbagbo. L’effet de réseau joue alors à plein : en misant sur Ouattara, Camdessus contribue à bâtir un soutien transpartisan autour de lui, tandis que Gbagbo est progressivement lâché par ses anciens « camarades » français.

Le carnet d’adresses français d’Alassane Ouattara ne repose pas uniquement sur ses fonctions technocratiques et ses alliances politiques, mais aussi sur sa vie privée, et plus précisément sur son épouse, Dominique Nouvian, une Française, veuve, qu’il a rencontrée à Dakar dans les années 1980.

Installée en Côte d’Ivoire et bien introduite auprès du gouverneur de la BCEAO, Abdoulaye Fadiga, elle s’impose peu à peu dans les cénacles du pouvoir ivoirien, jusqu’à devenir proche du président Félix Houphouët-Boigny. Avec son Agence immobilière de la Côte d’Ivoire (AICI), elle se retrouve chargée de gérer une partie du vaste patrimoine immobilier de Houphouët-Boigny en France et en Suisse – mais aussi des biens d’Omar Bongo, président du Gabon. Ce rôle discret mais stratégique lui ouvre les portes de milieux d’influence parisiens.

« Ce n’est pas un couple, c’est une entreprise »

Au moment où son mariage est célébré, en 1991, à Paris, l’ancrage du couple Ouattara dans les milieux politico-économiques français est déjà bien établi : Martin Bouygues et Jean-Christophe Mitterrand, fils du président et conseiller Afrique à l’Élysée, figurent parmi les invités à la cérémonie.

Dans les années 1990, Dominique Ouattara investit les médias en prenant le contrôle de Radio Nostalgie Afrique, basée à Abidjan, tout en poursuivant un travail de réseautage dans les milieux politiques mais aussi médiatiques français, à droite comme à gauche, avec un certain succès. « Elle a un savoir-faire lobbyiste absolument remarquable », dira2 le député socialiste François Loncle.

« Les Ouattara, ce n’est pas un couple, c’est une entreprise », ironisera3 de son côté Laurent Gbagbo. Cette formule est un bon résumé : dans un contexte où la politique ivoirienne reste tributaire des relais de pouvoir en France, la force du binôme Ouattara repose autant sur les compétences technocratiques d’Alassane que sur les talents relationnels de Dominique.

En juillet 1999, Alassane Ouattara quitte définitivement le FMI pour prendre en Côte d’Ivoire la tête du Rassemblement des républicains (RDR), un jeune parti d’opposition d’inspiration libérale. Mais il est écarté de l’élection présidentielle de 2000 au nom du concept d’« ivoirité » lancé en 1995 par le président Henri Konan Bédié. C’est finalement Laurent Gbagbo, opposant historique et leader du Front populaire ivoirien (FPI), qui remporte le scrutin, en octobre.

Derrière la crise et la rébellion de 2002

Au cours des années suivantes, Alassane Ouattara réside en grande partie à Paris, mais reste très présent dans la vie politique ivoirienne grâce à un appareil militant actif. En janvier 2001, certains de ses partisans, d’anciens militaires exilés au Burkina Faso, tentent même de renverser Laurent Gbagbo. En septembre 2002, ils récidivent. Leur coup d’État échoue, mais ils prennent le contrôle de la moitié nord du pays. À leur tête : un ancien garde du corps de la famille Ouattara, Ibrahim Coulibaly.

La crise politico-militaire qui s’ouvre place la France au cœur du jeu. Un allié proche de Paris, Blaise Compaoré, président du Burkina Faso, soutient les rebelles. Dans le même temps, plusieurs milliers de soldats français sont déployés aux côtés des Casques bleus de l’ONU dans le cadre de l’opération Licorne. Officiellement présente pour stabiliser le pays, cette force contribue de fait à figer le conflit. Le statu quo permet aux rebelles de s’implanter durablement… et à Ouattara de rester un acteur incontournable.

Bien qu’accusé par ses adversaires d’être le parrain de la rébellion, rebaptisée Forces nouvelles, le chef du RDR devient peu à peu l’interlocuteur privilégié d’une partie de la communauté internationale. Un rôle qu’il doit largement aux alliances qu’il a patiemment nouées au fil des décennies.

Il est associé à toutes les négociations de paix : les accords de Marcoussis (France, 2003), ceux de Pretoria (Afrique du Sud, 2005), puis l’accord politique de Ouagadougou (2007), même s’il n’en est pas toujours signataire. Sous l’impulsion de Paris, ces textes contribuent à réduire les marges de manœuvre politique et diplomatique de Laurent Gbagbo. Alassane Ouattara, au contraire, remporte en 2005 une victoire décisive : un décret présidentiel l’autorise à se présenter à la prochaine élection présidentielle.

Sarkozy s’implique personnellement

Durant ces années de crise, il peaufine son image, consolide ses soutiens. En 2007, sa position se renforce considérablement avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy à l’Élysée. Résultat, à la veille du scrutin de 2010, censé mettre un terme à une décennie de conflit, il incarne une figure rassurante aux yeux des chancelleries occidentales : technocrate formé aux standards du FMI, libéral, perçu comme capable de stabiliser le pays et de garantir les intérêts stratégiques français. À l’inverse, Laurent Gbagbo traîne à l’international l’image d’un dirigeant clivant, en dépit d’un ancrage populaire solide. Les années passées par le couple Ouattara à tisser des liens dans les sphères diplomatiques, financières, médiatiques et politiques ont donc fini par porter leurs fruits.

Le capital relationnel des Ouattara va s’avérer encore plus précieux dans les semaines qui suivent la présidentielle, lorsque le processus électoral vire à la crise après le second tour qui a opposé Laurent Gbagbo à Alassane Ouattara. Convaincu que la victoire de son ami Ouattara est la seule issue acceptable, Nicolas Sarkozy s’implique en effet personnellement : pressions sur le président de la Commission électorale indépendante, interventions auprès du représentant de l’ONU, mobilisation diplomatique pour rallier les grandes puissances à la cause de son candidat.

Peu importe que le Conseil constitutionnel ivoirien, seule instance habilitée à proclamer les résultats finaux, ait désigné Laurent Gbagbo comme le vainqueur, la communauté internationale reconnaît Ouattara, grâce aux efforts déployés par le président Sarkozy. C’est pendant cette période qu’Alassane Ouattara explique aux médias : « Nicolas Sarkozy est un ami de longue date. Si j’ai cinq ou six vrais amis dans le monde, il en fait partie. »

Dans les mois qui suivent, Paris durcit le ton contre la Côte d’Ivoire toujours dirigée par Laurent Gbagbo : sanctions économiques, isolement diplomatique, puis engagement militaire aux côtés des troupes levées par Alassane Ouattara pour combattre l’armée ivoirienne. En avril 2011, une opération militaire inédite de l’ONU et de la France se conclut finalement par l’arrestation de Gbagbo – en violation de la résolution 19754 adoptée par le Conseil de sécurité. Sarkozy résumera plus tard cette opération en quelques mots : « On a sorti Gbagbo, on a installé Ouattara, sans aucune polémique, sans rien. » De son côté, Michel Camdessus n’hésite pas à comparer son protégé Ouattara à Nelson Mandela.

Bouygues et Bolloré à l’investiture

Au terme d’une guerre qui a fait officiellement plus de 3 000 morts, Ouattara accède donc à la présidence avec un soutien international sans précédent, aboutissement d’une stratégie d’influence patiemment construite, à la jonction entre technocratie mondiale et cercles politico-économiques français. Le 21 mai 2011, lors de sa cérémonie d’investiture à Yamoussoukro, cette convergence d’intérêts entre Paris et Abidjan s’affiche au grand jour. Aux côtés de Nicolas Sarkozy, plusieurs figures du monde des affaires françaises sont là : Martin Bouygues, Vincent Bolloré ou encore Alexandre Vilgrain, président du Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN).

Quelques mois plus tard, en janvier 2012, Ouattara, dans un discours prononcé à Paris, aux côtés de Nicolas Sarkozy, salue les « efforts » de la France, « qui a su mobiliser la communauté internationale pour soutenir le choix du peuple ivoirien ». Lors d’une cérémonie à l’ambassade de Côte d’Ivoire, il va plus loin en récompensant celles et ceux qui, depuis les coulisses du pouvoir français, ont accompagné sa marche vers la présidence.

Une centaine de personnalités reçoivent ainsi la médaille ivoirienne du Mérite national, destinée à « récompenser le mérite personnel et les services éminents rendus à la nation » : Nicolas Sarkozy, Michel Camdessus, Martin Bouygues, Vincent Bolloré, des ministres, des diplomates, des militaires, des hauts fonctionnaires, des universitaires… Même Pierre Mazeaud, artisan de l’accord de Linas-Marcoussis en 2003, qui avait consacré le rôle politique des rebelles, est distingué.

Après une décennie de tensions, les relations franco-ivoiriennes peuvent désormais reprendre leur cours en toute quiétude et même s’intensifier. Derrière l’image d’un retour à la « normalité » institutionnelle s’impose, avec Alassane Ouattara, un modèle de gouvernance aligné à nouveau sur les intérêts français, économiques comme politiques.

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1«  Alassane Ouattara : “Le départ [annoncé] de Barkhane et Takuba crée un vide”  », RFI, 16 février 2022, à lire ici.

2Benoît Collombat, «  Les milliards envolés de Félix Houphouët-Boigny  », Radio France, 4 décembre 2015, à écouter ici.

3Laurent Gbagbo et François Mattei, Pour la vérité et la justice, éditions Du Moment, 2014.

4Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 1975, 30 mars 2011, disponible ici.

5«  Alassane Ouattara : “Le départ [annoncé] de Barkhane et Takuba crée un vide”  », RFI, 16 février 2022, à lire ici.

6Benoît Collombat, «  Les milliards envolés de Félix Houphouët-Boigny  », Radio France, 4 décembre 2015, à écouter ici.

7Laurent Gbagbo et François Mattei, Pour la vérité et la justice, éditions Du Moment, 2014.

8Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 1975, 30 mars 2011, disponible ici.