
Le 19 janvier 2005, Kabelo Sello Duiker se pendait à Johannesburg. Il avait 30 ans. Un mois plus tôt, un autre des écrivains les plus prometteurs d’Afrique du Sud, Phaswane Mpe, mourait à 34 ans pour des causes restées à ce jour imprécises. Tous deux connaissaient des troubles émotionnels, plus aigus et identifiés chez Duiker. Tous deux aussi avaient écrit des fictions nées de leur vécu ou de leur ressenti, où ils explorent le monde interlope urbain des voyous, dealers de drogue, prostitué
es, dans un temps où l’apartheid vient de s’achever et où un monde nouveau peine à surgir. Un monde où les repères anciens ont disparu et où les nouveaux manquent ou, trop nombreux, se bousculent.Phaswane Mpe avait publié Welcome to Our Hillbrow en 2001 (University of Natal Press), non traduit en français. La même année, K. Sello Duiker avait obtenu le prestigieux prix Herman Charles Bosman pour son roman The Quiet Violence of Dreams (Kwela Books), traduit en français sous le titre La Sourde violence des rêves, et paru dans la collection « Pulsations » aux Éditions Vents d’Ailleurs en 2014. Quelque 500 pages serrées qui composent un roman-monde éclaté pour notre temps désemparé.
Duiker entre races, sexualité et temps
Kabelo (réduit délibérément à l’initiale emblématiquement littéraire « K » dans son nom d’auteur)1 Sello (nom de sa mère) Duiker est né en 1974 à Soweto, le plus grand des townships sud-africains, qui connaîtra parmi les plus célèbres émeutes contre l’apartheid. Mais, première ambivalence, au sein de cette zone surpeuplée de la banlieue de Johannesburg réservée aux gens de couleur, Kabelo Sello vit dans le quartier d’Orlando Ouest, au sein d’une famille de la bourgeoisie moyenne avec des parents universitaires (et dont le père fut une star du football dans les années 1960). Il est envoyé dans une école privée catholique en primaire et, au début du lycée, dans une institution d’élite fréquentée essentiellement par des Blancs. À 16 ans, il suit son père, qui travaille pour Nestlé, et sa famille en Grande-Bretagne, où il termine son lycée. À sa sortie, il passe une année sabbatique dans une famille en France avant de retourner en Afrique du Sud et de suivre des études universitaires à Rhodes et au Cap, puis s’installe dans cette dernière ville aux allures d’une San Francisco des antipodes. En français, on dirait que Duiker – dont le nom afrikaans provient d’un aïeul coloured, catégorie sociale des métis, avec statut spécifique – est un « transfuge de race ». Il est surtout entre deux races, comme on dit entre deux chaises. Ce n’est pas la seule zone où il navigue entre deux eaux.

Tandis qu’il travaille comme rédacteur publicitaire, puis scénariste et chargé des collaborations extérieures à la télévision, il publie un premier roman, Thirteen Cents (David Phillips2), l’errance d’un enfant dans les rues du Cap confronté à la violence et à la pédophilie. Le livre obtient le Commonwealth Writers Prize pour un premier roman africain. Mais son œuvre majeure est The Quiet Violence of Dreams, d’une certaine manière une variante du roman précédent élargi à l’âge adulte, où la ville du Cap prend des dimensions universelles. Le livre deviendra assez rapidement culte. Duiker a 26 ans.
Cette deuxième publication et ce deuxième succès semblent avoir aussi marqué, chronologiquement, le début de la chute de son auteur. Autour de la vie et de la mort de K. Sello Duiker, les informations, sujettes à des tabous, ne sont pas claires. Selon plusieurs sources, Duiker use et abuse des drogues, et passe par un hôpital psychiatrique. Comme pour alimenter sa légende, certaines autres sources évoquent son renvoi de l’université. Il suit en tout cas, à un certain moment, un traitement pour ce qui semble avoir été diagnostiqué comme de la bipolarité. À sa mort, sa famille émet un communiqué où elle explique que Kabelo a interrompu volontairement le traitement médicamenteux parce qu’il freinait sa créativité. Quand on interroge ses amis, les réponses aux questions concernant son état de santé, son passage éventuel en institution psychiatrique comme, par ailleurs, sa bisexualité présumée, assumée ou pas, restent vagues. Lui-même refusait d’en parler à la presse.
Tout au plus entend-on dans son entourage un mea culpa, comme si on ne voulait pas explorer les faces cachées de l’écrivain et prendre la responsabilité de sa mort sur soi : « Peut-être, dans un sens, nous l’avons tué. Nous l’avons mis sur un piédestal. Nous avons mis la pression sur lui, nous attendions tant de lui », dit l’auteur sud-africain Fred Khumalo au journal américain Brittle Paper3 en 2019. Alors que K. Sello Duiker brise les tabous dans ses romans, un halo de mystère et de non-dits entoure le personnage.
Zombies assommés de calmants
De ces multiples ambivalences raciales, sociales et sexuelles, entre un monde où les camps étaient clairement définis et un autre où rien n’est plus ni blanc ni noir, Duiker, qui a exactement 20 ans quand Nelson Mandela devient le premier président de l’Afrique du Sud multiraciale et proclame « we are hybrid », tisse tous les fils de ses identités multiples en une œuvre qui fait dialoguer, en une hybridité positive, hétérosexualité et homosexualité, réalisme et mysticisme, folie et sagesse, violence et tendresse. Une œuvre qui dessine, depuis les antipodes, ce que sera l’état et l’esprit de la jeunesse du début du XXIe siècle.
Tshepo, le protagoniste, a 23 ans et est étudiant en journalisme. Le roman s’ouvre quand il est enfermé dans un hôpital psychiatrique pour avoir fumé trop de « ganja » et pour avoir été un jour retrouvé nu, déjanté, dehors, après avoir – déjà – déambulé dans les rues. Avec ses zombies assommés de calmants, ses patients à cran et les psys, infirmiers et ergothérapeutes tous garde-chiourmes à leur manière, l’hôpital est une prison dont Tshepo finit par s’évader. Commence alors une longue errance dans la ville du Cap. Avec un côté Une Saison en enfer4 pour ce livre qui a des côtés rimbaldiens pour la jeunesse de ses personnages et les illuminations de son personnage principal. Mais il s’agit davantage d’une Divine Comédie, car toutes les strates de la société, toutes les nuances entre le mal et le bien s’y retrouvent. Une Divine Comédie avec ses hauts et ses bas, ses allers-retours entre les uns et les autres (Tshepo retournera un temps à l’hôpital). Mais tout de même avec un paradis que Tshepo, venu de l’enfer, frôlera.
Pour incarner le nuancier des sensibilités et des violences, des différentes couleurs de la société et des identités établies, empruntées ou choisies, Duiker nous présente une palette de personnages qui ont chacun leur ton, leur chemin, leur quête. Certes, Tshepo est au centre, mais tout n’est pas centré sur lui. Le roman est polyphonique, et la multiplicité des voix qui se croisent sans jamais se confondre représente la variété des parcours de ces hommes et de ces femmes, jeunes pour la plupart, qui se cherchent dans un monde qui n’a plus en commun que la violence ou le manque à sa base et le bonheur, le seul bonheur, comme horizon visé. Les luttes du temps de l’apartheid ne sont plus des balises, elles sont des stigmates inscrits au plus profond des chairs, avec lesquels il faut apprendre à composer : « J’ai voulu montrer que la violence est utilisée par les gens pour communiquer. C’est peut-être déplorable. Mais nous faisons partie d’une culture de la violence et nous n’avons jamais reçu aucune aide pour entamer un processus de guérison après l’apartheid », expliquait K. Sello Duiker au quotidien néerlandais De Volkskrant en 20035.
Il y a Zebron, qui, à l’hôpital, passe plus de temps au « kulukutz », la cellule d’isolement, parce qu’il ne cesse de provoquer tout le monde jusqu’à s’inventer des crimes. Un misanthrope, cynique, revenu de tout. Il y a Chris, le coloc de Tshepo à sa sortie d’hôpital, qui, lui, est réellement cruel, qui le fascine et le terrorise jusqu’à le violer. Il y a le père de Tshepo, un gangster qui a laissé tuer sa femme devant son fils. Cela pour la violence, le terreau où a grandi Tshepo. Une violence que Duiker, jamais, n’exacerbe, qui parcourt son roman comme une rengaine sourde et insistante, sous la menace supplémentaire et obsédante du sida.
Puis, en face, côté douceur, il y a Mmabatho, l’âme sœur du jeune homme trop sensible, qui le protège et lui confie ses états d’âme de femme et de femme noire, elle qui vient de rencontrer un Blanc, un Allemand doté d’une prothèse à la jambe, qu’elle aime, dont elle finit par porter et garder l’enfant malgré l’abandon du géniteur : « Mais est-ce vraiment si grave d’avoir un enfant toute seule ? » Car elle a des ressources : « Tu les vois pas, tous ces marathons que j’ai disputés, tous ces salauds qui m’ont humiliée, qui m’ont laissée ensuite recoller les morceaux de ma dignité éparpillée ? Mon père […] ne m’a pas cueillie de l’arbre pour que les hommes puissent ensuite me dévorer. »
L’homosexualité comme une antidote à la violence ambiante
Et puis, surtout, il y a un salon de massage où Tshepo finit par trouver la fraternité. Après un petit boulot de serveur dans un restaurant, il répond à une annonce et se retrouve au « Steamy Windows », un lieu de prostitution gay pour l’essentiel. Mais loin d’être glauque et cadre d’un rapport de force uniquement fondé sur le pouvoir de l’argent, l’endroit devient pour l’homme blessé qu’est le protagoniste du roman – et Duiker à travers lui – l’occasion de présenter, dans une Afrique où elle demeure un non-dit, une homosexualité comme un antidote à la violence ambiante et la petite communauté des masseurs comme une confrérie d’ordre social, esthétique sinon spirituelle, où se dessinent de nouveaux rapports humains :
Tu comprendras pourquoi ça prend une telle dimension. L’inspiration des préraphaélites6, ça représente en quelque sorte nos fondations », explique Sebastian, la drag queen du salon, à propos de son modèle, la « Pre-Raphaelite Brotherhood » de peintres anglais de la fin du XIXe siècle, « notre devise, notre lettre de mission, c’est très important. […] Sans cela, ça ne serait qu’un salon de massage comme un autre. Le sexe est tellement laid aujourd’hui, si basique, tellement dépourvu de beauté, de transcendance, de toute esthétique. […] On essaie d’aller au-delà. Nous aussi, nous sommes des artistes révolutionnaires d’un autre genre.
Dans cet univers entre sexe et mystique occupé, côté clients comme côté masseurs, presque exclusivement par des Blancs, Tshepo découvrira que l’on peut s’aimer entre races, et, dans un épisode marquant, son collègue afrikaner, le bien-nommé West, de son vrai nom Karel, l’emmène rencontrer sa mère et son monde rural toujours imprégné de l’apartheid. Et pour la première fois, dit-il, quelqu’un lui « fait l’amour », et c’est un Blanc.
Apaisé, Tshepo, qui, au salon, a pris le surnom significatif d’Angelo, décide de quitter Le Cap, la ville blanche où s’efface « toute trace des cultures autochtones » et rejoint Jo’burg et ses makwere-kwere, les immigrants légaux et illégaux, dans le quartier de Hillbrow, où il a « le sentiment de vivre en Afrique quand [il] sort dans la rue et enten[d] des beautés à la peau noire s’engueuler en lingala, en congo ou dans un patois français qu’[il] ne compren[d] pas ». Et dans le foyer social où il trouve un emploi, face aux enfants, « noirs pour la plupart, plus quelques visages coloured et blancs, [il] sen[t] que Dieu ne peut être une seule histoire. Il est un ensemble de scénarios. » Fin.
Des lectures diverses qui s’entrecroisent
The Quiet Violence of Dreams, de K. Sello Duiker, est aujourd’hui une référence en Afrique du Sud. Le nom de son auteur a été donné à un prix littéraire. Et les analyses se sont multipliées au fil des ans en Afrique australe et dans le monde anglo-saxon. Des lectures multiples comme le roman est lui-même choral. Certaines s’attachent à la description de l’oppression psychiatrique, d’autres à la condition féminine, d’autres enfin, plus nombreuses, le relient à la littérature gay ou queer. Avec le recul, vingt ans après sa parution originale, il nous semble que son originalité tient surtout à l’éventail de ses thèmes qui s’entrecroisent et se renforcent, dont aucun ne prend le dessus. Sans le programmer, Duiker pourrait bien, pour une jeunesse qui a eu 20 ans en l’an 2000 et la génération « Z » qui a suivi, non seulement sud-africaine mais aussi dans le monde, avoir écrit un roman de l’intersectionnalité : celle des revendications féministes, des luttes raciales, des rejets du joug mental et de l’effacement des frontières entre les genres. Des générations pour qui l’affrontement binaire a fait long feu, connectées entre elles, entre Le Cap, San Francisco, New York, Londres, Paris et Hong Kong.
Paru dans une maison sud-africaine moyenne, Kwela Books, le roman aura eu aussi un écho de plus en plus grand hors des antipodes. Les traductions, néerlandaise, allemande, italienne, se sont vite succédé, et le public a suivi. En France, le chemin aura été plus long. Lorsque, à la parution en français, Le Monde publiera une recension élogieuse à la une de ses pages littéraires du vendredi, la critique Catherine Simon s’interrogera en privé sur le silence des grands éditeurs face à ce « portrait époustouflant de la jeunesse du Cap, ce récit-fleuve, plein de mélancolie, de fureur et de sexe […], souffle de vie jusqu’à ce jour inégalé ».
Le roman sera finalement publié par la maison Vents d’Ailleurs comme premier titre d’une collection que j’ai pu créer7. Le traducteur, Jean-Yves Kruger-Katelan, se lancera avec passion dans un marathon, venant à bout des 1 200 000 signes en un temps record. À la sortie, un livre traversé, en un français aussi personnel que l’anglais original, par la fragilité de Tshepo et la douce-amère intranquillité de Duiker. Et vice-versa : « J’observe un groupe de garçons, des gays qui ont tout juste l’air de sortir du lycée. Parmi eux, il y a un Noir. Quand je le regarde, je pense à moi. Ce ne sera pas facile de faire ta vie, je me dis, en grimaçant à la pensée des obstacles qui l’attendent. »

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1« I try to be my own publicity manager », https://www.westerncape.gov.za/text/2004/5/22-24.pdf
2Paru en français sous le titre 13 cents, traduction de Laura Derajinski, Iago, Paris, 2010.
4Une Saison en enfer est un recueil de poèmes en prose d’Arthur Rimbaud, publié à compte d’auteur en octobre 1873.
5Cet article paru le 20 juin 2003 est disponible en anglais ici : https://www.westerncape.gov.za/text/2004/5/22-24.pdf.
6Mouvement artistique né en Angleterre à la fin du XIXe siècle, relatif aux maîtres italiens prédécesseurs de Raphaël (XVe siècle).
7Avec Claire Riffard, pour les premiers titres.