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La lettre hebdomadaire #138

Enfer

Cette image est une carte satellite des deux sites de la prison de Koro Toro, situés dans la région de Borkou au Tchad. On voit une étendue désertique avec des dunes de sable clair et des zones rocheuses. Les deux complexes de la prison, désignés comme Koro Toro 1 et Koro Toro 2, sont indiqués par des marqueurs. Koro Toro 2 est situé à l'ouest, tandis que Koro Toro 1 se trouve à l'est, séparés par une distance d'environ 1,3 kilomètre. En bas de l'image, il y a une échelle qui montre que la distance totale est de 200 mètres, et une orientation indiquant le nord. L'image a été prise le 4 mai 2023.
© Human Rights Watch

ÉDITO

AU TCHAD, UN BAGNE D’UN AUTRE TEMPS

Mardi 6 août, l’ONG Human Rights Watch a publié un rapport accablant pour les autorités tchadiennes, consacré à la répression des manifestants du 20 octobre 2022 et à leur déportation vers la prison de Koro Toro, un véritable bagne situé dans le désert du Djourab. Le titre du rapport est suffisamment parlant : « Pire que l’enfer. Mort et torture à la prison de Koro Toro au Tchad ». Outre de documenter de manière détaillée la répression des manifestants, qui protestaient contre la volonté de Mahamat Idriss Déby de s’éterniser au pouvoir, et de confirmer la mort de certains d’entre eux – lors de leur arrestation, durant leur transfert vers la prison ou au cours de leur détention –, cette enquête met en lumière les conditions de vie dans ce qui est probablement l’une des pires prisons du continent africain : torture, travail forcé, mauvais traitements, malnutrition...

Il y a quelques mois, Afrique XXI était revenu sur cette répression dans une série de deux articles, et avait publié le témoignage glaçant du journaliste Service Ngardjelaï, qui avait été victime ou témoin d’innombrables sévices.

L’enquête de HRW permet de se faire une idée plus précise encore des conditions dans lesquelles sont parqués les détenus à Koro Toro et de la sauvagerie dont ils sont victimes. Lors du trajet vers Koro Toro, la plupart des détenus ont été privés de nourriture et d’eau pendant deux à trois jours, précise l’ONG, ce qui a poussé quelques-uns d’entre eux à boire leur propre urine. Certains sont morts durant ce transfert, « probablement des suites d’un état de délire et de la faim ». Service Ngardjelaï se souvenait avoir enterré 38 corps à leur arrivée à Koro Toro. Mais selon HRW, des morts auraient également été jetés hors des camions sur la route. L’ONG a documenté la mort d’au moins 4 individus lors du trajet, de 6 autres sur le site de la prison et d’un homme dont le décès est survenu soit pendant le transport, soit une fois sur place. Elle retrace le parcours de chacun d’entre eux. Mais, précise-t-elle, le nombre réel de morts est « probablement beaucoup plus élevé ».

Une fois arrivés sur place, les détenus n’étaient pas au bout de leurs peines. Qu’ils se soient trouvés dans le premier bâtiment (« Koro Toro Habré »), le plus ancien et le plus insalubre, ou dans le second (« Koro Toro Déby »), ils ont vu à quoi pouvait ressembler l’enfer. Certains ont été torturés, d’autres battus. Ils ont été soumis à des privations de nourriture et d’eau, et contraints à du travail forcé. Surtout, ils ont été soumis au joug non seulement des militaires tchadiens, mais aussi de certains détenus à qui l’armée « délègue » une partie de la gestion des prisonniers. « D’anciens détenus ont déclaré que si des soldats de l’armée nationale gardaient la prison, sa gestion quotidienne était déléguée à des prisonniers soupçonnés d’être liés au groupe armé islamiste Boko Haram, précise HRW. Ces hommes punissaient et passaient à tabac d’autres détenus, supervisaient la distribution de nourriture et organisaient un petit marché. D’anciens détenus ont déclaré que les soldats donnaient à ces prisonniers l’autorité de facto pour maltraiter et passer à tabac les autres. »

Autre « dinguerie », de nombreux enfants y ont été détenus. D’après une liste interne établie par les autorités de Koro Toro, et consultée par l’ONG, au moins 82 enfants ont été conduits dans la prison après le 20 octobre. HRW publie le témoignage de l’un d’eux, âgé de 13 ans seulement.

L’existence de cette prison, qui s’apparente à un véritable mouroir, illustre la réalité du pouvoir tchadien qui, depuis plusieurs décennies, et quel que soit le nom de celui qui est à sa tête, est l’une des dictatures les plus féroces du continent. Cela n’empêche pas nombre de pays, à commencer par la France, de la soutenir sans états d’âme, et de lui permettre même de survivre à toutes les épreuves – notamment aux rebellions armées, sur lesquelles l’armée française n’a pas hésité à envoyer ses bombes. La France, qui, après avoir soutenu Hissène Habré et Idriss Déby Itno, est devenue le parrain de Mahamat Idriss Déby en dépit du coup d’État qui l’a amené au pouvoir et d’une élection jouée d’avance en mai dernier, porte une grande responsabilité dans la survivance de cette tyrannie. Elle ne peut ignorer les conditions de détention de Koro Toro et, ce faisant, se rend complice de ce qu’il s’y passe.

Un détail parmi d’autres révélé par HRW : les Tchadiens arrêtés le 20 octobre 2022 ont donné aux camions militaires qui les ont transportés vers le bagne le nom de l’ancien président français Nicolas Sarkozy. Ils ont expliqué qu’ils pensaient que ce modèle de camion avait peut-être été fourni au Tchad par la France sous sa présidence. Vu l’historique des relations et de la coopération militaire entre les deux pays, ils auraient tout aussi bien pu donner à ces camions de la mort les noms de « Mitterrand », de « Chirac », de « Hollande » ou de « Macron ».
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