Diplomatie. Les États-Unis mettent la pression sur le Kenya

Analyse · En remettant en question la présence du Kenya sur la liste des « alliés majeurs non-membres de l’Otan », le Sénat états-unien menace le partenariat stratégique entretenu depuis six décennies entre Washington et Nairobi. Les conséquences pourraient être désastreuses tant pour le pays que pour la sécurité régionale.

Sur cette image, nous voyons deux hommes debout côte à côte, souriants. À gauche, un homme portant un costume noir et une cravate rouge. Il a la peau foncée et une posture confiante. À droite, un homme avec un costume sombre et une cravate bleu clair. Il a la peau plutôt claire et un sourire engageant. Derrière eux, il y a trois drapeaux : deux des États-Unis, avec des étoiles blanches sur fond bleu et stripes rouges et blancs, et un drapeau du Kenya, qui a des bandes horizontales noires, rouges et vertes, avec un bouclier au centre. Le décor est élégant, avec un fond bleu et un tapis orné à leurs pieds. L'atmosphère semble formelle et amicale.
Le président kényan William Ruto et le secrétaire d’Etat états-unien Marc Rubio, lors de l’Assemblée générale de l’ONU, à New York, le 25 septembre.
© DR

Lors de l’Assemblée générale des Nations unies, à New York, le président kényan William Ruto a rencontré le secrétaire d’État états-unien Marco Rubio le 24 septembre pour discuter, entre autres, de la coopération entre les États-Unis et le Kenya en matière de sécurité et de l’escalade de la crise en Haïti (où ont été déployés des soldats kényans). Cette réunion intervient alors que les législateurs états-uniens examinent de plus en plus attentivement les alliances étrangères du Kenya.

Le Sénat états-unien a en effet déclenché une tempête géopolitique qui pourrait ébranler les fondements de la politique étrangère du Kenya. Le sénateur Jim Risch, l’un des républicains les plus bellicistes du Capitole, a présenté un amendement visant à soumettre à un examen confidentiel de 180 jours le statut de « Major Non-NATO Ally » (« allié majeur non-membre de l’Otan », MNNA) récemment acquis par le Kenya.

Selon un communiqué1 du Sénat publié le 13 mai, la proposition vise ce que Risch qualifie de « changements alarmants » dans la posture mondiale de Nairobi : les liens croissants du président William Ruto avec la Chine, la Russie, l’Iran et même avec des réseaux extrémistes tels que Al-Chabab en Somalie et les Forces de soutien rapide (RSF) au Soudan. Si elle était adoptée, cette modification réviserait la loi sur l’autorisation de la défense nationale (NDAA) afin d’imposer une réévaluation de la désignation MNNA du Kenya.

Risch a cité l’augmentation des cas de violations des droits humains sous Ruto, l’intensification de la résistance interne à son régime et une dérive, selon lui inquiétante, de la politique étrangère vers Pékin. « Il est erroné de s’appuyer sur des dirigeants qui embrassent si ouvertement la Chine. Il est temps de réévaluer nos relations avec le Kenya et d’autres pays qui nouent des liens étroits avec Pékin », a-t-il averti, provoquant une onde de choc à travers l’Afrique, où de nombreuses capitales s’appuient sur une diplomatie « multivectorielle ».

« C’est ce que je dois faire pour le Kenya »

Le Kenya n’a obtenu le statut MNNA qu’en juin 2024 sous l’administration Biden, devenant ainsi le premier pays d’Afrique subsaharienne à rejoindre l’Égypte (1987), le Maroc (2004) et la Tunisie (2015) dans cette catégorie très convoitée. Cela a montré la confiance de Washington en Nairobi en tant que point d’ancrage stable dans une région turbulente et a ouvert la voie à une coopération privilégiée dans les domaines de la formation militaire, de la vente d’armes, du partage de renseignements, de la recherche et de l’aide humanitaire.

Ce statut a déjà porté ses fruits. Lors de sa visite historique à la Maison Blanche, Ruto a obtenu2 une enveloppe de 395 millions de dollars (336,5 millions d’euros) destinée à la modernisation de la police, à la formation et au transfert de technologie. Des officiers kényans ont également été déployés en Haïti dans le cadre d’une mission de maintien de la paix, ce qui témoigne de l’importance croissante du pays en tant que partenaire de sécurité de confiance de Washington en Afrique. Le rapport du Sénat, attendu au cours du premier semestre 2026, pourrait donc priver le Kenya de son statut à peine deux ans après qu’il lui eut été accordé.

Ruto, qui a courtisé à la fois Washington et Pékin, insiste3 sur le fait que s’engager avec la Chine est un acte de souveraineté. « C’est en partie pour cela que j’ai un petit problème avec certains de nos amis, mais c’est ce que je dois faire pour le Kenya », a-t-il déclaré aux chefs d’entreprise à Nairobi le 6 août, quelques heures après que Risch eut dévoilé sa proposition.

Niveau record des échanges avec la Chine

La décision de Pékin de supprimer les droits de douane sur des importations clés telles que le thé et le café s’inscrit dans une stratégie plus large visant à approfondir ses relations économiques avec Nairobi. Alors que le président Ruto semblait initialement pencher en faveur des États-Unis, première destination des exportations du Kenya avec environ 679 millions de dollars en 2022, les récents changements suggèrent un revirement en faveur de la Chine, qui est désormais la première source d’importations du Kenya, qui sont évaluées à environ 3,84 milliards de dollars en 2022, selon les données de la Banque mondiale.

En 2024, le commerce total4 de biens et de services entre les États-Unis et le Kenya a atteint environ 3,3 milliards de dollars, les exportations de biens états-uniens vers le Kenya 771,3 millions de dollars et les importations US en provenance du Kenya 737,1 millions de dollars. Dans le même temps, le commerce bilatéral de biens entre la Chine et le Kenya a atteint5 un niveau record de 2,24 milliards de dollars au cours du seul premier trimestre 2025.

Cette réorientation reflète les préoccupations croissantes concernant les politiques commerciales de Washington. Depuis que Donald Trump a été réélu, le Kenya a été confronté à des mesures radicales, notamment des droits de douane visant les importations kényanes. L’African Growth and Opportunity Act (Agoa) offre un accès en franchise de droits aux marchandises kényanes éligibles aux États-Unis. Il devrait expirer cette année, et on ignore s’il sera renouvelé.

Une position plus neutre sur l’Ukraine

En avril, à l’université de Pékin, Ruto a décrit6 la Chine et le Kenya comme «  les co-architectes d’un système plus équitable », une phrase largement interprétée comme un soutien à la volonté de Pékin de contester la domination mondiale des États-Unis. Son gouvernement a également modifié sa position sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie, passant d’une condamnation ferme à une position plus neutre.

Le commerce du thé avec l’Iran a également été approfondi. Quelques mois seulement après son entrée en fonction, Ruto avait invité le défunt président iranien, Ebrahim Raisi, à Nairobi en 2023 et s’était engagé à « renforcer et à consolider » les relations bilatérales malgré les sanctions états-uniennes de longue date.

Joshua Meservey, chercheur senior à l’Hudson Institute, a déclaré au Congrès que l’ouverture de Ruto envers Téhéran était « imprudente et provocatrice », rappelant les complots terroristes passés de l’Iran au Kenya et son statut de paria à Washington.

« Le Kenya doit agir avec prudence »

Le rôle de la Chine dans l’économie kényane n’est pas nouveau. Depuis près de deux décennies, Pékin est le premier partenaire commercial et le premier prêteur bilatéral de Nairobi, finançant des projets d’infrastructure emblématiques dans le cadre de la « Belt and Road Initiative » (« nouvelle route de la soie »).

Parmi ceux-ci figurent le chemin de fer à écartement standard (3,6 à 3,8 milliards de dollars), l’autoroute de Nairobi (510 à 650 millions de dollars) et l’extension de l’autoroute de Thika (32 milliards de shillings kényans, soit environ 210 millions d’euros). Dans le secteur portuaire, Pékin joue un rôle central dans le corridor Lamu Port-South Sudan-Ethiopia Transport (Lapsset), un projet du plan « Vision 2030 » doté d’un budget colossal de 2 400 milliards de shillings kényans.

Dans le domaine de l’énergie, des entreprises chinoises ont construit la centrale solaire de Garissa (13 milliards de shillings) et le barrage polyvalent de Thwake (37 milliards de shillings). Dans le domaine de la technologie et de l’urbanisme, les projets comprennent la Konza Techno City (226 milliards de shillings), la zone économique spéciale de Kilifi (150 millions de dollars), la Pinnacle Tower (20 milliards de shillings) et le stade Talanta Sports City (250 millions de dollars), conçu pour accueillir la Coupe d’Afrique des nations 2027.

Pour l’ambassadeur à la retraite Ambeyi Ligabo, cette relation croissante est probablement ce qui a déclenché l’inquiétude de Washington. « Le Kenya doit agir avec prudence, estime-t-il auprès d’Afrique XXI, sous peine de perdre le privilège rare d’être le seul partenaire MNNA subsaharien des États-Unis. La véritable question est de savoir si se rapprocher de la Chine sert réellement nos intérêts stratégiques à long terme », explique l’ancien diplomate qui a servi dans plusieurs pays africains, notamment en tant que rapporteur des Nations unies sur les droits de l’homme.

Accusations explosives et retombées diplomatiques

La controverse s’est intensifiée après que l’ancien vice-président Rigathi Gachagua, destitué il y a un an, a entrepris une tournée de conférences de quarante-deux jours aux États-Unis, qui s’est achevée le 21 août, au cours de laquelle il a accusé7 Ruto de transformer le Kenya en un « refuge financier » pour les entités sanctionnées par l’Office of Foreign Assets Control et les financiers du terrorisme. Il a affirmé que Ruto avait tenu des réunions secrètes nocturnes avec des hauts dirigeants d’Al-Chabab à Mandera, un haut lieu de l’activité extrémiste. Ce groupe, dont le nombre de combattants est estimé entre 7 000 et 18 000, se finance par l’exploitation minière illégale, le vol de bétail et l’extorsion d’argent via les services de paiement mobile.

Ambeyi Ligabo rappelle que Washington, par le passé, n’a pas hésité à révoquer le statut MNNA. L’Afghanistan l’a perdu en 2022 après la prise de pouvoir par les Talibans, un précédent qui pourrait s’appliquer si le Kenya était jugé trop proche de groupes liés au terrorisme.

Ces allégations ont secoué Nairobi. Le Premier secrétaire du Cabinet, Musalia Mudavadi, qui occupe également le poste de ministre des Affaires étrangères, a qualifié8 Gachagua d’antipatriotique : « Comment pouvez-vous prétendre être un leader national, voire briguer de hautes fonctions, et vous comporter comme un enquêteur du gouvernement américain ? » Le ministre de l’Intérieur, Kipchumba Murkomen, l’a mis au défi de « répéter ces accusations sur le sol kényan ».

Condamnation de l’accueil du Soudanais Hemetti

Mais Rigathi Gachagua est resté ferme, affirmant qu’il n’avait aucune confiance dans les institutions kényanes et qu’il ne soumettrait des preuves qu’aux autorités états-uniennes. Gachagua est allé plus loin, affirmant que Ruto avait laissé les profits tirés de l’or des RSF être blanchi à Nairobi. Ses affirmations font écho à la condamnation9 du Kenya, par la Commission internationale de juristes (CIJ), pour avoir accueilli en février les RSF. À cette occasion, le groupe dirigé par Mohamed Hamdan Dogolo, dit Hemetti, avait annoncé la création d’un « gouvernement parallèle » au Soudan.

Quelques jours plus tôt, l’Union africaine avait mis en garde10 contre toute ingérence extérieure dans la guerre au Soudan. Le gouvernement officiel de Khartoum, en guerre contre les RSF, a réagi en rappelant son ambassadeur à Nairobi et en interdisant l’importation des produits kényans.

Ce n’était pas la première rupture diplomatique entre les deux pays. En décembre 2023, la République démocratique du Congo avait temporairement rappelé son représentant après que le Kenya avait accueilli les chefs rebelles du M23, qui avaient déclaré depuis Nairobi la création de l’Alliance du fleuve Congo, dirigée par Corneille Nangaa.

Ces erreurs répétées, associées aux allégations11 selon lesquelles des responsables kényans auraient commercé avec Al-Chabab, ont gravement érodé l’image de « chouchou » de Nairobi à Washington. « Lorsque les relations diplomatiques prennent une telle tournure, explique Ambeyi Ligabo, il est important de s’asseoir avec vos décideurs en matière de politique étrangère et de déterminer la meilleure façon de sortir de cette situation. »

Marco Rubio annule sa visite

Les analystes préviennent que les conséquences pourraient être graves. Le commentateur politique Martin Andati a déclaré : « En embrassant ouvertement Pékin, nous risquons de perdre notre accès privilégié aux armes états-uniennes, aux entraînements militaires conjoints, aux renseignements et à l’aide à la sécurité qui ont représenté plus de 1,3 milliard de dollars depuis 2020. » Le Kenya accueille également des installations militaires états-uniennes à Mandera et à Wajir qui jouent un rôle essentiel dans la lutte contre le terrorisme. Leur avenir serait remis en question si le statut MNNA était révoqué.

La question transcende les clivages politiques à Washington. Les républicains se méfient de l’influence de la Chine et de la Russie en Afrique, tandis que les démocrates pourraient soutenir l’amendement afin de faire pression sur Nairobi en matière de droits humains. Le sénateur Risch étant un proche allié de Trump, Rigathi Andati met en garde : « Son rapport pourrait signer l’arrêt de mort du Kenya, car Trump ne tolérera pas un allié de la Chine. »

Pour l’instant, les États-Unis semblent souffler le chaud et le froid. Le 12 août, la chargée d’affaires de l’ambassade, Carla Benini, a déclaré : « Le Kenya reste le premier point d’ancrage de nombreuses initiatives américaines sur le continent en raison de valeurs communes en matière de gouvernance, d’État de droit et de démocratie. » Alors que, dans le même temps, le secrétaire d’État Marco Rubio a brusquement annulé une visite prévue à Nairobi après la tournée officielle de cinq jours de Ruto en Chine... Cette annulation inexpliquée a été largement considérée comme un camouflet.

Pendant ce temps, les blocs régionaux tels que l’Intergovernmental Authority on Development (Igad) in Eastern Africa et l’Union africaine (UA) sont restés ostensiblement silencieux. Les analystes émettent deux hypothèses : soit ils craignent que leurs propres politiques étrangères « multivectorielles » ne soient examinées de près ; soit ils observent discrètement le Kenya se faire critiquer après avoir ignoré les avertissements de l’UA contre la légitimation des RSF. Ce silence en dit long sur les enjeux, alors que pendant plus de six décennies le Kenya a été l’allié africain de confiance de Washington.

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1«  Chairman Risch Opening Statement at Hearing on East Africa and The Horn  », commission des Affaires étrangères du Sénat, 13 mai 2025, communiqué disponible ici.

2Fridah Naliaka, Inside Ruto’s Ksh.52 billion bag of goodies from America, Citizen Digital, 23 mai 2024, https://www.citizen.digital/news/inside-rutos-ksh52-billion-bag-of-goodies-from-america-n342695.

3Dennis Musau, «  “China trade is in Kenya’s best interest”, Ruto defends Beijing ties amid U.S. tensions  », Citizen Digital, 6 août 2025, à lire ici.

4Voir les données états-uniennes ici.

5«  China’s trade with Kenya hits record high in Q1 : customs  », Xinhua, 23 avril 2025, disponible ici.

6Son discours est disponible sur le site du ministère kényan des Affaires étrangères en PDF ici.

7«  Ex-Kenyan VP accuses Ruto of gold deals with RSF leader  », Sudans Post, 9 avril 2025.

8Joseph Muraya, «  Gachagua Blames Ruto as U.S. Senator Targets Kenya’s Non-NATO Ally Status Over Rights Abuses  », Y News, 5 août 2025.

9«  Joint Statement : Kenya’s RSF ties undermine Sudan peace efforts  », 23 février 2025, à lire ici.

10African Union rejects Sudan rebel group’s parallel government, RFI, 30 juillet 2025, à lire ici.

11Ty McCormick, «  Report : Kenyan Military “in Business” With Al-Shabab  », Foreign Policy, 12 novembre 2015, à lire ici.

12«  Chairman Risch Opening Statement at Hearing on East Africa and The Horn  », commission des Affaires étrangères du Sénat, 13 mai 2025, communiqué disponible ici.

13Fridah Naliaka, Inside Ruto’s Ksh.52 billion bag of goodies from America, Citizen Digital, 23 mai 2024, https://www.citizen.digital/news/inside-rutos-ksh52-billion-bag-of-goodies-from-america-n342695.

14Dennis Musau, «  “China trade is in Kenya’s best interest”, Ruto defends Beijing ties amid U.S. tensions  », Citizen Digital, 6 août 2025, à lire ici.

15Voir les données états-uniennes ici.

16«  China’s trade with Kenya hits record high in Q1 : customs  », Xinhua, 23 avril 2025, disponible ici.

17Son discours est disponible sur le site du ministère kényan des Affaires étrangères en PDF ici.

18«  Ex-Kenyan VP accuses Ruto of gold deals with RSF leader  », Sudans Post, 9 avril 2025.

19Joseph Muraya, «  Gachagua Blames Ruto as U.S. Senator Targets Kenya’s Non-NATO Ally Status Over Rights Abuses  », Y News, 5 août 2025.

20«  Joint Statement : Kenya’s RSF ties undermine Sudan peace efforts  », 23 février 2025, à lire ici.

21African Union rejects Sudan rebel group’s parallel government, RFI, 30 juillet 2025, à lire ici.

22Ty McCormick, «  Report : Kenyan Military “in Business” With Al-Shabab  », Foreign Policy, 12 novembre 2015, à lire ici.