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À Toussaint Louverture, nos patries reconnaissantes

Parti pris · À l’occasion du 220e anniversaire de la disparition de Toussaint Louverture, Emmanuel Macron s’est rendu au fort de Joux, où le leader indépendantiste haïtien est mort en 1803. Pour Abdourahman Waberi, écrivain et membre du comité éditorial d’Afrique XXI, « connaître cette histoire, sans détourner le message, c’est faire œuvre publique ».

Voici la description de l'image : L'image montre une statue en bronze représentant un personnage en buste, probablement une figure historique. Le buste a un regard tourné vers le haut, suggérant une attitude déterminée ou réfléchie. Le personnage porte une veste à col haut, avec un plissé distinct sur le devant. Les détails du visage, bien que stylisés, montrent une expression forte, avec des traits bien définis. La statue est placée à l'extérieur, entourée d'arbres verdoyants, créant un cadre naturel agréable. La lumière du soleil illumine la statue, accentuant ses contours et sa texture.
Buste de Toussaint Louverture, à Bordeaux.
© Wikimedia

Emmanuel Macron, le président le plus honni de la Ve République, tente ces jours-ci de montrer qu’il va au contact de la population tout en évitant sifflets, huées et concerts de casseroles. D’où l’idée de visites impromptues, de préférence sur des sites difficiles d’accès. Le fort de Joux, dans la montagne du Doubs, lieu de captivité de Toussaint Louverture dont on célèbre le 220e anniversaire de la disparition, a été choisi comme une étape du pénible périple présidentiel. Mais qui était cet homme dont le souvenir hante encore le palais de l’Élysée et le Panthéon ?

Rappelons d’abord que l’actuel chef du parti Renaissance n’est pas le seul à convoquer la mémoire du glorieux personnage. Le 7 avril 2023, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME) et la Région Île-de-France ont organisé une célébration au Panthéon, en partenariat avec le Centre des monuments nationaux.

En janvier 1804, Saint-Domingue, la « Perle des Caraïbes », se hisse au rang de première république noire du monde. Et la Négritude, pour paraphraser le grand poète martiniquais Aimé Césaire, s’est, pour la première fois, mise debout. Un événement de cette portée ne se produit qu’une fois ou deux dans un millénaire. Des esclaves trimant dans les champs de canne à sucre ont renversé leurs maîtres, déclaré leur indépendance, instauré la liberté dans toute l’île. Ils ont remplacé le nom de Saint-Domingue par celui porté par les premiers autochtones décimés – Haïti signifiant la « terre montagneuse » chez les Taïnos.

Les esclaves « crevaient la gueule ouverte »

C’est Toussaint Louverture, un ancien esclave, qui a symbolisé cette nouvelle fondation et fait battre les cœurs dans le Nouveau Monde d’une manière inouïe : les maîtres tremblant de peur ou de rage à l’évocation de son nom ; la plèbe noire, soulevée d’espoir, gonflant la poitrine et bandant les muscles.

Saint-Domingue fut, on le sait, la plus rentable des colonies, produisant à elle seule plus de sucre – le pétrole de l’époque – que toutes les îles sous domination britannique, assurant la fortune de cités portuaires comme Nantes et Bordeaux, Marseille ou Dieppe, les inondant de café, de coton, de cacao et d’indigo. Si de cette économie les maîtres tiraient l’or et le prestige, les esclaves enchaînés, fouettés, marqués au fer rouge, crevaient quant à eux la gueule ouverte. Bien sûr qu’ils se levèrent, prirent les armes, incendièrent les plantations et tuèrent les maîtres dès qu’ils purent saisir le moindre avantage.

Si les révoltes étaient courantes dans le Nouveau Monde, celle suscitée par Toussaint Louverture est plus organisée, plus endurante, plus héroïque. Les plantations brûlent comme fétus de paille, les captifs d’hier se font des combattants redoutables. Les anciens maîtres tombent comme des mouches. Les survivants se réfugient à Cuba, en Louisiane et ailleurs. Cette révolution fait l’effet d’une bombe dans les palais et les chancelleries, plus d’un demi-siècle avant que les Noirs des États-Unis n’entrevoient la liberté après la guerre de Sécession. Plus rien ne sera comme avant.

Esclavage colonial

L’esclavage a été, entre le XVIe et le XIXe siècles, un système social et économique, fondé sur l’exploitation de millions d’êtres humains, maintenus par la violence et la coercition légitimées par des politiques d’États, dont celle de la France. Ce système, qui a laissé une empreinte profonde sur l’Afrique, les Amériques, l’océan Indien et l’Europe, mérite son nom d’esclavage colonial. Nous sommes aujourd’hui engagés dans des récits, des théories et des imaginaires racistes qui sont les produits de ce système.

C’est pourquoi connaître cette histoire, sans détourner le message comme Emmanuel Macron vient de le faire, comprendre les mémoires qui traversent nos sociétés ouvertes et mondialisées, c’est faire œuvre publique. C’est l’une des tâches redoutables dévolues à toute la société française et notamment aux pouvoirs publics et à l’école qui forme les générations futures. C’est aussi le projet de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, présidée par l’ancien Premier ministre et ancien maire de Nantes Jean-Marc Ayrault. Fondation qui s’inscrit dans la ligne tracée par la loi du 21 mai 2001, portée par la garde des Sceaux Christiane Taubira, déclarant l’esclavage colonial et la traite « crime contre l’humanité ».

Mais qui était-il ce Toussaint Louverture ? Né dans le nord de Saint-Domingue en 1743, petit-fils d’un chef africain issu d’un royaume du Dahomey, Louverture apprit à lire et à écrire avec des missionnaires jésuites français et connut dès son plus jeune âge les idées de l’abbé Raynal, un abolitionniste. Comme la majorité des Haïtiens aujourd’hui, Louverture était très probablement un adepte du vaudou. C’est Dutty Boukman, un hogoun, ou prêtre vaudou, qui a, une nuit d’août 1791, réuni les insurgés. Louverture était présent à la cérémonie à l’origine de douze ans de lutte pour la liberté.

Qu’est-ce qui a rendu la lutte possible et ouvert un chemin de liberté ? Le talent politique de Louverture qui a su dresser les ennemis de la République française les uns contre les autres. Son sens de l’organisation militaire a fait le reste. La Révolution française de 1789-1791 proclame l’égalité entre tous les hommes et proscrit l’esclavage. Sans surprise, les planteurs de Saint-Domingue, soutenus par une partie des Girondins à Paris, ont refusé de renoncer à leurs privilèges. La liberté est à portée de glaive.

Le « Spartacus noir »

En mai 1801, Louverture s’est déclaré gouverneur à vie de Saint-Domingue. Le pouvoir politique et militaire de la colonie française de Saint-Domingue ne l’entend pas de cette oreille et provoque sa chute. Napoléon Bonaparte – qui rétablira l’esclavage en 1802 – envoie l’armée du général Leclerc afin de le soumettre. Arrêté, emmené en France, embastillé au fort de Joux, dans le rude climat du Doubs, Toussaint Louverture meurt en 1803 sans avoir pu connaître la proclamation d’indépendance d’Haïti, le 1er janvier 1804, par son ancien lieutenant Jean-Jacques Dessalines. Il avait 60 ans.

Le natif de Cap-Français (futur Cap-Haïtien) est considéré comme le « Spartacus noir » de l’ère moderne. Le nom et le visage du libertador sont présents sur tous les continents, en Haïti et dans les Caraïbes, en Afrique et au Bénin de ses ancêtres du royaume d’Allada, en France dans diverses villes comme Nantes, Besançon ou encore Massy, où fut dressée la première statue avec le concours des exilés haïtiens et la complicité d’un jeune conseiller municipal appelé Jean-Luc Mélenchon.

À Paris, dans la crypte du Panthéon, une inscription est gravée sur un mur en l’honneur de Toussaint Louverture. Cette inscription inaugurée le 11 avril 2009 commémore également son combat pour l’abolition de l’esclavage. À la tête de ses Jacobins noirs, pour paraphraser la somme de l’immense historien caribéen Cyril Lionel Robert (CLJ) James, Toussaint Louverture ne cesse de hanter nos mémoires. Et c’est très bien ainsi.