Kenya. Micere Githae Mugo, l’honneur sali d’une « Mwalimu »

Parti pris · La célèbre activiste kényane, connue pour son œuvre artistique et son engagement décolonial, s’est éteinte le 30 juin 2023. Dans la foulée, un mandarin de l’université de Nairobi a sali sa mémoire d’une plume bilieuse. La riposte n’a pas tardé, à laquelle le romancier Abdourahman A. Waberi joint sa voix.

L'image montre deux femmes souriantes posant côte à côte. La femme à gauche porte un vêtement traditionnel aux motifs colorés, accompagné d'un foulard assorti. Sa expression est douce et chaleureuse. À sa droite, la seconde femme affiche également un grand sourire ; elle porte un haut à motifs et des accessoires qui ajoutent une touche élégante à son apparence. L'environnement semble être festif, avec une nappe blanche en arrière-plan, laissant planer une atmosphère accueillante et joyeuse.
Micere Githae Mugo (date indéterminée).
© Wachanga Productions

Dans ma langue maternelle, le somali, il existe un proverbe, ou dicton, qui dit ceci :

Ne t’avise pas de creuser une fosse,
Mais si tu l’as déjà fait, ô imprudent !
Évite de lui donner une profondeur abyssale
Car celui qu’elle accueillera le premier,
Ce pourrait bien être toi-même !

Cet aphorisme est la clef de l’histoire qui sera brièvement contée. Le recours aux langues africaines, à leurs sapiences, à leurs cosmogonies et à leurs ressources épistémologiques était de la plus haute importance pour la poétesse, dramaturge, pédagogue et activiste kényane Micere Githae Mugo, disparue le 30 juin 2023 à l’âge de 80 ans. Elle a nommé cet univers linguistique, culturel, philosophique et spirituel : « orature ». Ce terme n’a pas d’équivalent dans la langue de Senghor et de Kourouma ; « oralité » serait son petit cousin perdu dans le réseau des équivalences et autres ressemblances translinguistiques.

M.G. Mugo a défriché, labouré et ensemencé cet univers depuis ses premiers pas de jeune chercheuse jusqu’à son dernier souffle d’artiste accomplie, de militante aguerrie et de professeure émérite au département d’études africaines et afro-américaines à Syracuse University, dans l’État de New York. Mais qui était cette femme dont aucun livre n’a été traduit dans la langue de Césaire et de Fanon ?

Porte-paroles des sans-voix

Micere Githae Mugo est de cette génération d’artistes, d’écrivains et de penseurs qui, dès le début des années 1970, ont osé défier les « pères de la nation » lorsqu’il était encore temps de changer de cap avant la déroute totale et les coups d’État militaires. Dans leurs prises de position et leurs œuvres (romans, pièces de théâtre ou sketchs radiophoniques), ils et elles ne cessent d’alerter, mettre en garde, appeler à la raison. Assumant leur rôle de vigie, ils et elles mettent à nu les mensonges et les trahisons de l’élite, traquent les déraisons postcoloniales. Porte-paroles des sans-voix, ils et elles retracent les affres des « soleils de l’indépendance » sous la férule d’un Jomo Kenyatta, d’un Gnassingbé Eyadéma ou d’un Mobutu Sese Seko avant de raconter les douleurs de l’exil dans des œuvres lyriques, polyphoniques, mélancoliques.

Ils et elles s’emparent des sujets tabous. Prenez l’histoire du Kenya moderne et la mémoire du mouvement pour l’émancipation qu’on a appelé hier la rébellion Mau-Mau, également connue sous le nom de KLFA (Kenyan Land and Freedom Army, ou Armée de libération de la terre kényane dans la langue de Kateb Yacine et d’Assia Djebar). Surgi au cœur des hauts plateaux verdoyants, porté par les enfants de celles et ceux qui ont été chassées de leurs terres au profit des colons britanniques, la KLFA est d’abord placée sous la direction militaire et spirituelle du martyr Dedan Kimathi (1920-1957), puis sous celle de ses camarades Baimungi M’marete, Musa Mwariama, General China ou encore Muthoni Kirima.

Après la mort de ces héros et héroïnes, l’élite dirigeante, sous le joug de Kenyatta, parachève son modèle autoritaire, prébendier et néocolonial. Comme au Cameroun, nulle allusion aux martyrs de la guerre de libération. C’est à cette chape de plomb, plus dense que les brumes matinales du mont Kilimandjaro, que deux jeunes enseignants et écrivains vont s’attaquer en composant à quatre mains, en 1976, une pièce de théâtre au contenu aussi précieux pour les uns que sulfureux pour les autres : The Trial of Dedan Kimathi (Le Procès de Dedan Kimathi). Les deux enseignants se nomment Ngũgĩ wa Thiong’o et Micere Githae Mugo et travaillent dans le département d’anglais de l’université de Nairobi, une institution encore très marquée par ce qu’Anibal Quijano, Walter Mignolo ou Enrique Dussel vont analyser sous le concept de « colonialité du pouvoir » (et ses déclinations : colonialité du savoir, du genre, de la race, etc.)1.

Africaniser les programmes

En 1968, un petit groupe d’enseignants mené par Ngũgĩ pétitionne pour débaptiser le département (qui passerait de English Dept à Literature Dept) et africaniser un tant soit peu les programmes. C’en est trop pour les autorités, qui passent à l’offensive. Brimades, emprisonnement, tortures et exil. Ngũgĩ wa Thiong’o se retrouve dans une prison de haute sécurité pendant plus d’un an avant qu’une mobilisation de grande ampleur lancée par Amnesty International ne lui sauve la vie en le jetant sur le chemin de l’exil à Londres, à New York et en Californie. Micere, elle, s’exilera à New York, puis dans le Zimbabwe du camarade Robert Mugabe – alors fréquentable –, où elle retrouvera d’autres artistes africains exilés à l’instar de la grande romancière ghanéenne Ama Ata Aidoo (1940-2023), qui, elle aussi, nous a quittés récemment après une existence de création et d’activisme féministe et humaniste bien remplie2.

Ngũgĩ wa Thiong'o.
Ngũgĩ wa Thiong’o.
© Daniel Anderson

Micere Githae Mugo est née le 12 décembre 1942 dans une famille de l’élite kényane. Son nom de baptême – Madeline – est jeté aux oubliettes quand elle fait son entrée en littérature, tout comme James Ngũgĩ, qui devint Ngũgĩ wa Thiong’o. Elle a 12 ans lorsque la rébellion dite Mau-Mau embrase le centre du Kenya. Passée par le meilleur lycée du pays, l’étudiante, douée, opte pour la bouillonnante université de Makerere, en Ouganda, et, après un doctorat obtenu au Canada, revient au pays la tête emplie de grands rêves. Un retour qui ne passe pas inaperçu puisque MG Mugo sera une pionnière dans bien des domaines : première femme kényane recrutée par son département en 1973, première chancelière cinq ans plus tard, etc. En 1978, la disparition de Jomo Kenyatta ouvre la voie à son dauphin, Daniel arap Moi. En 1982, une tentative de putsch donne au régime de Moi un visage plus autoritaire que jamais. MG Mugo est contrainte à l’exil.

Esprit curieux, indépendant, Micere Githae Mugo fourbit ses armes intellectuelles et artistiques tout au long de son parcours : à Makerere, auprès de mentors dévoués et inspirants, à l’instar du poète ougandais Okot p’Bitek (son chant épique de 1966, Song of Lawino, est enseigné dans toute la région) et du philosophe John Mbiti, prêtre anglican et défricheur des religions et théologies africaines ; puis au Canada, où elle étoffe son carquois de solides références issues du Black Arts Movement, en vogue aux États-Unis.

De 1984 à 1992, elle vit et enseigne au Zimbabwe tout en élevant ses deux filles. Tout est à construire dans ce nouvel État progressiste. Férue de l’enseignement de l’éducateur brésilien Paulo Freire, MG Mugo teste ses intuitions, tisse des liens entre l’oralité, les arts corporels et les innovations pédagogiques dans le but de produire des savoirs au service du plus grand nombre. De cette expérience, elle tire plusieurs recueils de poésie qui font la part belle à l’oralité, aux voix subalternes et à la sororité tout en composant des ouvrages théoriques comme African Orature and Human Rights (1991, disponible ici).

À partir de 1992, elle s’installe dans le septentrion de l’État de New York. Après un passage à Cornell, elle enseigne à Syracuse, fomente des projets artistiques et militants, intervient en prison auprès de détenus noirs et latinos, semant partout des graines pérennes. Dans la sphère publique, MG Mugo est au centre d’un dense trafic intellectuel, artistique et philosophique comme son œuvre tardive, The Imperative of Utu/Ubuntu in Africana Scholarship (2021), en témoigne. En privé, la poétesse porte le deuil de sa fille aînée, et lutte seize ans durant contre un cancer de la moelle tout en arborant partout un visage souriant, serein, et en multipliant les petits gestes d’affection, d’amitié et de générosité.

Haut-le-cœur général

Revenons à mon dicton du début. Micere G. Mugo s’est éteinte le 30 juin 2023 à Syracuse. Avant même la fin de ses funérailles, Henry Indangasi, un mandarin de l’université de Nairobi, parfaitement inconnu en dehors de son enclave, a, d’une plume bilieuse, sali la mémoire de la défunte dans Nation, un grand journal kényan. Ce qui passait pour un éloge un peu critique n’est en fait qu’un petit tas de ragots, de commentaires misogynes, de remarques déplacées, de règlements de compte vieux de quatre décennies servis dans un style pompeux qui rappelle davantage le rapport de la police politique que l’exégèse littéraire.

Haut-le-cœur général, à l’intérieur et à l’extérieur du Kenya. La rédaction du journal est vertement rappelée à l’ordre par l’activiste Wandia Njoya et tant d’autres, ses manquements professionnels étalés sur la place publique. Mais ce n’est pas tout. Des témoignages affluent, de toutes les couches du pays, écrits par des anciens élèves pour défendre l’honneur de la femme que tous et toutes appellent affectueusement Mwalimu (la maîtresse, la savante). Les amies, les collègues de renom comme l’éditeur Firoze Manji, l’universitaire caribéenne Carole Boyce-Davies ou Mzee Ngũgĩ lui-même prennent la plume pour restituer à leur Micere son aura. L’excellent magazine The Elephant recueille cette moisson frémissante (ici et notamment) de qualité intellectuelle et d’affects positifs.

Du haut de sa morgue, le mandarin a voulu traîner l’icône dans la boue et surtout indiquer à la nouvelle génération une ligne rouge à ne pas dépasser car il croit encore, le pauvre, à l’existence d’un art pur planant au-dessous de basses considérations politiques. La réponse lui est revenue avec la force d’un boomerang dans le monde anglophone… en attendant qu’un éditeur fasse enfin traduire le premier livre de Micere Githae Mugo dans la langue de JM Le Clézio et d’Ananda Devi.

1Selon Anibal Quijano, le colonialisme correspond à une époque donnée, tandis que la «  colonialité  » est un phénomène persistant. Si le colonialisme a disparu depuis longtemps, la structure coloniale du pouvoir persiste et reste «  le mode le plus général de domination dans le monde actuel, une fois que le colonialisme comme ordre politique explicite a été détruit  ».

2Ama Ata Aidoo est décédée le 31 mai 2023.