À Bukavu, capitale du Sud-Kivu, en République démocratique du Congo (RDC), tout le monde connaît Kamituga, à 160 kilomètres, à l’orée de la grande forêt équatoriale. C’est là que des étudiants se transforment en creuseurs afin de pouvoir payer leurs frais de scolarité, c’est là que d’anciens enfants-soldats essaient de se reconvertir ou que des jeunes filles se proposent pour laver les cailloux dans l’espoir d’y trouver des paillettes d’or.
En 1923, la Minière des Grands Lacs (MGL) fut fondée par des investisseurs belges, dont le baron Empain, un proche du roi belge Léopold II. La société, qui s’appellera plus tard la Sominki (Société minière du Kivu), embauchait alors des travailleurs venus de toute la région. Les ingénieurs européens résidaient sur la colline, dans des villas ceintes de grillages, tandis que les employés et les mineurs de fond vivant dans des périmètres soigneusement délimités se nommaient eux-mêmes « sawa sawa » (« pareils aux Blancs ») et envoyaient leurs enfants à l’école afin qu’ils deviennent un jour des « évolués »…
Qui se souvient de ce passé industrieux, de cette relative prospérité due à l’or et à l’étain ? Au milieu des années 1990, alors que s’achevait le régime Mobutu, la Sominki se repliait dans son quartier général basé à Mwenga (toujours dans le Sud-Kivu). Les rebelles de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération (AFDL) menés par Laurent-Désiré Kabila en route pour Kinshasa traversèrent le site, qui fut pillé. Une partie des équipements fut transférée au Rwanda voisin, qui avait entamé sa reconstruction après le génocide des Tutsis de 1994. La société canadienne Banro racheta ce qui restait de la Sominki et mécanisa l’exploitation de nombreux sites, creusant toujours plus profondément la terre rouge des collines.
Système informel et organisé
À Kamituga, cependant, c’est à la main que les creuseurs continuèrent à creuser des tunnels, à les étançonner avec des moyens de fortune, défiant les risques d’éboulements. Les travailleurs congolais avaient été rejoints par de nombreux réfugiés hutus rwandais, qui, après le génocide de 1994, craignaient de regagner leur pays. Ils s’installèrent à leur tour à Kamituga pour y tenter leur chance. Au fil du temps, s’étant assurés de la protection ou de la complicité des militaires, des groupes d’hommes armés prirent le contrôle de certains sites. Moyennant contribution financière, ils accordaient des cartes d’accès, contrôlaient la production et imposaient des taxes aux mineurs. Chevauchant des petites motos d’origine chinoise, achetées pour moins de 1 000 dollars, des jeunes gens se chargeaient de transporter la production en direction des pays voisins.
Malgré les investissements consentis par la société Banro, le site de Kamituga a complètement basculé dans un système à la fois informel et très organisé : des équipes de creuseurs s’engagent dans les tunnels, des femmes lavent les cailloux dans la rivière et y repèrent des éclats dorés, des enfants portent les paniers, et des « travailleuses du sexe », ou « femmes libres », proposent leurs services, aidant les hommes à dépenser le peu d’argent qu’ils ont gagné. D’autres femmes, appelées les « mamans twangaises », pulvérisent les cailloux à longueur de journée et tamisent la poussière où luisent des paillettes.
Dans ce petit monde, il y a des bars qui s’appellent « ambiance à gogo », des étals de brochettes de chèvre, des cabanes qui accueillent les couples pressés de conclure. Kamituga est un condensé de toute la région : des commerçants viennent de Bukavu et concurrencent les motards ; les creuseurs sont originaires de tous les pays voisins, le Rwanda, le Burundi et même la Tanzanie ; certaines « femmes libres » sont montées depuis les rives de l’océan Indien ; et quelques immeubles à étages ont fait leur apparition dans ce far west congolais.
La fin du vaccin contre la variole
Autour de Kamituga, le milieu naturel a été gravement dévasté : les collines sont creusées de tunnels mal étançonnés, les sources et les cours d’eau sont pollués par le mercure utilisé pour produire l’or, le parc naturel de Kahuzi-Biega, qui accueille des gorilles de plaine, est hanté par les braconniers et les groupes armés.
Dans les années 1970 déjà, les épidémiologistes avaient repéré des cas sporadiques de transmission de la variole du singe aux humains dans les régions voisines de la République centrafricaine, et, en 2023, les premiers cas furent découverts dans le Sud-Kivu, affectant principalement les « travailleuses du sexe ». Épidémiologiste à l’université de Lubumbashi et formé à l’Institut Pasteur en France, le docteur Ekwalanga rappelle que le déclin de l’immunité collective est dû à la suppression du vaccin contre la variole dans les années 1970, lorsque le fléau fut considéré comme vaincu : « La niche écologique laissée vacante fut alors occupée par un autre agent pathogène tandis que d’autres facteurs comme la malnutrition et l’absence d’hygiène diminuaient l’immunité collective. La protection croisée qu’assurait le vaccin contre la variole avait disparu. »
Le docteur Mamadou Kaba Barry, qui coordonne les activités de l’ONG Médecins du monde (MDM) depuis Bukavu, se souvient qu’en mars 2024 il avait averti l’Institut national de recherche biomédicale de l’apparition de ce qui ressemblait à une nouvelle épidémie :
Il s’agissait d’une zoonose, de la transmission à l’homme d’une maladie qui jusque-là n’affectait que les singes. Dans d’autres régions du pays, comme la province de l’Équateur proche de la République centrafricaine, la consommation de la viande de brousse a contribué à la transmission de ce que l’on appelait le « clade 1a » (une mutation de la variole du singe). Ici, à Kamituga, dans les zones minières, la prostitution demeure la première cause de la contamination. En mars, lorsque 350 travailleuses du sexe furent affectées par ce qui fut baptisé le « clade 1b », nous avons entamé une sensibilisation communautaire. Nous avons touché 70 000 personnes, dont 36 500 femmes, parmi lesquelles 350 prostituées. Tirant la sonnette d’alarme, nous avons tenté de partager nos données statistiques. Durant trois mois et demi, nous n’avons reçu que très peu d’aide. Une ONG locale, Alima, a fait ce qu’elle pouvait grâce à un financement américain, mais nous avons perdu la course contre la montre.
Les villes gagnées par l’épidémie
Sans entraves, l’épidémie s’est propagée, poursuit le médecin : « Sur les 34 zones de santé de la région, 29 sont affectées par le fléau qui a largement débordé le périmètre de Kamituga. Le “hot spot”, la principale zone de contamination, est désormais Miti Murhesa, proche de Bukavu, où l’hôpital est débordé. Neuf enfants sont morts en un mois. Le fléau a aussi gagné les villes, se répandant dans les quartiers les plus peuplés et les plus pauvres de Bukavu, Kadutu, Ibanda, où depuis des années affluent des populations chassées de la forêt par les groupes armés. »
Présentes dans tout le Sud-Kivu, les équipes de Médecins du monde constatent que l’épidémie, décrétée urgence de santé publique internationale par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en août, se rapproche désormais des frontières de la RD Congo. Depuis le site de Kamanyola, où le futur maréchal Mobutu remporta en 1964 une victoire mémorable sur des rebelles1, on distingue, sur l’autre berge de la rivière Ruzizi, les toits de tôle des premiers villages rwandais. Plus au sud, 500 cas ont été dénombrés dans la ville d’Uvira, voisine du Burundi.
La guerre n’arrange pas les choses : tout le long de la chaîne des Grands Lacs, depuis le lac Albert jusqu’au lac Tanganyika, et plus particulièrement sur les rives congolaises du lac Kivu, les populations sont en mouvement, et les agences humanitaires citent le chiffre de 3 millions de déplacés : depuis le Nord-Kivu où le mouvement rebelle M23, appuyé par le Rwanda, élargit sans cesse son territoire, les déplacés se replient vers le sud et campent sur les rives du lac Kivu, à Minova ou à Kalehe. D’autres, au départ de Goma, se dirigent vers ce que l’on appelle le « Grand Nord », la ville très commerçante de Butembo, voisine de l’Ouganda, ou bien se réfugient dans les vertes collines du Masisi. Les risques de contamination se propagent ainsi jusqu’à la frontière ougandaise.
Les gestes barrières du Covid oubliés
Le commerce de l’or accélère l’épidémie : depuis Kamituga ou d’autres sites d’extraction, les motards transportent le précieux minerai vers le Burundi ou la Tanzanie et favorisent la circulation du virus. Les médecins s’inquiètent aussi de la rentrée scolaire, car le mpox, l’autre nom de la variole du singe, s’attaque aux plus faibles, notamment aux enfants de moins de 15 ans, qui à leur tour contaminent les adultes.
MDM coordonne ses interventions avec les autorités du Sud-Kivu mais constate que « les facteurs aggravants sont nombreux : la malnutrition, l’anorexie (perte d’appétit), les plaies de bouche, l’absence d’hygiène », explique le docteur Barry. Il se souvient que, « voici quelques années, face à l’épidémie du Covid, la population avait compris l’importance des gestes barrières : les poignées de mains et les effusions avaient disparu, les gens avaient pris l’habitude de se laver les mains et des bassines d’eau propre circulaient partout ». « Ces bons réflexes n’existent plus, regrette le médecin, les relais communautaires sont affaiblis, la prévention a reculé. »
Jusqu’à présent, la maladie n’est pas encore mortelle, mais elle pourrait s’aggraver car le virus est en train de muter et de devenir plus virulent, ne se limitant plus aux boutons, à la fièvre et à la fatigue généralisée. À Kinshasa, les 200 000 premiers vaccins envoyés par l’Union européenne et produits au Danemark viennent d’arriver et devraient être réexpédiés dans les zones contaminées. Mais est-il raisonnable de souhaiter une vaccination massive ? Les milieux médicaux ne cachent pas leur scepticisme : « En ville ce serait possible, mais dans les campagnes, comment transporter les vaccins en préservant la chaîne du froid ? Même les congélateurs nous manquent… », déplore le docteur Barry. Restent les gestes de base, qui ont fait leurs preuves face au Covid : se laver les mains au savon et éviter les contacts directs.
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1C’est ici, en face du Burundi, non loin de la frontière rwandaise, que se déroula le 16 juin 1964 une bataille décisive, où l’armée du général Mobutu infligea une cuisante défaite à la « rébellion Simba ». Cette vaste jacquerie s’était transformée en mouvement révolutionnaire après l’assassinat de Patrice Lumumba, Premier ministre élu en 1960, et elle fut même soutenue par Che Guevara, qui passa quelques mois dans les maquis du Sud-Kivu, alors dirigés par l’un des partisans de Patrice Lumumba, un certain Laurent-Désiré Kabila.