Peste brune et continent noir (4)

« Anjouan la rebelle », le rêve rattachiste des nostalgiques de l’Empire

En juillet 1997, l’île comorienne d’Anjouan fait sécession et demande son rattachement à l’ancienne puissance coloniale. Immédiatement, l’extrême droite française, qui avait joué un rôle majeur dans le combat pour « Mayotte française » vingt ans plus tôt, saute sur l’occasion et prend fait et cause pour les séparatistes. En vain cette fois-ci.

Mutsamudu (Anjouan), en août 1997.
© Le Quotidien de La Réunion

En juillet 1997, une crise qui couvait depuis plusieurs mois éclate sur l’île d’Anjouan. Vingt-deux ans après l’indépendance tronquée des Comores – l’île de Mayotte étant restée sous administration française en dépit des multiples condamnations de l’ONU -, les dirigeants de l’Organisation pour l’indépendance d’Anjouan (OPIA), fondée deux ans plus tôt, prennent possession des bureaux du gouverneur, déclarent l’île comme « appartenant aux Anjouanais » et proclament son « rattachement » à la République française, l’ancienne puissance coloniale. Quelques jours plus tard, le 3 août, ils décréteront l’indépendance d’Anjouan - une indépendance factice qui n’aboutira jamais. Comme dans les années 1970, lorsqu’une partie des élites mahoraises luttaient pour que Mayotte « reste » française, les « rattachistes » anjouanais ont pu immédiatement compter sur un soutien de poids venu de l’extrême droite française.

Un temps, l’île « indépendante » d’Anjouan a possédé son journal. Le Camelot était l’organe de presse quasi officiel du pouvoir illégal - la voix des séparatistes, mais aussi, surtout, des réseaux français à l’œuvre dans l’île dite « rebelle ». Imprimé à 250 exemplaires à Mayotte, distribué à Anjouan et Mayotte, mais également en France et à La Réunion, Le Camelot affichait en Une ce sous-titre : « Action française Anjouan, édition de Mutsamudu, République Française d’Anjouan » ; cette citation empruntée à Philippe Malaud (ministre sous Georges Pompidou entre 1972 et 1974) : « Le combat des Anjouanais est exemplaire à plus d’un titre. C’est celui de la liberté contre l’oppression. C’est celui des vraies valeurs contre un régime corrompu et aux ordres de l’étranger. C’est le combat d’une petite île contre l’indifférence des grands de ce monde » ; et deux emblèmes intimement liés : celui des indépendantistes anjouanais (un drapeau rouge frappé d’une main blanche) et celui des royalistes français (une fleur de lys)1. Comme un symbole de ce qui a uni, durant cette crise, les réseaux français d’extrême droite aux leaders séparatistes.

Ils furent quelques-uns, ces « fous de l’Empire français », nostalgiques d’un temps où la France jouait un rôle prépondérant dans la marche du monde, à rallier la cause anjouanaise, comme ils avaient rallié, vingt ans plus tôt, le combat pour « Mayotte française ». Le plus illustre d’entre eux est Pierre Pujo, membre éminent du mouvement royaliste et antisémite Action française (dans lequel a notamment milité Bernard Lugan), que son père, Maurice Pujo, avait cofondé aux côtés de Charles Maurras en 1899. Pierre Pujo (décédé en 2007) a œuvré de toutes ses forces dans les années 1970 pour renverser la tendance – inéluctable - de la décolonisation de l’archipel et intoxiquer les sénateurs français de mensonges pour les convaincre de donner la chance aux Mahorais de « rester français ».

Ainsi affirmait-il, contre toute évidence, que la population mahoraise était majoritairement malgache et chrétienne, qu’elle se distinguait « nettement » des populations des autres îles, et que si la France partait, elle serait victime... d’un « génocide »2. Outre ses nombreux articles dans l’hebdomadaire de l’Action française, Aspects de la France, Pujo avait créé à Paris le « Comité de soutien pour
l’autodétermination du peuple mahorais », qui a mené un intense lobbying auprès des parlementaires et a lancé une campagne de presse intitulée « 40 000 Français à sauver »3.

Pierre Pujo, le récidiviste

Lorsque les rattachistes ont pris le contrôle d’Anjouan, Pujo a sauté sur l’occasion de revivre une nouvelle aventure. Comme au temps de « Mayotte française », il a régulièrement soutenu ce combat dans les colonnes de son journal, rebaptisé L’Action française Hebdo. Il y a notamment écrit ceci : « En 1975, l’île de Mayotte parvenait à demeurer française selon la volonté de ses habitants […] Vingt-deux ans plus tard, le 3 août 1997, l’une d’elles, Anjouan, se révoltait […] L’île se couvrait de drapeaux tricolores et la population réclamait son rattachement à la France. Formidable pied de nez au fameux Sens de l’Histoire ! Brimés par la Grande Comore, les Anjouanais aspiraient à se placer à nouveau sous l’autorité de l’ancienne puissance coloniale laquelle, apparemment, n’avait pas laissé de mauvais souvenirs !4 » « Dès le début, poursuivait-il dans le même article, l’Action française a apporté son soutien à la révolte d’Anjouan comme naguère à l’île de Mayotte. Devant la défaillance des dirigeants français, elle a ainsi rempli un devoir de suppléance, fidèle à sa devise : “Tout ce qui est national est nôtre”. » Dans un précédent numéro de l’hebdomadaire royaliste, il écrivait ceci : « Comme toujours, il faudra forcer la main de nos gouvernants pour qu’ils accèdent au vœu des Anjouanais5 ».

Pujo ne s’est pas contenté d’écrire. Comme l’indiquait le journaliste Jérôme Talpin en 1998 dans Le Quotidien de La Réunion, « Pierre Pujo ne s’en tient pas à ces petits coups de main et à la défense des séparatistes dans les colonnes de son hebdomadaire […] Le royaliste semble être devenu un conseiller de la présidence de la République [d’Anjouan, NDLR]. Comme l’atteste une correspondance en date du 15 octobre 1997 adressée à Charikan Ahmed, l’ancien bras droit du président Ibrahim Abdallah [NDLR : le leader des séparatistes anjouanais] tombé en disgrâce, Pierre Pujo a joué un rôle non négligeable dans la tenue du référendum du 26 octobre à l’issue duquel les Anjouanais se sont prononcés à 94 % pour l’indépendance.6 »

Dans ce courrier, le dirigeant de l’Action française livre sa méthode aux séparatistes anjouanais pour aboutir à l’indépendance et, à terme, à un rattachement à la France.

« Cher ami, écrit Pierre Pujo, depuis ma lettre du 13 octobre, j’ai réfléchi au libellé de la question qui pourrait être posée au référendum du 26 octobre. Je pense qu’il serait plus habile de ne pas mettre en cause la France dans le texte soumis aux suffrages de la population. Le gouvernement français a en effet le souci de ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures des États. Il ne pourrait donc donner une réponse positive à l’appel des Anjouanais. En revanche, si la question porte seulement sur l’indépendance, le gouvernement français pourra plus facilement reconnaître la sécession et accepter d’entreprendre des négociations avec le nouvel État indépendant pour un rattachement ou une association. En définitive, la question posée pourrait être : “Voulez-vous que l’île d’Anjouan devienne indépendante de la République fédérale islamique des Comores ?” En résumé, je crois préférable de ne pas brûler les étapes. Quand vous serez officiellement indépendants de la RFIC [NDLR : République fédérale islamique des Comores], vous serez libres de faire des propositions de négociation avec la France, conformément au désir profond des Anjouanais.7 »

Jérôme Talpin rappelait à l’époque que « le président Ibrahim Abdallah a dû juger que [Pierre Pujo] était plutôt un homme de bon conseil puisque la question posée aux Anjouanais le 26 octobre reprenait mot pour mot la formulation suggérée par Pierre Pujo. »

Un « représentant plénipotentiaire » proche de Le Pen

Le journaliste ajoutait que Pujo en avait profité pour recommander au « président » Ibrahim l’un de ses proches, le juriste Elie Hatem, prétendument spécialisé dans le droit international. Après avoir suivi sur place le déroulement du référendum du 26 octobre 1997 - ce qui a eu pour effet non seulement de légitimer aux yeux de certains Anjouanais l’espoir de voir la France accepter leur demande, mais aussi de donner, à leurs yeux, un aspect officiel à ce référendum en sa qualité de juriste - Elie Hatem a été nommé le lendemain représentant plénipotentiaire du « président » Abdallah Ibrahim. « Nous, cheikh Abdallah Ibrahim, président de l’État d’Anjouan, écrit-il dans une lettre des plus succinctes, avons le plaisir d’accréditer monsieur Elie Hatem et lui conférer un pouvoir plénipotentiaire pour représenter notre État à l’étranger et œuvrer pour sa reconnaissance internationale.8 » Parallèlement, celui qui, plus tard, deviendra avocat, a eu la tâche de rédiger la future constitution d’Anjouan.

Comme Pujo, Elie Hatem est une figure de l’extrême droite française. Proche de la famille Le Pen (il fut candidat du Front national aux élections municipales de Paris en 2014), c’est un maurassien qui a joué un rôle important au sein de l’Action française. Dans un numéro de L’Action française Hebdo, il affirmait que « la proclamation de l’autodétermination d’Anjouan, le 3 août 1997, s’avère justifiée […] Il va donc falloir reconnaître à ces îles le droit à l’autodétermination et la liberté de disposer d’elles-mêmes9 ». Dans ce même numéro, il interviewait un certain Bob Denard, dont il sera l’avocat huit ans plus tard lors de son procès pour le coup d’État contre Saïd Mohamed Djohar, le président des Comores, en 199510.

D’autres militants de l’extrême droite française ont pris fait et cause pour le combat anjouanais. Toujours dans L’Action française Hebdo, Jean-Michel Weissgerber, président d’honneur d’une association de rapatriés de l’Algérie, racontait son voyage de trois semaines « dans l’île plus tricolore que jamais ». On pouvait y lire ce condensé de paternalisme : « C’est dans la rue essentiellement que j’ai découvert combien l’attente de la France était extraordinaire. Nous n’avons pas le droit de décevoir tous ces braves gens. Par ailleurs, sait-on que de très nombreux Anjouanais se reconnaissent par leurs surnoms français : Pompidou, Coquillage, Mon garçon […] Sur le boulevard de Coelacanthe [à Mutsamudu, NDLR], j’ai fait la connaissance d’Enrico en référence à Enrico Macias, qui m’a fait écouter les larmes aux yeux sa chanson préférée : “La France de mon enfance”. »

Un autre journal d’extrême droite, Présent, s’est également intéressé au rattachisme. Fidèle à la stratégie adoptée par Pierre Pujo vingt ans auparavant, consistant à grossir le trait des différences entre les îles de l’archipel et à en inventer d’autres, le journaliste et écrivain à la bibliographie foisonnante, Francis Bergeron, y multiplie les contre-vérités : « À Anjouan les femmes ne sortent pas voilées. L’alcool n’est pas interdit. La polygamie est en recul constant… Et Mutsamudu, la capitale anjouanaise, reste dominée par la jolie petite église toute blanche de la mission catholique11 ».

« Nous nous sommes trompés »

Si les dirigeants séparatistes anjouanais n’ont jamais caché ces liens, ils n’en ont pas moins tenté de réduire le rôle de ces militants peu fréquentables. À l’époque, le docteur Ahmed Zaïdou, une figure du rattachisme anjouanais, affirmait que « la sympathie des royalistes pour les séparatistes est une chose que personne ne peut nier. Mais je le répète, Pujo ne conseille pas. Hatem a eu un rôle limité. Les Anjouanais sont assez matures pour pouvoir décider de leur destin !12 » Dix ans plus tard, il admettait une erreur stratégique : « Nous nous sommes trompés. Quand on se retrouve dans une mare et qu’on ne sait pas nager, on ne regarde pas la couleur de la corde que l’on vous tend. »

Malgré cette auto-critique bien tardive, son discours légitimant le séparatisme reprenait mot pour mot les thèmes mis en avant par la galaxie Pujo : réécriture de l’Histoire et attachement aux symboles féodaux. « Les Comores sont un pays fabriqué, affirmait-il depuis La Réunion, où il était exilé, en 2007. Un pays qui n’a pas de socle historique. Ces îles s’appelaient les “îles aux sultans batailleurs”. Ces derniers faisaient du commerce, des mariages ou des guerres entre eux. Les sociétés ne sont pas les mêmes. Par exemple, le grand mariage [NDLR : une cérémonie particulièrement importante dans l’archipel, et surtout sur l’île de la Grande Comore] n’est pas une obligation de notabilité à Anjouan. Le chiromani [NDLR : une sorte de châle porté par les femmes] est typiquement anjouanais. Il y a autant de différence entre la Grande Comore et Anjouan qu’entre La Réunion et Maurice. Pourquoi le colonisateur n’a pas créé la République des Mascareignes avec ces deux îles ? »

Officiellement, la France n’a jamais reconnu le pouvoir indépendantiste anjouanais, même si certains de ses représentants - des diplomates notamment - ont joué un rôle trouble durant la crise. Cela n’a pas empêché quelques responsables politiques français marqués à droite de soutenir la cause rattachiste. L’un d’eux, le député UMP13 Didier Julia, a notamment fait parler de lui en janvier 2005 en défendant la fameuse proposition de loi sur le « rôle positif » de la colonisation française. Proche des milieux d’extrême droite (il a notamment soutenu la « dédiabolisation » du Front national à la fin des années 1990), Julia fut à l’époque l’homme politique le plus engagé en faveur des séparatistes. Ancien secrétaire du RPR en charge de l’outremer, il avait écrit une lettre soutenant leur combat au ministre français des Affaires étrangères14.

« Considérer la France comme leur mère »

Si à Mayotte les partisans du séparatisme anjouanais étaient nombreux - et pour cause : cette crise justifiait, à leurs yeux, le choix des Mahorais de « rester » français vingt ans plus tôt -, ses soutiens les plus actifs se trouvaient à La Réunion. Le journaliste Jean-Claude Vallée, lui aussi proche de l’extrême droite - il a notamment été l’attaché parlementaire du député de La Réunion Jean Fontaine, qui avait rallié le Front national en 1984 - était l’un d’eux. Pas un numéro de son magazine, Via, ne sortait sans que plusieurs pages ne soient consacrées à la « libération » anjouanaise. Tandis que le chaos s’installait dans l’île, qui mènerait bientôt à la guerre civile, Vallée décrivait « un apprentissage de l’indépendance dans la sérénité ».

Il affirmait également que le référendum du 22 décembre 1974, qui avait abouti à l’indépendance des Comores, avait été truqué. « Les Mohéliens et les Anjouanais ont été séparés de la France dans des conditions irrégulières », écrivait-il dans le but de légitimer les revendications des séparatistes. Pour lui, ces deux îles, Mohéli et Anjouan, « n’ont d’ailleurs jamais cessé de considérer la France comme leur mère ». Une œuvre de propagande saluée en son temps par le pouvoir anjouanais : Ibrahim Abdallah l’avait décoré de l’Ordre de l’Étoile d’Anjouan.

1Le Camelot n°1, janvier 1998

2Pierre Pujo, Mayotte la française, ed. France Empire, 1993

3La population de Mayotte était alors estimée à environ 40 000 habitant.e.s.

4L’Action Française Hebdo, août 1998

5L’Action Française Hebdo, octobre 1997

6Le Quotidien de La Réunion, 25/02/1998

7Lettre signée Pierre Pujo, marquée du sceau de L’Action française Hebdo, datée du 15 octobre 1997, Paris.

8Lettre d’accréditation marquée du sceau de l’État d’Anjouan, et signée le 27 octobre 1997 par son « Président ».

9L’Action Française Hebdo, août 1998

10Un coup d’État avorté par une intervention de l’armée française.

11Présent, août 1998, cité par L’Archipel n°173, septempbre 1998

12Le Quotidien de La Réunion, 25/02/1998

13Parti conservateur français, rebaptisé Les Républicains.

14L’autre Afrique, décembre 1997