La vie de Mário Coelho Pinto de Andrade, premier président du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), est inextricablement liée à l’histoire de l’Afrique des années 1950 et 1960, et à celle des intellectuels lusophones comme Amílcar Cabral de Guinée-Bissau, Agostinho Neto d’Angola et Eduardo Mondlane du Mozambique, emprisonnés ou contraints à l’exil sous la menace des arrestations et parfois de la torture. Tous s’étaient unis pour arracher l’indépendance des pays africains sous la domination portugaise.
Dans son film, Mário, Billy Woodberry, cinéaste américain basé à Lisbonne, s’appuie sur un véritable trésor d’archives, de la vie dans l’Angola colonial à l’atmosphère tendue des réunions estudiantines africaines clandestines au Portugal, en passant par Paris et le rôle de la revue Présence africaine, à l’origine du Congrès international des écrivains noirs africains à la Sorbonne en 1956. Puis à la Conférence tricontinentale à La Havane en janvier 1966, où parmi les 500 délégués se trouvaient le leader vietnamien Nguyen Van Tien, le Chilien Salvador Allende et Amílcar Cabral. La réunion, dont le président, le leader de l’opposition marocaine Mehdi Ben Barka, a été assassiné deux mois avant sa tenue, fut perçue comme une menace et un défi politique importants pour l’Occident.
Marginalisé puis réhabilité
Certaines rares images témoignent d’une histoire intime de Mário de Andrade, quand il visite la Chine rurale pendant le « Grand Bond en avant » en compagnie du cinéaste sénégalais Ousmane Sembène. D’autres images de guérilla et des extraits d’une longue interview réalisée en 1986 par la journaliste portugaise Diana Andringa sont également remarquables. On suit le parcours personnel de Mário, devenu une figure intellectuelle renommée, ayant notamment écrit sur la culture et la poésie lusophones africaines ainsi que sur les racines et l’histoire des mouvements anticoloniaux et, en particulier, sur l’importante contribution d’Amílcar Cabral.
Après l’indépendance, des malentendus et des confusions (notamment l’adhésion à un groupe d’opposition interne au MPLA) ont marginalisé Mário de Andrade, qui a même été privé de passeport angolais sous la présidence de dos Santos (1979-2017). Lors du dernier congrès du MPLA, en 2018, près de trois décennies après son décès, Mário de Andrade a finalement été réhabilité politiquement et reconnu officiellement comme le premier président de l’organisation à un moment cruciale de la lutte anticoloniale.
En conclusion, Mário est bien plus qu’un simple documentaire biographique. Il s’agit d’un témoignage puissant sur la force de la résistance, l’importance de la solidarité internationale et le pouvoir de la culture dans la lutte contre l’oppression coloniale. Grâce à son exploration minutieuse de la vie de Mário de Andrade et de son époque, le réalisateur de Bless Their Little Hearts (1984) reconstitue le fil de l’histoire de l’Afrique australe. L’indépendance du Mozambique et de l’Angola a significativement accéléré, voire permis, la libération d’autres pays encore soumis à des régimes ségrégationnistes, comme le Zimbabwe en 1980, la Namibie en 1990 et l’Afrique du Sud en 1994.
Victoria Brittain : Qu’est-ce qui vous a conduit à consacrer un film à Mário de Andrade ?
Billy Woodberry : J’ai été influencé par la lecture des travaux de l’historien britannique Basil Davidson1. Comme lui, j’estime que la lutte de libération des colonies portugaises était différente de celles contre les autres empires coloniaux, et pas assez connue. J’étais attiré par cette histoire et je voulais en savoir plus, par moi-même, sur cette génération extraordinaire et impressionnante de figures lusophones dont je n’avais pas entendu parler, et qui semblait avoir changé le monde. J’ai donc passé plusieurs années dans les archives au Portugal et en Angola, réfléchissant à cette histoire pendant que le projet mûrissait. Nous avons obtenu petit à petit des sponsors. Ce n’a pas été une tâche facile.
Le film s’ouvre en Angola colonial, avec des images d’une société blanche, formelle, apparemment inébranlable et sécurisée, où le père de Mário de Andrade était un fonctionnaire colonial et où il est né en 1928. Les écoles d’État admettaient alors peu d’étudiants noirs, et Mário et son frère Joaquim ont reçu leur éducation au séminaire. Joaquim est d’ailleurs devenu prêtre tout en restant un partenaire proche de la vie politique de son frère.
« Au Portugal, il côtoie Cabral, Neto et bien d’autres »
Victoria Brittain : Pouvez-vous nous parler de l’exaltation ressentie par Mário lors de sa première semaine à Lisbonne en tant qu’étudiant fraîchement débarqué du long voyage en bateau depuis Luanda, rencontrant Amílcar Cabral et d’autres qui allaient former l’épine dorsale de sa nouvelle vie si substantiellement différente ?
Billy Woodberry : Nous étions très heureux d’avoir retrouvé une interview où Mário parle de ses amis d’enfance en Angola, parmi lesquels le poète et chef historique de la révolution angolaise Viriato da Cruz, et commente son départ pour l’université de Lisbonne. Dans la capitale portugaise, il vit dans une pension où il rencontre Humberto Machado, le fils d’Ilídio Machado, fondateur de l’éphémère Parti communiste d’Angola. C’est Machado qui le présente à Amílcar Cabral. Au Portugal, il côtoie rapidement les figures en exil les plus importantes de l’histoire des anciennes colonies africaines : Cabral, Marcelino dos Santos, Lúcio Lara, Agostinho Neto, et bien d’autres. Il allait intégrer un groupe déjà soudé. Même si ces relations étaient relativement récentes, elles s’étaient nouées entre des hommes qui étudiaient les mêmes livres et les mêmes textes, qui parlaient de la ré-africanisation des esprits tout en prônant l’ouverture sur le monde. Le groupe signe alors un article alertant l’opinion internationale sur les réalités peu connues de la répression et de la violence dans les colonies portugaises et l’envoie à la prestigieuse revue Présence africaine. Cela a représenté un grand pas pour Mário dans le monde politique et intellectuel anticolonial africain.
À Lisbonne, l’atmosphère sous la dictature fasciste de Salazar devenait de plus en plus menaçante. Les arrestations étaient courantes, tout comme en Angola. Le film montre comment le groupe se réunissait clandestinement chez la famille Espírito Santos, originaire de São Tomé-et-Príncipe, connue pour ses positions politiques et ses passions littéraires. Plusieurs membres du groupe, dont les Mozambicains Marcelino dos Santos et Aquino de Bragança (natif de l’île de Goa), partirent à Paris. Mário les suivit peu après avec l’objectif d’étudier à la Sorbonne. Une fois en France, il s’implique dans les études africaines et participe à un projet intellectuel portant sur l’Afrique francophone et sur l’expérience des écrivains et des intellectuels africains et caribéens. Le français est devenu sa deuxième langue.
Il trouve un emploi, en plus de ses études universitaires, à Présence africaine, le cœur du courant intellectuel ouest-africain de la Négritude dirigé par l’écrivain sénégalais Alioune Diop. C’est probablement là qu’il rencontre Basil Davidson pour la première fois et qu’il l’entraîne dans une relation avec l’Angola qui allait durer des décennies et donnerait lieu à certains des livres les plus connus de Davidson. Mário est devenu l’assistant de Diop, et le film le montre en 1955-1956 au centre de l’organisation de la réunion des intellectuels noirs la plus cruciale du siècle : le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs qui comprenait des figures imposantes comme Aimé Césaire – qui travaillait alors sur Une saison au Congo –, et Frantz Fanon, intégré dans la délégation martiniquaise. Il y avait les participants de vingt-neuf pays, dont des personnalités telles que Richard Wright et Léopold Sédar Senghor. À cette époque, Mário devient très familier de la culture, des penseurs et des poètes noirs africains. Un monde bien plus vaste que celui de la lusophonie.
« Mário est libéré après une intervention de Senghor »
Victoria Brittain : Le film s’arrête également sur la période qui s’ouvre après l’arrivée au pouvoir de Kwame Nkrumah, au Ghana, en 1960, premier pays d’Afrique à devenir indépendant...
Billy Woodberry : En 1957, Mário a en effet rencontré Kwame Nkrumah, qu’il admirait beaucoup. C’était un moment historique d’espoir pour tous les mouvements anticoloniaux, après la défaite des Français à Diên Biên Phu, en 1954, et dans le contexte de la répression féroce des combattants Mau Mau par les Britanniques. Après le grand succès du congrès de Paris, Mário a été invité à la conférence afro-asiatique à Tachkent, en Ouzbékistan. C’était pour lui l’occasion de découvrir un tout nouveau monde en Asie, de rencontrer Nazim Hikmet, le poète communiste turc renommé et souvent emprisonné, puis de voyager en Chine avec Ousmane Sembène.
Avec la guerre en Algérie qui s’intensifie, la tension monte à Paris et, en 1961, une manifestation pour l’indépendance des travailleurs algériens déclenche une vague de répression violente au cours de laquelle un nombre inconnu d’Algériens sont tués et leurs corps jetés dans la Seine. Mário et Marcelino sont arrêtés, et ce dernier est déporté en Belgique. Mário est libéré après une intervention de Senghor et après avoir produit un passeport du Congo-Brazzaville. Il faut dire qu’il avait dix-sept passeports, cinq à son nom le montrant tel qu’il était, à savoir un opposant au régime portugais, les autres en tant que Marocain ou Guinéen. Il quitte Paris à ce moment-là.
Victoria Brittain : Comment la vie politique de Mário s’est-elle ensuite déroulée ?
Billy Woodberry : Après la conférence de Tunis, en 1960, où le MPLA a été formellement constitué et Mário a été élu comme premier président, la coordination des mouvements africains portugais a été formalisée avec la création de la CONCP (Conférence des organisations nationalistes des colonies portugaises), basée au Maroc. Il s’agissait d’un développement important. Parmi les collègues proches de Mário de l’époque figuraient les dirigeants mozambicains Aquino de Bragança et Marcelino dos Santos.
Le film montre que c’est Mário de Andrade qui avait déclaré à Londres, en 1960, le lancement de la lutte armée contre la domination portugaise et qui avait dirigé le Mouvement jusqu’à l’évasion d’Agostinho Neto des prisons portugaises, en 1962.
Dans une autre séquence, on apprend qu’en 1961-1962 Mário, en tant que président du MPLA, a envoyé un message à Manuel Santos Lima, un ami et seul officier noir angolais de l’armée portugaise, lui demandant de le rejoindre à Rabat. Lors d’une longue interview dans le film, Lima décrit son voyage. Ce périple devait conduire l’officier à Goa, au sein de l’armée portugaise chargée de réprimer le mouvement pour l’indépendance de ce coin de l’empire colonial portugais. Mais Lima réussit à s’échapper lors d’une escale aux Émirats arabes unis et put se rendre à Tunis et enfin à Rabat. Dans le film, il expose en détail comment, à la demande de Mário de Andrade, il a planifié l’organisation et la formation des combattants pour la lutte armée du MPLA, considérée dès lors comme le seul moyen d’avancer vers l’indépendance.
« L’assassinat de Mondlane a secoué le mouvement lusophone »
Victoria Brittain : L’histoire s’accélère à partir de 1960 avec le discours de « Toute l’Afrique doit être décolonisée » de Sékou Touré et le slogan d’Amílcar Cabral « Retour en Afrique ». Mais des assassinats ont créé dans les mouvements de libération lusophones un sentiment d’insécurité et de vulnérabilité juste au moment où le vent de la reconnaissance tournait en leur faveur à travers le Sud global, ainsi que dans le « Bloc socialiste »...
Billy Woodberry : Oui. Le film montre les rapports de la police politique portugaise (Pide) sur le bureau du MPLA à Rabat et ses connexions. Mais encore plus troublant fut le rôle du Maroc dans l’assassinat à Paris du leader de l’opposition marocaine Mehdi Ben Barka en 1965, alors qu’il organisait la conférence stratégique tricontinentale de janvier 1966, qui devait associer l’Amérique latine au mouvement anticolonial afro-asiatique. Après l’assassinat de Ben Barka – avec la complicité de la police française –, il y a eu en 1969 l’assassinat du leader du Front de libération du Mozambique (Frelimo), Eduardo Mondlane, tué par une bombe dans un colis piégé livré à son bureau de Dar es-Salaam. Cet assassinat a secoué tout le mouvement nationaliste lusophone. Puis, en janvier 1973, il y a eu l’assassinat tragique d’Amílcar Cabral à Conakry, tué par des traîtres du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) en collusion avec la police fasciste portugaise.
Victoria Brittain : Que racontent les extraits des discours d’Agostino Neto et de Mário de Andrade soulignant l’importance de la culture dans la lutte de libération, ainsi que les superbes images du festival culturel panafricain de l’Algérie indépendante (filmé par William Klein) et les extraits des films de la compagne de Mário, Sarah Maldoror, sur la répression coloniale et sur la réflexion de Mário de Andrade ?
Billy Woodberry : Il était important pour moi de reconnaître que ces personnes ont joué un rôle essentiel dans la prise de conscience du fait culturel, sur lequel Cabral a d’ailleurs beaucoup écrit. Peut-être qu’elles n’ont pas triomphé dans tous leurs objectifs, mais il faut savoir ce que ces figures historiques ont fait et écrit. On a voulu faire connaître leurs réflexions, dont l’importance d’intégrer la culture populaire dans la lutte de libération contre l’oppression coloniale.
Le documentaire révèle également des aspects moins connus de la vie de Mário après l’indépendance de l’Angola qui mettent en lumière son rôle en tant qu’ami et ministre de la Guinée-Bissau, ainsi que son engagement continu en tant qu’intellectuel et écrivain. Cette perspective élargie offre un aperçu plus complet de l’héritage et de l’influence durables de Mário de Andrade, au-delà de son rôle initial dans la lutte pour la libération de l’Angola.
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1Auteur, entre autres, de L’Afrique avant les Blancs, PUF, 1962, et In the Eye of the Storm. Angola’s People, Doubleday, Garden City, 1972.