En Afrique du Sud, la triple peine pour les « zama zama »

Lumpenprolétariat des profondeurs, les chercheurs d’or clandestins, dont le nombre n’a cessé d’augmenter ces dernières années en Afrique du Sud, jouent leur vie chaque jour en allant à la mine. Victimes de la xénophobie ambiante et cibles des gangs, ils font face en outre à la politique répressive des autorités.

Dans cette image, on voit un paysage vaste et ouvert, couvert d'herbe sèche et de petites touffes de plantes. Le sol est légèrement accidenté, avec des zones de terre claire et quelques pierres éparpillées. Trois personnes marchent dans ce terrain. L'une d'elles porte un vêtement rouge, tandis que les autres sont habillées de couleurs plus sombres. Leur ombre s'étend sur le sol, suggérant que le soleil est assez bas dans le ciel. L'atmosphère est calme et naturelle, évoquant une promenade en pleine nature.
Des zama zama dans le bush - une image tirée du documentaire de Rosalind C. Morris, «  We Are Zama Zama  ».
© Rosalind C. Morris

« Être zama zama, c’est comme parier. Sauf qu’ici on gagne toujours : 300 rands [16 euros], 400 rands, parfois 1 000 rands si on a de la chance... » Saisis dans l’obscurité des profondeurs d’une mine d’or abandonnée, ces propos ouvrent We Are Zama Zama, un documentaire (à voir ici) réalisé par l’anthropologue américaine Rosalind Morris sur l’inframonde des creuseurs clandestins d’Afrique du Sud. Le service Afrique de la BBC l’a diffusé cette année, dans le cadre de sa grille de magazine d’investigation « Africa Eye ».

De la province du Free State à celle du Gauteng, la plus riche du pays qui abrite Johannesburg, alias Egoli (« la place de l’or » en IsiZulu), les zama zama (terme qui signifie, en IsiZulu, « essayer et essayer encore ») seraient plus de 30 000 à travailler et à vivre dans l’obscurité des gisements de charbon, de diamant, de chrome et de manganèse. Dans le secteur aurifère, alors que leur présence s’élargit sur des sites encore exploités avec la complicité d’employés corrompus, ils opèrent généralement dans des puits abandonnés. On estime le nombre de ces puits à 6 000. Officiellement, ils ont été fermés à cause d’une rentabilité jugée trop faible et des coûts de fonctionnement trop onéreux.

Lumpenprolétariat des profondeurs, les zama zama sont principalement composés de migrants sans papiers originaires du Zimbabwe, du Botswana, du Lesotho ou du Mozambique. Mais le nombre de Sud-Africains n’a cessé de grossir au fur et à mesure des dégraissages et des violentes restructurations menées depuis le milieu des années 1990 par le secteur minier national. Comptant aujourd’hui 91 000 employés directs, les mines d’or du pays ont mis à la porte plus de 170 000 personnes depuis 1995. Deux sites exploités par le géant Sibanye-Stillwater, premier producteur mondial de platine depuis qu’il a racheté Lonmin, la firme tristement associée au massacre de Marikana, et deuxième producteur d’or sud-africain, doivent prochainement fermer, ce qui devrait mettre au chômage près de 2 000 mineurs. Le patron de Sibanye-Stillwater, Neal Froneman, qui a dû faire face cette année à plusieurs grèves, « est connu pour son agressivité extrême dans les prises de contrôle d’entreprises et la réduction des coûts sur le lieu de travail, avec de loin le taux de mortalité le plus élevé de l’industrie minière »1 : vingt décès en 2021.

« Là où il y a de l’or, il y a toujours du sang »

« Les licenciements et dégraissages ont eu des ramifications sociales bien au-delà des frontières de l’Afrique du Sud, soulignait en 2019 un rapport de l’ONG Enact (Enhancing Africa’s response to transnational organised crime). Cela a créé deux dynamiques propices à la problématique des zama zama. La première est qu’il ne manque pas d’hommes ayant une expérience minière pour postuler ou pour transmettre leurs connaissances aux jeunes générations. Deuxièmement, en raison de la crise sociale provoquée par les licenciements, lorsque des chômeurs se voient offrir du travail, légal ou illégal, beaucoup sont prêts à tenter leur chance. » Neil Froneman est, comme l’ensemble du secteur minier, engagé dans une politique de « tolérance zéro » vis-à-vis des zama zama, et réfute « l’idée fausse selon laquelle l’exploitation minière illégale serait une solution économique pour ceux qui sont appauvris et sans emplois ».

Pour les zama zama que Rosalind Morris a longuement écoutés, et qui ont filmé leur quotidien munis de caméras GoPro fournies par l’anthropologue, s’aventurer dans l’entrelacs hostile des réseaux souterrains est pourtant un moyen de survivre dans une Afrique du Sud où le taux de chômage est officiellement de 33,5 %. Et s’il s’agit d’un pari, alors on joue aussi avec sa vie. « Là où il y a de l’or, il y a toujours du sang », commente laconiquement l’un des mineurs de We Are Zama Zama. « Il existe une grande différence entre les zama zama et les creuseurs de République démocratique du Congo ou du Ghana, souligne Rosalind Morris. D’abord, contrairement à ces derniers, ils ne sont pas considérés comme des mineurs artisanaux et n’ont donc pas de légalité. Ensuite, contrairement aux conditions de travail dans de nombreuses mines artisanales africaines, les zama zama sont les seuls à exploiter des gisements à de très grandes profondeurs. Ils passent parfois plusieurs semaines sans remonter à la surface. »

Au fond des tunnels, les hommes sont à la merci d’un éboulement, d’une asphyxie, d’une blessure qui s’infecte, d’une chute dans un puits annexe, mais aussi d’une attaque menée par les gangs évoluant dans cet univers souterrain. « La plupart des zama zama ne sont pas membres de gangs – ils sont eux-mêmes victimes du gangstérisme ! insiste Rosalind Morris. Ce sont des personnes sans papiers, sans protections, et donc vulnérables aux gangs. »

Des millions de dollars en jeu

Les zama zama ne sont que les premiers maillons de l’écosystème qui s’est développé autour de l’exploitation illégale de l’or sud-africain - un vaste réseau criminel transnational qui, des fonderies illégales du Rand aux acheteurs émiratis et indiens, engrangerait selon l’ONG Enact près de 800 millions de dollars de revenus par an. En 2020, l’organisation patronale Minerals Council South Africa estimait que 7 tonnes d’or - sur une production annuelle de 135 tonnes - étaient ainsi détournées par ces organisations criminelles. Seules des structures bénéficiant de moyens importants peuvent financer les besoins requis pour pénétrer sur des sites miniers encore exploités.

Le rapport sur la criminalité organisée en Afrique du Sud publié par l’ONG Global Initiative Against Transnational Organized Crime détaille l’ampleur de cette infiltration : « Pour que les organisations criminelles aient accès aux puits opérationnels des mines d’or, une “file” entière d’employés doit être payée, depuis les gardes de sécurité à la surface jusqu’aux conducteurs de machines à enroulement et aux mineurs. Le coût pour corrompre six à sept personnes a augmenté ces dernières années, en raison de la plus grande difficulté à accéder à des puits abandonnés, et se moyenne actuellement entre 65 000 et 70 000 rands [3 500 euros] par zama zama dans les provinces du Free State et du Gauteng. » Un mineur peut être acheté jusqu’à 15 000 rands pour que l’on puisse utiliser sa carte d’accès, pointer en tant qu’employé régulier de la mine et y pénétrer « directement par la porte d’entrée ». « Même les gens honnêtes ont du mal à refuser une telle somme », reconnaît Julian Rademeyer, coauteur du rapport. Et pour cause : un employé de mine bien payé gagne moins de 30 000 rands par mois.

Des {zama zama} descendent à la mine.
Des zama zama descendent à la mine.
© Rosalind C. Morris

Depuis le milieu des années 2010, les communautés riveraines des sites miniers abandonnés, qui vivent souvent dans des shacks (logements) informels, sont confrontées à de régulières et sanglantes batailles de territoires entre gangs. L’implication de fraternités criminelles du Lesotho, les Terene, dans plusieurs drames survenus durant l’hiver austral, participent à la montée du ressentiment et de la xénophobie. La large médiatisation de ces récentes affaires a contribué à faire passer les zama zama de la rubrique des « faits divers » à celle de la politique : leur cas est devenu un enjeu de « sécurité nationale », selon les propos de David Makhura, ex-Premier ministre de la province du Gauteng.

Une série macabre de faits divers

Début juin 2022, un électricien de Sibanye-Stillwater était tué par balle lors d’une attaque menée par une centaine de zama zama contre les installations électriques de l’un de ces sites situé prés de Randfontein, dans le district de West Rand (province du Gauteng). Les zama zama tentaient d’accéder à un puits fermé. Quelques semaines plus tard, quinze clients d’un bar d’Orlando East, à Soweto, étaient massacrés par un groupe armé dans le cadre d’une bataille de territoires entre gangs liés aux zama zama. Fin juillet enfin, près d’un ancien site minier situé à cinq kilomètres de Krugersdorp, toujours dans le West Rand, huit jeunes mannequins, engagées pour tourner dans un clip de gospel, étaient maintenues en otage et violées, certaines plusieurs fois, par un groupe d’hommes armés eux aussi rapidement associés aux zama zama par le South African Police Service (SAPS).

Le 15 août, lors d’une de ses nombreuses adresses à la nation, le président sud-africain Cyril Ramaphosa a été contraint de revenir sur ce dernier drame ayant « causé un outrage national », et a annoncé sa volonté de « mener des actions décisives contre les gangs armés des mines illégales opérant dans la région ».

Depuis, le gouvernement fait souffler le chaud et le froid sur les zama zama. Un projet de loi, porté par Gwede Mantashe, le ministre des Ressources minérales et de l’Énergie, envisage d’octroyer des permis d’exploitation minière artisanale et à petite échelle à d’anciens mineurs clandestins. Mais ceux-ci ne pourront être décernés qu’à des Sud-Africains, et il faudra des années avant que cette politique soit mise en œuvre – si elle l’est un jour2.

L’armée en renfort ?

Le secteur minier est en effet vent debout contre ce projet : « La politique engagée par monsieur Mantashe est un pur fantasme, s’insurge le site d’information Miningmx. Cela suppose que des pelotons de zama zama arrêteront miraculeusement leurs activités illégales du jour au lendemain, suivront une formation formelle, utiliseront des équipements de protection personnels et paieront des impôts et des redevances. C’est comme autoriser les trafiquants de drogue à continuer à vendre de la drogue s’ils obtiennent des qualifications pharmaceutiques et paient des impôts sur leurs revenus - cela n’aboutira tout simplement pas. »

Pour les zama zama, la politique de « tolérance zéro » reste donc de rigueur. Afin de lutter contre les mines illégales, Gwede Mantashe précise qu’il faut à la fois « arrêter, poursuivre et condamner les mouches et les tigres » - c’est-à-dire les zama zama et les syndicats criminels. Jusqu’en 2014, la SAPS comptait une unité spéciale affectée à la surveillance et à la protection des gisements d’or, de diamant et autres pierres précieuses. Le syndicat South African Policing Union (SAPU) appelle à sa réactivation. Selon son porte-parole, Lesiba Thobakgale, « les mineurs eux-mêmes terrorisent la communauté en utilisant des armes à feu et la violence. Donc, si nous avions aussi une unité armée, cela aiderait vraiment et contribuerait aussi positivement à la lutte contre l’exploitation minière illégale ».

Neal Froneman a une nouvelle fois défrayé la chronique en faisant une proposition encore plus musclée : faire intervenir les forces armées sud-africaines sur les sites miniers illégaux. Ce à quoi Brian Ganson, le directeur du Centre de résolutions de conflits sociaux à la Stellenbosch Business School, a répliqué dans les pages « Opinion » du quotidien sud-africain Mail and Guardian, que cela ne servirait à rien. « À travers le continent - du Mali au Mozambique - les stratégies militaires n’ont pas atteint leurs objectifs, rappelle-t-il. Au contraire, elles ont tendance à aliéner davantage les citoyens qui sont déjà marginalisés et souffrent souvent de problèmes systémiques tels que l’inégalité et la corruption généralisée de l’État. À moins et jusqu’à ce que ces causes profondes soient traitées, les jeunes seront attirés par les gangs et d’autres formes d’extrémisme violent pour répondre à leur sentiment d’impuissance. »

Tout au bas de la chaîne

À Kimberley, dans la province du Cap-du-Nord, la légalisation des zama zama exploitant les veines de diamant est une réalité depuis 2018 : 800 d’entre eux ont obtenu leur permis de travail pour exploiter, dans le cadre d’une coopérative, 1 500 acres de gisements diamantifères, le tout grâce à « une collaboration fructueuse entre les acteurs sociaux, les entreprises minières propriétaires des mines désaffectées et les gouvernements national et régionaux »3. Mais la protection du site, codétenu par les entreprises minières Ekapa et Petra Diamonds, a dû être renforcée après plusieurs incursions de zama zama venus de l’extérieur.

La légalisation de l’exploitation minière artisanale à petite échelle est une voie possible, constate Julien Rademayer, beaucoup affirmant que les zama zama sont simplement des mineurs artisanaux qui ont été exclus d’un secteur longtemps dominé par de grosses entreprises. Mais le degré de criminalisation du secteur informel sud-africain est une grave préoccupation : soit ses acteurs résisteront à toute réforme car cela sera préjudiciable à leur influence, soit ils la soutiendront pour légitimer leur autorité et leurs profits. Comme l’a montré la violence qui a entouré la délivrance de permis à Kimberley, une telle réforme pourrait donc finalement plus affecter le secteur minier qu’améliorer sa santé.

En attendant, ce sont donc « les mouches » que la police sud-africaine chasse, pendant que les « tigres » du crime organisé continuent de saigner l’Afrique du Sud de ses ressources minérales. La bible des milieux d’affaires internationaux, l’hebdomadaire britannique The Economist, vient de tirer la sonnette d’alarme en titrant : « Le crime organisé ravage l’économie »4. Avec, au bas de la chaîne, les zama zama. Les corps de vingt et un d’entre eux, sans doute victimes d’un éboulement provoqué par les pluies, ont été retrouvés, début novembre, sur le carreau d’une mine de Krugersdorp.

1Patrick Bond, «  Lonmin’s murder, by money  », CADTM, 6 juin 2019.

2Lire Tracy-Lynn Field, «  Artisanal gold mining in South Africa is out of control. Mistakes that got it here  », The Conversation, 3 août 2022.

3Marcel Gascón Barberá, «  Dans les mines d’or clandestines d’Afrique du Sud, c’est “la loi de la jungle”  », Equal Times, 24 janvier 2019.

4«  How organised crime is blighting South Africa’s economy  », The Economist, 20 octobre 2022.