
Fin décembre 2019, j’ai entendu parler d’un nouveau livre, The Fortune Men, qui raconte l’odyssée mélancolique de Mahmoud Mattan, un marin somalien, jusqu’à Tiger Bay, à Cardiff (Pays de Galles), au XXe siècle, où il a été reconnu coupable à tort du meurtre de Lily Volpert et envoyé à la potence en septembre 1952. Mon arrière-grand-père a également vécu à Cardiff à cette époque, et je n’ai pas tardé à retrouver l’auteur, Nadifa Mohamed, et à lui demander si mon aïeul figurait dans le roman. Elle m’a assuré qu’il y était, mais dans « un rôle très bref ». Je l’aurais acheté de toute façon, mais cette nouvelle n’a fait qu’accroître mon impatience. Ce n’est pas tous les jours que l’on reçoit la nouvelle flatteuse de trouver un parent dans un roman nominé au prix Booker.
Je suis né et j’ai grandi à Cardiff, et j’ai été surpris de découvrir que mon arrière-grand-père, appelé dans le livre « Dualleh le communiste », était présent au procès de Mattan. Il était un activiste de premier plan et une épine dans le pied des forces de police du sud du Pays de Galles, qui pensaient qu’il « s’associait involontairement avec des communistes », selon leurs archives. Pensaient-ils vraiment qu’il ne savait pas ce que symbolisait la faucille et le marteau ? J’ai ri en parcourant leurs archives à son sujet.
J’ai quand même traversé une grande partie de ma vie sans savoir que le dernier homme condamné à mort en Grande-Bretagne était somalien, qu’il était originaire de la région où j’ai grandi et qu’il connaissait probablement un de mes proches. Ce qui est encore plus stupéfiant, c’est la manière dont cette histoire a été discrètement mise sous le tapis et volontairement oubliée jusqu’à ce que Nadifa Mohamed la déterre et l’aide à atteindre un public au niveau mondial. Mattan a été disculpé à titre posthume en 1998, mais cela n’aurait été qu’une maigre consolation pour son ami, ses enfants (dont l’un a très mal pris les révélations sur son père) et sa femme en deuil, Laura.
Une ville monde
Une mise en garde contre les spoilers est superflue dans cette histoire, car beaucoup savent comment le protagoniste va finir. Mais le livre offre quand même beaucoup à ses lecteurs. Son autrice se lance avec talent et perspicacité dans une double quête : Nadifa Mohamed reconstitue la vie de Mattan et fait des recherches médico-légales sur son procès, mais elle s’efforce en plus de donner un aperçu de la scène sur laquelle s’est joué ce drame pour nous aider à comprendre le contexte. Tiger Bay, le principal port de Cardiff, est très tôt devenu l’un des lieux les plus cosmopolites de Grande-Bretagne, avec une communauté dynamique, diverse et mélangée issue de tout l’Empire britannique.
Les descriptions de Mohamed illustrent la façon dont Cardiff est passée d’une ville endormie et homogène à une mini-métropole débridée et culturellement riche :
Un défilé de grands Vikings corpulents à la barbe blonde et aux chemises déchirées, ensanglantées par des bagarres, des groupes de l’Armée du salut cherchant des ivrognes à sauver, des Yéménites et des Somaliens en robe défilant pour célébrer l’Aïd, des cortèges funéraires élaborés pour les derniers riches capitaines de Loundon Square, d’enfants catholiques vêtus de blanc le jour de la Fête-Dieu, menés par un tambour-major tournoyant, de groupes de calypso improvisés qui font la manche pour récolter assez d’argent pour faire une tournée dans le pays, de jeux de dés de rue qui dégénèrent en rires joyeux ou en menaces méchantes, de putes semblables à des oiseaux qui lissent leurs plumes pour attirer un parieur de passage... Le vieux Tiger Bay malmené, aussi apprivoisé qu’un lion de cirque.
Les docks ne faisaient qu’un kilomètre carré, ils étaient isolés du reste de la ville, mais ils contenaient le Monde.

La ville a accueilli le chanteur, activiste et athlète Paul Robeson, nous a donné Shirley Bassey1 et Patti Flynn2. Le cheikh Saeed Ismail – « l’imam le plus connu du Pays de Galles » –, né d’un marin yéménite et d’une mère anglaise, a servi sa communauté à Cardiff pendant plus de cinquante ans avant de mourir, en 2011. Mon propre arrière-grand-père, membre de la Ligue de la jeunesse somalienne, qui avait une section active à Cardiff avant même Mogadiscio, était une connaissance de l’éminente socialiste et suffragette Sylvia Pankhurst, qui s’intéressait activement à la politique est-africaine. The Fortune Men recrée avec soin ce monde et son assemblage éclectique de personnages étranges et fascinants, réunis par des courants qu’ils ont chevauchés jusqu’à Cardiff, mais qui échappaient à leur contrôle.
Racisme et déracinement
La toile de fond de cette histoire est toutefois la Grande-Bretagne des années 1950, une société profondément raciste où le mot « nègre » était d’usage courant, où des émeutes raciales avaient souvent lieu et où la presse passait autant de temps à fustiger et à railler les minorités qu’à sonder les actions de son gouvernement. Le South Wales Daily déplorait le « grand afflux de races indigènes ». Dans le roman, un officier de police sectaire illustre les attitudes courantes à l’époque à Cardiff à l’égard de Tiger Bay : « Les ports sont une plaie ouverte » dans laquelle « les pédés, les noirs, les voyous, les communistes et les traîtres de toutes sortes » se faufilent furtivement. Après sa condamnation, le propre avocat de Mattan l’a décrit comme un « mi-enfant de la nature, mi-sauvage semi-civilisé ».
Face à ce racisme, Mattan est un personnage défiant et intransigeant. Toujours diplomate, lorsqu’un gardien de prison lui refuse de l’eau alors qu’il risque d’être condamné à mort, il lui répond résolument : « Enfoiré, va te faire foutre. » Dans un moment de réflexion, il s’interroge sur son attitude, sur son refus de jouer le rôle de l’homme discret et gentil. « Je récupère ma fierté, je me venge », conclut Mattan.
Nadifa Mohamed n’est pourtant pas un ventriloque tirant les membres de Mattan, générant ses pensées et bougeant ses lèvres. Son propre positionnement en tant qu’autrice lui permet d’être extrêmement proche de lui. Son père – dont la propre histoire est racontée dans son premier roman, Black Mamba Boy3 – était également un marin somalien, qui est arrivé en Grande-Bretagne à peu près au même âge que Mattan. À cet égard, elle fait partie de cette histoire et de ses nombreuses suites. Son père a lui aussi connu le racisme dont Mattan a fait l’expérience, le déracinement culturel, les insultes et les railleries, la lutte pour construire une vie dans un environnement extrêmement hostile, dans un monde si différent du confort somnolant de la Somalie.
Nadifa Mohamed décrit le penchant philosophique de Mattan comme « l’école de pensée makhayad (cafétéria) », un ensemble de maximes nomades distillées par de vieux Somaliens buvant du thé. Ses principes clés sont les suivants : la vie est pleine d’épreuves, rien n’est permanent, et il ne faut pas s’attacher trop émotionnellement à ce court mais périlleux voyage. À cet égard, il n’était pas totalement responsable de ce qui s’était passé dans sa vie. Chaque fois qu’il avait fait un effort pour se reprendre en main et trouver des moyens stables de joindre les deux bouts, les portes lui avaient été fermées, son nom étant trop exotique ou son teint trop foncé.
Floyd et Hassan, victimes comme Mattan
Même avec sa foi renouvelée, il regarde dans l’abîme de sa mortalité, faisant face à une condamnation à mort. Sa dernière tentative de percer les murs de béton de sa cellule et de parler à Dieu dans l’espoir d’un miracle est restée lettre morte, la gravité ramenant sur terre son ego surdimensionné : « Il commence à se pavaner, à rougir et à oublier complètement que sa vie ne signifie rien et qu’elle est aussi fragile qu’une brindille sous le pied. Il avait besoin d’être humilié... il peut voir la sagesse de Dieu si clairement maintenant. » Mais, dans l’ensemble, l’autrice fait très peu d’efforts pour attribuer un quelconque point positif à Mattan ou pour excuser ses excès ; même sa relation avec sa mère n’était pas géniale.
Ce livre n’est pas une croisade militante pour rétablir sa réputation, bien au contraire, et c’est ce qui rend le roman si captivant. Nadifa Mohamed s’est passionnée pour cette histoire dès qu’elle a trouvé la coupure de presse sur le meurtre de Mattan, en 2004 (« Woman [Laura] Weeps as Somali is Hanged »4 était le titre du journal), mais la sortie de ce roman est intervenue un an après que George Floyd eut connu sa propre fin prématurée aux mains de policiers de Minneapolis. En 2020, dans la ville où l’histoire se déroule, Mahmoud Hassan, battu à mort par la police du sud du Pays de Galles, est décédé peu après avoir été libéré de sa garde à vue (une enquête est en cours). Comme Mattan, les deux hommes ont été maltraités par les autorités en qui ils avaient confiance. C’est dans cette niche entre l’homme (quels que soient ses actes et son origine raciale) et ses droits (garantis par la loi) que nous apercevons le fond politique de ce roman.
En fouillant cette histoire, l’écrivaine fait revivre Cardiff à une époque où elle était avant-gardiste. Elle complexifie également l’histoire de la Grande-Bretagne à travers l’histoire personnelle d’une personne autrement insignifiante. Mattan n’a pas vécu sa vie comme un homme qui pensait que son histoire avait une importance mondiale, mais « le destin lui a tendu une embuscade ». Nadifa Mohamed le décrit comme un « fantôme », « une silhouette humaine en mouvement ». Elle colore cette silhouette, donne à son histoire un sens profond et met de la chair sur un squelette que Cardiff a tenté de cacher dans son placard.

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1Chanteuse née en 1937, parmi les plus populaires de Grande-Bretagne.
2Chanteuse de jazz, autrice, actrice de radio, mannequin et activiste sociale née en 1936 et décédée en 2020. Elle a été fondatrice et patronne de « Black History Wales ».
3Disponible en français, aux éditions Phébus, Paris 2011.
4« Une femme (Laura) pleure alors qu’un Somalien est pendu »