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Congo-Brazzaville. Denis Sassou-N’Guesso et le ballet des « bel-ami » français

Enquête · Dans le cadre de la promotion d’une autobiographie du dirigeant congolais, dont la publication a finalement été repoussée, des communicants ont invité à Brazzaville plusieurs journalistes et consultants. L’autocrate a bénéficié d’entretiens bienveillants dans la presse française et d’un mélange des genres qui interroge.

L'image présente un collage de plusieurs éléments médiatiques, dont des logos de différentes publications françaises, comme "Sud Radio", "Le Figaro", "Causeur" et "Le Point Afrique". Au centre, il y a trois hommes en portrait, avec des expressions sérieuses, probablement des intervenants ou des commentateurs. Des bulles de texte mettent en avant des citations, dont une sur la colonisation, indiquant que "Tout n'a pas été négatif dans la colonisation". Cela suggère une discussion ou un débat sur des sujets sensibles, liés à l'histoire coloniale et aux relations entre la France et l'Afrique. L'arrière-plan est texturé, ajoutant une profondeur visuelle, tout en soulignant l'importance des thèmes de l'image.
Yves Thréard (Le Figaro), André Bercoff (Sud Radio) et Michel Taube (Opinion internationale).
© DR

Le 17 janvier dernier, quelques jours après les révélations de Libération sur les détournements présumés des recettes du pétrole de la République du Congo par la société Orion Oil, au bénéfice (entre autres) de l’entourage du chef de l’État, Denis Sassou-N’Guesso, Sud Radio diffusait une longue interview de ce dernier1. Au cours de cet entretien de plus d’une heure, l’intervieweur André Bercoff se montre extrêmement bienveillant, interrogeant longuement le président sur sa jeunesse et sa vision de l’Afrique. Le journaliste, qui aime recevoir sans contradiction des personnalités d’extrême droite comme Bernard Lugan, dont la vision de l’Afrique est pour le moins problématique, évite soigneusement la plupart des questions gênantes, et notamment la répression des voix discordantes.

Pendant l’interview, André Bercoff fait référence à un ouvrage qu’il aurait lu et sur lequel il aurait pris des notes : « […] C’est très intéressant, c’est ce que vous dites au début de votre livre […] » (08’30). Selon les informations d’Afrique XXI, cet entretien a été réalisé début janvier 2023 dans le cadre d’un voyage de presse organisé dans le but de promouvoir l’autobiographie de l’autocrate, Mes souvenirs pour l’avenir. Mémoires du Président de la République du Congo.

La couverture des Mémoires de Denis Sassou-N'Guesso, dont la publication a été repoussée.
La couverture des Mémoires de Denis Sassou-N’Guesso, dont la publication a été repoussée.
© DR

L’ouvrage doit être publié par la branche édition du groupe Ipanema de Michel Duplessier. Initialement spécialisé dans la communication, Ipanema a déjà édité une dizaine d’ouvrages sur des sujets aussi variés qu’Éric Cantona, le Zénith Paris-La Villette ou encore l’histoire des maillots de football.

Michel Duplessier ne tarit pas d’éloges sur le président congolais. « J’ai eu un vrai coup de cœur pour Denis Sassou-N’Guesso, que j’ai trouvé loin de l’image qu’on peut se faire d’un chef d’État, empathique, curieux, soucieux des gens, s’enthousiasme-t-il auprès d’Afrique XXI. Par exemple, pour la couverture, on avait retouché sa photo, et il m’a dit qu’il ne voulait pas être “maquillé”. Ce livre est sincère, [Denis Sassous-N’Guesso] est quelqu’un de clair et transparent dans son envie de transmettre l’histoire de sa vie avec beaucoup d’émotion. »

L’agence Sachinka en renfort

En même temps qu’André Bercoff, le journaliste du Figaro Yves Thréard a également fait le déplacement à Brazzaville, comme il l’a confirmé à Afrique XXI. L’éditorialiste a récemment été au cœur d’une polémique après que son interview avec l’activiste Kemi Seba, réalisée dans le cadre d’une série d’entretiens avec des figures du continent, a été annulée au dernier moment par La Chaîne parlementaire (LCP)2. Le fruit de ses échanges avec Denis Sassou-N’Guesso a été, lui, publié le 11 janvier 2023 dans le quotidien conservateur. Le président congolais a notamment dévoilé ses propositions pour parvenir à la paix en Libye et ainsi, selon lui, freiner l’afflux de migrants vers l’Europe.

Pour mettre en place cette opération de promotion dans la presse française, Ipanema s’est appuyé sur la communicante Anne Bassi. Cette avocate fiscaliste de formation, qui se dit « à l’écoute » et « très écoutée »3, a cofondé l’agence Sachinka en 2008. Spécialisée dans le conseil aux cabinets juridiques, Sachinka semble bien loin de l’édition – bien qu’Anne Bassi soit l’autrice d’un roman, Le Silence des matriochkas (éditions Bérangel, 2020) – et plus encore de l’Afrique. C’est elle qui a contacté André Bercoff et Yves Thréard. Mais une fois les journalistes arrivés à Brazzaville, l’éditeur Michel Duplessier a appris que Denis Sassou-N’Guesso souhaitait modifier substantiellement l’ouvrage, l’obligeant à en retarder la parution. Ceux-ci ont donc été priés de ne pas évoquer le livre durant l’entretien.

« Alors que les journalistes étaient déjà sur place, le président m’a expliqué qu’il souhaitait rajouter deux ou trois chapitres, détaille Michel Duplessier. Il voulait être davantage dans la prospective, tourné vers le futur, il trouvait que les Mémoires avaient un petit côté “funèbre”. J’ai donc demandé aux journalistes s’ils pouvaient décaler la parution de leurs entretiens, mais chacun a publié à son rythme. »

Un envoyé très spécial du Point

Anne Bassi a également pris langue avec Samy Ghorbal, ancien journaliste de Jeune Afrique reconverti dans la communication et la consultance. Aujourd’hui chez IR Conseil, il a précédemment travaillé pour l’agence d’influence spécialisée sur le continent africain 35° Nord, rachetée en 2022 par le groupe d’intelligence économique Avisa Partners (dont les activités dans l’influence en ligne ont récemment été épinglées par la presse), et pour Rivington Conseil.

Samy Ghorbal s’est ainsi rendu à Brazzaville pour Le Point Afrique – séparément de Bercoff et Thréard. Le journal a publié l’interview le 17 février 2023, sans que le statut de consultant de l’auteur – qualifié d’« envoyé spécial » – ne soit indiqué. « Je ne travaille jamais sur mes clients », se défend-il, précisant ne pas voir le « problème » que poserait le cumul de ses activités d’analyste-consultant et de journaliste…

Il explique avoir été contacté en décembre 2022 par Anne Bassi, mais s’être rendu à Brazzaville, où il est resté quatre jours tous frais payés, après Yves Thréard et André Bercoff. Le report du livre était déjà décidé. Pour lui, l’entretien restait néanmoins pertinent au regard de l’actualité. L’affaire Orion Oil ayant été révélée après son retour en France, il a envoyé une question à ce sujet peu après. Dans sa réponse, Sassou-N’Guesso évoque des « fantasmes » sur les « malversations » au Congo et regrette que « les citoyens français pensent que l’Afrique est un continent corrompu ». Il préfère manifestement livrer « son analyse sur l’Afrique, ses turpitudes et ses attentes ».

Une aide bienvenue

Le 8 mars 2023, c’est au tour du journal d’extrême droite Causeur de mettre en ligne un entretien de Sassou-N’Guesso. Celui-ci a été réalisé mi-janvier à Brazzaville par Gil Mihaely, directeur de publication des revues Conflits et Transitions & Energies4 et président de Causeur.fr. Gil Mihaely confirme s’être rendu au Congo dans le cadre du voyage de presse organisé par Sachinka.

Une autre interview avec Sassou-N’Guesso a été publiée le 26 janvier 2023 sur le « média d’influence » Opinion internationale. Ce dernier est géré via la société Citizens Média – actuellement placée en liquidation judiciaire – de Michel Taube, ancien dirigeant de l’association Ensemble contre la peine de mort, éditorialiste et consultant en communication d’influence. Michel Taube a rencontré le président congolais à Brazzaville dans sa résidence officielle, comme l’attestent des photographies publiées sur le site d’Opinion internationale. Selon nos informations, le communicant faisait bien partie de l’opération de communication autour du livre de Sassou-N’Guesso. Il n’a pas répondu à nos sollicitations mais connaît bien Anne Bassi, qui signe régulièrement des chroniques littéraires dans les colonnes de son support.

Malgré le décalage de la publication de ses Mémoires, Denis Sassou-N’Guesso s’est ainsi assuré une importante présence dans les médias français, quelques semaines avant la visite d’Emmanuel Macron, le 3 mars, et alors qu’une enquête journalistique révélait le détournement de plusieurs millions de pétrodollars par des proches de son clan. Il a également pu faire la promotion de son sommet sur les bassins forestiers, le Sommet des Trois Bassins, qui sera organisé en juin ou en septembre 2023, quelques mois après le One Forest Summit d’Ali Bongo à Libreville. Et ce avec une bienveillance journalistique qui interroge.

Paul Biya, un modèle de stabilité ?

Sur l’ensemble de ces interviews diffusées à quelques semaines d’intervalle, les questions gênantes se comptent sur les doigts d’une main. Si Michel Taube comme Yves Thréard interpellent le président congolais sur l’« affaire des biens mal acquis »5, les réponses fournies – il s’agit du « fonds de commerce de certains journaux et ONG plus qu’une affaire sérieuse » et « un coup tordu qui relève du harcèlement médiatique et judiciaire en France » – ne suscitent aucune relance des journalistes. Ils auraient pu, au choix, demander des explications sur le train de vie de son fils, Denis Christel Sassou-N’Guesso, qui a conduit la justice française à saisir un hôtel particulier à Paris en 2022 ; ou encore interroger l’origine des rivières de diamants et des valises de cash retrouvées en 2015 dans le triplex de son neveu, Edgar N’Guesso, dans le 16e arrondissement de la capitale française. Ils auraient aussi pu lui demander comment son clan a pu acquérir le patrimoine faramineux documenté par l’ONG Sassoufit. Les sources ne manquent pas pour mettre le dirigeant congolais face à ses contradictions.

Dans leurs entretiens, qui n’avaient rien d’« exclusif » contrairement à ce qui a été indiqué aux lectrices et aux lecteurs, les journalistes l’interrogent aussi sur sa longévité au pouvoir, à savoir trente-neuf années cumulées. Le dirigeant congolais s’en sort avec des pirouettes. Devant le premier, il invoque la « stabilité » et le « droit légitime » du peuple à « renouveler la confiance à ses dirigeants pour plusieurs mandats », tout en citant d’autres exemples « modèles » selon lui : le Maroc, dirigé à vie par un roi, la Côte d’Ivoire, où Alassane Ouattara a entamé un troisième mandat envers et contre la Constitution de son pays, et le Cameroun, où Paul Biya vient de fêter ses quarante ans au pouvoir. Face au second, il cite carrément le président camerounais – « Reste au pouvoir longtemps celui qui peut, pas celui qui veut » – et précise que « la Constitution congolaise [lui] permettrait de [se] représenter dans quatre ans ». Là non plus, aucune relance.

Prendre l’exemple du Cameroun est pour le moins cynique, surtout en ce moment. Dans ce pays, les journalistes sont assassinés, les opposants enfermés, et une guerre civile qui ne dit pas son nom sévit dans le Nord depuis près de six ans et aurait fait plus de 6 000 morts. On fait mieux en terme de « stabilité ».

1Cette interview peut être écoutée ici.

2Selon LCP, le statut «  fiché S  » de l’activiste, par ailleurs condamné par le passé en France pour incitation à la haine raciale et violences en réunion, serait incompatible avec sa présence sur une chaîne liée à l’Assemblée nationale.

3«  Anne Bassi : accompagner l’évolution des professionnels du droit  », Décideur Magazine, 17 février 2022.

4Le rédacteur en chef de Conflits, Jean-Baptiste Noé, dirige également un cabinet détenu par l’homme d’affaires d’extrême droite Charles Gave, Orbis Géopolitique.

5Depuis 2007, la police et la justice françaises enquêtent sur le patrimoine faramineux en France des familles de trois clans présidentiels africains, les Bongo (Gabon), les Sassou-N’Guesso (Congo-Brazzaville) et les Obiang (Guinée équatoriale). Le 27 octobre 2017, Teodoro Nguema Obiang Mangue, dit Teodorin Obiang, le fils du président équato-guinéen, a été reconnu coupable par la justice française des faits de blanchiment d’abus de biens sociaux, blanchiment de détournements de fonds publics, blanchiment d’abus de confiance et blanchiment de corruption.