Enquête

En Ouganda, le lobby anti-gay de la droite religieuse états-unienne

Série (1/3) · Promulguée fin mai 2023, la deuxième loi anti-homosexualité ougandaise a bénéficié du soutien discret de lobbies étrangers. Parmi eux, l’organisation religieuse basée aux États-Unis Family Watch International, présidée par l’influente Sharon Slater.

© Rebecca Vassie

Le 31 mars 2023, la ville ougandaise d’Entebbe a réuni des parlementaires de toute l’Afrique pour la première « Conférence interparlementaire africaine sur les valeurs familiales et la souveraineté ». Dans son discours d’ouverture, le ministre ougandais de l’Information et de l’Orientation nationale, Chris Baryomunsi, a donné le ton : « Ce que nous voyons aujourd’hui, une fois de plus, c’est que le colonialisme se manifeste encore sous différentes formes. Des cultures, des comportements, des coutumes qui nous sont étrangers, à nous les Africains, nous sont imposés et perturbent beaucoup la famille africaine, notre culture, nos comportements, nos valeurs, nos efforts. La question est de savoir si nous acceptons toujours cela, le fait d’être considérés comme de la marchandise, comme des esclaves ? » Son discours sera suivi de beaucoup d’autres, tous posant le débat en des termes similaires et soulignant spécifiquement la menace du mouvement LGBTQ+, décrit comme une forme d’impérialisme culturel occidental à nouveau imposé aux Africains.

Dix jours plus tôt, le 21 mars, le Parlement ougandais avait adopté son dernier projet de loi anti-gay. Cette législation, l’une des plus strictes du continent, impose une peine de prison à vie pour les rapports sexuels entre adultes consentants de même sexe, et propose la peine de mort pour les cas d’« homosexualité aggravée » (ceux impliquant des mineurs, de la drogue ou de l’alcool). La « promotion » de l’homosexualité, quant à elle, est devenue un délit passible d’une peine pouvant aller jusqu’à vingt ans de prison. Le projet de loi a reçu un large soutien de l’ensemble de la société ougandaise, y compris des Églises, de la classe politique et d’autres acteurs de la société. Peu après, le 29 mai, le projet de loi – et notamment les dispositions susmentionnées – a été promulgué par le président Yoweri Museveni.

La conférence du 31 mars avait pour but de profiter de cet élan et de rallier d’autres pays africains à la cause, et il semble qu’elle ait trouvé un public réceptif : des députés et des représentants de la jeunesse d’au moins dix-huit pays africains étaient présents. L’approche semble fonctionner : au cours de la conférence, un député kényan a promis que son pays suivrait l’exemple et, peu après, un projet de loi identique à celui de l’Ouganda a été soumis au Parlement kényan.

La « dernière frontière » du christianisme conservateur

Bien que la conférence et la récente législation ougandaise aient pour objectif déclaré de contrer l’influence étrangère, on peut s’interroger sur le rôle de l’étranger, justement, dans le vote de cette loi, et dans l’organisation de cette conférence. Dans cet article, j’analyserai le rôle de la droite religieuse américaine dans les deux cas : alors que son implication lors de l’adoption de la législation anti-gay précédente en Ouganda (2009-2014) a été largement démontrée, c’est moins clair dans le cas de la récente loi. Ce faisant, l’article accordera une attention particulière à une organisation américaine appelée Family Watch International (FWI), qui se pose en défenseuse de la famille traditionnelle et défend des positions conservatrices sur une série de questions sociétales, en particulier en s’opposant à l’homosexualité, à l’avortement, au contrôle des naissances et à l’éducation sexuelle.

Alors que la lutte contre les droits des LGBTQ+ est une bataille presque perdue aux États-Unis et en Europe, l’Afrique est considérée comme « la dernière frontière pour le christianisme conservateur », explique Lydia Namubiru, journaliste à The Continent News, interrogée en août 2023 par Newlinesmag1. Une enquête menée en 2020 par Open Democracy a révélé que les groupes évangéliques états-uniens ont dépensé « au moins 54 millions de dollars en Afrique depuis 2007 ». Elle a également montré comment le groupe religieux américain Fellowship Foundation a, entre 2008 et 2018, « envoyé plus de 20 millions de dollars rien qu’en Ouganda ».

En effet, la droite religieuse états-unienne a trouvé en Ouganda un terrain fertile pour son message anti-LGBTQ+. Une grande attention a été accordée au rôle des évangéliques états-uniens dans les efforts déployés par l’Ouganda pour adopter une législation anti-gay quinze ans plus tôt : en 2009, un projet de loi a été soumis au Parlement, qui a finalement été adopté en février 2014, avant d’être déclaré invalide par la Cour constitutionnelle six mois plus tard. Il a été démontré que la droite religieuse états-unienne avait joué un rôle tout au long de ce processus, par exemple en organisant des réunions ou en apportant un financement. Ce fut le cas en particulier de Scott Lively – auteur du livre The Pink Swastika : Homosexuality in the Nazi Party (Founders Publishing Corporation, 1995) – qui, au moins à partir de 2002, a travaillé avec des acteurs clés du mouvement anti-gay ougandais. Cela a conduit l’organisation ougandaise Sexual Minorities Uganda (Smug) et le Centre américain pour les droits constitutionnels à intenter une action en justice contre Lively aux États-Unis.

Cette dynamique a cependant été beaucoup moins visible dans la préparation de la dernière loi. Du moins jusqu’à la conférence d’Entebbe, où l’implication de la droite religieuse états-unienne, et en particulier de Family Watch International (FWI), a été documentée dans divers médias.

« Recolonisation sexuelle et sociale »

FWI opère principalement au niveau international, en faisant pression sur les États et les responsables politiques afin d’influencer la législation sur les droits sexuels et reproductifs. Elle est active aux Nations unies, où elle jouit d’un statut consultatif et défend les positions conservatrices en matière d’éducation sexuelle, de questions liées au genre et aux LGBTQ+, ainsi que d’autres préoccupations de la droite religieuse états-unienne. Elle a également fait entendre sa voix dans sa lutte contre les accords internationaux faisant référence aux droits sexuels et reproductifs. Elle considère ces derniers et les droits LGBTQ+ en particulier comme faisant partie d’un projet culturellement impérialiste.

Sa campagne prend de nombreuses formes, y compris des déclarations chocs qui font la une des journaux, comme celle-ci, qui décrit l’accord de partenariat régissant l’aide et le commerce entre l’Union européenne (UE) et les États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) comme une « recolonisation sexuelle et sociale agressive des pays ACP par l’Europe à travers de nombreuses dispositions trompeuses »2. FWI décrit également « les États-Unis et d’autres gouvernements occidentaux ainsi que des agences des Nations unies » comme « faisant chanter les pays en développement pour qu’ils acceptent des droits controversés sous prétexte de lutter contre le Sida3 ».

L’une des principales activités de FWI est l’organisation de conférences, en particulier le « Global Family Policy Forum », au cours desquelles elle forme et informe les délégués des Nations unies sur la manière dont le système des Nations unies est « manipulé par les militants des droits sexuels pour promouvoir un agenda sexuel », comme l’a relaté en 2011 l’organisation Equality Matters. Les programmes comprennent des simulations de négociations sur le genre, l’éducation sexuelle ou d’autres questions relatives aux droits de l’homme, et les conférences attirent un large éventail de participants. Selon FWI, sa première conférence, qui s’est tenue en 2011, a rassemblé « vingt-six fonctionnaires de l’ONU de vingt-trois pays différents pour une conférence de deux jours sur la façon de résister aux initiatives de l’ONU en matière de sexualité ». Gillian Kane, de l’IPAS, une organisation mondiale de défense des droits à l’avortement basée en Caroline du Nord, explique que FWI donne la priorité à l’entretien de liens avec « des individus qui peuvent influencer la politique », et en particulier « des parties prenantes dans les branches exécutive et législative du gouvernement », plutôt que de perdre « du temps avec de petits acteurs ».

Ce faisant, l’organisation a établi un grand nombre de collaborations avec des personnalités et des organismes influents au-delà des frontières religieuses et politiques. Elle refuse d’ailleurs d’être étiquetée comme faisant partie de la droite chrétienne, et insiste sur le fait qu’elle est au contraire un « groupe non confessionnel et non politique [qui] s’associe à tous ceux qui croient en la valeur de la famille »4. Ses actions le confirment, le groupe s’étant montré disposé par le passé à collaborer avec des acteurs dont la bonne foi en matière de droits de l’homme est pour le moins contestée. Lors de la Commission des Nations unies sur le statut des femmes en 2010 par exemple, la présidente de l’organisation, Sharon Slater, s’est jointe à l’Iran, à la Syrie et au Qatar pour organiser un événement sur la maternité.

Petite organisation, grande influence

FWI est une organisation mormone. Sa présidente et sa directrice exécutive, Merrilee Boyack, sont elles-mêmes mormones. Or les organisations mormones se sont montrées disposées à former des alliances internationales avec d’autres groupes religieux afin de promouvoir leurs idées. Par le passé, elles ont notamment fait pression contre les droits des femmes ou des citoyens LGBTQ+ dans le cadre de campagnes réunissant des chrétiens et des musulmans conservateurs opposés à des laïcs libéraux. FWI s’inscrit dans cette tradition en collaborant avec des groupes musulmans, notamment l’Organisation de la coopération islamique (OCI), dont les représentants participent régulièrement au Forum politique mondial du FWI.

Slater participe également à des événements organisés par l’OCI, comme ce débat organisé par la Commission des droits de l’homme de l’OCI en décembre 2022 à Djeddah, en Arabie saoudite, où elle s’est exprimée sur le « droit à la vie familiale » avec, entre autres, des dignitaires saoudiens. Le débat a débouché sur un document final qui « rejette fermement [la discussion sur] le soi-disant droit des personnes LGBTQ+ à pratiquer leur mode de vie en tant que question [se rapportant] aux droits de l’homme ».

Sharon Slater (Family Watch International), reçue par Hissein Brahim Taha, secrétaire général de l'Organisation de coopération islamique, en Arabie saoudite, le 15 août 2022.
Sharon Slater (Family Watch International), reçue par Hissein Brahim Taha, secrétaire général de l’Organisation de coopération islamique, en Arabie saoudite, le 15 août 2022.
© OCI

FWI est une petite organisation qui ne compte qu’une poignée d’employés et dont les activités sont presque entièrement menées par Sharon Slater, qui parcourt le monde pour assister à de nombreuses conférences et défendre les causes de FWI. L’organisation n’est pas particulièrement bien dotée non plus : un examen des déclarations fiscales de FWI, qu’elle soumet sous son nom légal, Global Helping to Advance Women and Children, révèle par exemple que son revenu total déclaré le plus récent – celui de 2020 – n’est pas supérieur à 262 235 dollars. Cet argent ne sert pas non plus à payer une masse salariale importante puisque ce n’est qu’en 2014 que l’organisation a proposé un premier poste rémunéré, à temps partiel.

Malgré un financement limité, FWI a pu exercer une grande influence, en grande partie grâce au réseau international qu’elle a établi en Afrique et ailleurs au fil des ans. L’un de ses principaux partenaires est la Fondation nigériane pour le patrimoine culturel africain (FACH), avec laquelle FWI organise depuis longtemps une série de conférences, y compris le Forum politique mondial depuis ses débuts, en 2011. La FACH était également coorganisatrice de la conférence d’Entebbe.

« Un stratagème pour dépeupler l’Afrique »

Sur son site Internet, la FACH explique soutenir « la préservation et la promotion des valeurs culturelles africaines » contre ce qu’elle décrit comme « des valeurs et des idéologies qui vont à l’encontre des valeurs africaines pro-famille et pro-vie ». Les directeurs de la fondation, Theresa Okafor et Sonnie Ekwowusi, sont des opposants actifs aux droits des LGBTQ+ au Nigeria et dans toute l’Afrique, la première ayant déclaré que les droits des LGBTQ+ sont « un autre stratagème pour dépeupler l’Afrique ». Elle collabore étroitement avec Sharon Slater depuis plusieurs années, non seulement en prenant fréquemment la parole lors d’événements organisés par FWI, mais aussi en invitant régulièrement Slater à se rendre au Nigeria. Lors d’une allocution prononcée à la conférence de l’association du barreau nigérian, en 2012, Slater aurait, selon le média Religion Dispatches, averti les délégués que les droits sexuels « fictifs », tels que les relations entre personnes de même sexe, menaçaient leurs propres droits religieux et parentaux.

Okafor est la directrice régionale pour l’Afrique du Congrès mondial des familles (World Congress of Families, WCF), une autre organisation influente de la droite religieuse. Le WCF, désigné comme un groupe haineux par le Southern Poverty Law Center, justifie son plaidoyer contre les droits des LGBTQ+ par la protection de la famille dite « naturelle ». Okafor, qui a été nommée « Femme de l’année pour la famille naturelle » par la WCF en 2014, a publiquement souligné le rôle de la WCF dans l’autonomisation des mouvements anti-LGBTQ+ en Afrique.

Slater dit avoir connu un éveil politique lors de sa participation au WCF en 1999 : «  Avant d’assister à mon premier Congrès mondial des familles à Genève, a-t-elle affirmé en 2012, je ne m’étais jamais impliquée dans une cause. Cette expérience a changé l’orientation de ma vie. » FWI a été fondée peu de temps après. Slater prend la parole lors de pratiquement toutes les conférences mondiales annuelles du WCF, ainsi qu’à l’occasion de nombreuses conférences régionales. Par exemple, rien qu’en 2017, les données accessibles au public montrent que Slater a pris la parole lors de conférences de la WCF au Nigeria, à Antigua, à Sainte-Lucie, en Hongrie et au Malawi.

Activisme sans frontière

Ce mélange particulier de conférences et d’engagements de la WCF et de FWI joue un rôle important dans l’encouragement du discours et de la législation anti-LGBTQ+ à travers l’Afrique. La FWI et la WCF auraient toutes deux joué un rôle important dans l’élaboration des lois anti-LGBTQ+ et anti-avortement du Nigeria en 20125. Un scénario similaire s’est déroulé au Ghana, où la WCF a organisé une conférence en novembre 2019, officiellement sur le thème de la « famille africaine », mais abordant en réalité des questions telles que les LGBTQ+ et la sauvegarde des « valeurs traditionnelles ». Sharon Slater était l’une des oratrices de la conférence.

Environ un an et demi plus tard, en 2021, un projet de loi anti-LGBTQ+ très strict a été introduit dans le pays. Selon la coalition à l’origine du projet de loi, citée en 2023 par le journal ghanéen Graphic Online, celle-ci était « affiliée au Congrès mondial des familles, puis au Caucus des familles de l’ONU, avec de nombreux amis internationaux ». En octobre 2022, lorsque FWI a organisé une « Conférence sur la politique familiale africaine » dans l’Utah (États-Unis), l’un des promoteurs de la nouvelle loi, le député Sam Dzata George, a assisté à l’événement.

Enfin, Sharon Slater a également des liens avec l’Ouganda. Elle est présidente d’un orphelinat dans le pays, dont l’entité juridique de FWI, Global Helping to Advance Women and Children, est le principal bailleur de fonds et le propriétaire. Le groupe a également des liens politiques : en 2002, Slater a invité Janet Museveni, l’épouse du président autocratique de l’Ouganda, à prononcer le discours principal lors de la conférence du Congrès mondial des familles à New York. Dans un article publié en 2008 sur le blog de l’organisation, Slater mentionne l’ambassadeur ougandais à l’ONU comme un allié dans leur « travail pro-famille » à l’ONU. Slater a également participé à une formation pro-famille en Ouganda en août 2021, organisée par Human Life International, une autre organisation anti-LGBTQ+. En 2018, FWI a rédigé un document de 51 pages intitulé : « Analysis of Uganda’s National Sexuality Education Framework : Ten Areas of Concern » (Analyse du cadre national d’éducation sexuelle de l’Ouganda : dix sujets de préoccupation6).

Lobby et camouflage

Martin Ssempa, l’un des militants anti-gay les plus bruyants et l’un des promoteurs de la loi anti-gay de 2014 en Ouganda, a longtemps été coordinateur de FWI pour l’Afrique, le site web de l’organisation le décrivant comme un « activiste familial de renommée internationale ». FWI a mis fin à son association avec Ssempa lorsque l’organisation a appris qu’il soutenait une proposition de loi en Ouganda qui appelait à l’exécution des citoyens qui se livraient à une « homosexualité aggravée ». Cette décision semble avoir été un choix tactique afin de se distancer du projet de loi qui a suscité un tollé international.

Nombreux sont ceux qui contestent les prises de distance de FWI quant aux différents projets de loi ougandais. Frank Mugisha, défenseur ougandais des LGBTQ+ et directeur exécutif de Smug, affirme que « dans les coulisses, elle est très impliquée ». Fox Odoi, le seul député ougandais à avoir voté contre le récent projet de loi, estime que : « Parmi les pentecôtistes, Sharon Slater est particulièrement influente. [...] Je sais qu’ils font sérieusement pression sur le président [Museveni] pour qu’il approuve le projet de loi – tant les Américains que les évangéliques locaux. » Enfin, il a également été rapporté que Slater est une animatrice active d’un groupe WhatsApp privé de plus de 150 militants ougandais ultraconservateurs, qui a également joué un rôle dans l’émergence du projet de loi anti-gay7.

La conférence d’Entebbe s’inscrit dans le cadre des conférences de FWI. Comme beaucoup d’autres conférences, elle était co-organisée par le FACH et impliquait plusieurs personnalités fréquemment présentes lors des événements de la WCF ou de FWI. Pourtant, cette dernière a essayé autant que possible de masquer son implication en amont de la conférence. Dans un programme distribué avant l’événement, Sharon Slater utilise son nom de jeune fille, Deon Ruff, tandis que son mari apparaît sous le nom de Greg Scott (au lieu de Greg Slater). Un certain nombre de participants africains ont utilisé leur vrai nom, mais n’ont pas mentionné leur lien avec FWI.

La raison de cet effacement vise probablement à éviter qu’une attention trop importante soit donnée à l’implication des évangéliques états-uniens. Un militant suggère que les tentatives de dissimulation de FWI montrent que ce groupe « essaye de se cacher, par peur d’être nommé et montré du doigt, d’être associé aux politiques anti-gay ». Cela explique également pourquoi, lorsque l’implication de FWI est devenue visible, l’organisation a publié une longue réponse8 sur son site Internet pour clarifier les « nombreuses fausses nouvelles » et la « désinformation » concernant ses activités en Ouganda, et pour déclarer qu’elle était fermement opposée à la législation anti-LGBTQ+ actuelle et précédente.

« Nous pouvons vous transmettre notre législation modèle »

Pourtant, les enregistrements des discours prononcés lors de la conférence qui m’ont été communiqués brossent un tout autre tableau. Les divers responsables intervenus mentionnent et ont clairement remercié FWI en tant que co-organisateur, et Sharon Slater elle-même était très présente en tant que figure centrale de la conférence, un participant la décrivant comme « étant clairement en charge » de l’organisation. Dans la déclaration publiée sur son site web, FWI affirme ne pas œuvrer « pour changer les lois en Afrique et dans d’autres pays » [sic], mais indique seulement qu’elle aide « les pays à protéger leurs enfants, leurs lois, leurs cultures et leurs valeurs nationales, et non à les changer ». Là encore, des fuites d’enregistrements audio du discours de Slater lors de la conférence suggèrent le contraire.

Si Slater a pris soin d’éviter toute référence aux questions (anti-)LGBTQ+ dans son discours, elle s’est montrée particulièrement explicite en positionnant FWI comme un partenaire capable d’aider à l’élaboration d’une « législation modèle » sur toute une série de questions sociétales. Elle a proposé aux délégués de les aider à rédiger des textes législatifs dans divers domaines, en déclarant : « Nous pouvons vous [transmettre] notre législation modèle, une législation positive visant à protéger la famille sur diverses questions : la pornographie, la liberté religieuse, le transgendérisme, la famille, l’éducation sexuelle, les droits parentaux, la protection de la vie. »

La conférence était en outre clairement placée sous le signe de FWI. Un programme diffusé avant la conférence, qui m’a été communiqué, utilise exactement la même mise en page, le même modèle, les mêmes images, la même police de caractères que le programme accompagnant une précédente conférence estampillée FWI, la « Conférence sur la politique familiale africaine », qui s’est tenue dans l’Utah en octobre 2022. De plus, une simple vérification des propriétés du document Word a révélé que Sharon Slater était la dernière personne à l’avoir modifié. Les modifications ont été effectuées à la hâte et le programme indique même par erreur que ses dates sont celles de la conférence de l’Utah. Tout cela démontre que la conférence d’Entebbe n’était qu’une réplique copiée-collée des conférences précédentes de FWI.

La « balle » qui aide l’Afrique à résister

Dans son discours d’introduction à la conférence, l’évêque Bishop Lwere, chef de longue date des Églises pentecôtistes ougandaises, a présenté l’Ouganda et le projet de loi anti-gay comme la « balle » qui aide l’Afrique à résister à l’impérialisme occidental :

Si vous regardez l’Afrique, elle a la forme d’un pistolet, et c’est en Ouganda que se trouve la balle. Honorables membres du Parlement, vous êtes notre pistolet, vous représentez la famille, vous représentez ce que vous croyez, vous représentez notre souveraineté en tant qu’Africains.

Bien que le titre de la conférence ne fasse pas référence aux questions anti-LGBTQ+, une grande partie des débats s’est concentrée sur ce sujet. Les discours ont explicitement remercié et applaudi le Parlement ougandais pour la loi contre l’homosexualité, la présentant comme un moyen de protéger les droits de l’homme. L’Ouganda a été largement salué et décrit comme étant au cœur de cette résistance africaine grâce à l’adoption de cette législation.

La présentation des valeurs traditionnelles comme un rejet de « l’impérialisme culturel » des pays occidentaux a été évoquée à plusieurs reprises – il s’agit d’ailleurs de l’un des principaux arguments de FWI. Selon Mgr Lwere, le « néocolonialisme » qui « fait chanter et menace » les sociétés africaines repose sur « l’idée païenne » d’un « super-État mondial qui contrôle tout le monde ». La députée Sarah Opendi, l’une des figures de la promotion du projet de loi anti-gay, a repris les arguments de FWI, affirmant que le soutien étranger à l’Afrique est « conditionné » et que s’il n’est pas « fermement combattu, il aura un impact direct sur [les] valeurs africaines ».

Des arcs-en-ciel « sataniques »

Un deuxième thème important de la conférence était la perception de l’immoralité intrinsèque de l’homosexualité. Dans son discours, Chris Baryomunsi, le ministre ougandais de l’Information et de l’Orientation nationale (un médecin de profession), a affirmé que les LGBTQ+ n’étaient que la partie émergée d’un iceberg drainant toute une série de menaces, notamment ceux qu’il a qualifiés de « transbeast ». Voici son explication : « Il s’agit de quelqu’un qui est né “être humain”, mais qui pense qu’il aurait dû être un “animal”… Vous imaginez ? » Et d’ajouter : « Et puis ils ont mis “plus” [en référence au « + » de LGBTQ+, NDLR], ce qui veut dire que d’autres vont arriver. »

Des déclarations similaires, répétées durant la conférence, ont mis l’accent sur la perversité supposée des LGBTQ+ et des modes de vie qui leur sont associés. L’homosexualité a été associée aux couches pour adultes et à l’incontinence, au tourisme sexuel animalier et même aux arcs-en-ciel, qualifiés quelques mois plus tôt par l’Association nationale des parents ougandais de « sataniques » – association qui parle d’une « invasion de l’homosexualité par la manipulation de l’esprit des enfants9 ». Au cours d’une scène qui a rappelé des conflits culturels similaires qui se déroulent actuellement dans des États américains conservateurs, un arc-en-ciel fraîchement peint dans un parc pour enfants a dû être effacé.

Dans ce contexte, il est frappant que le discours de Slater n’ait pas fait référence aux questions LGBTQ+, du moins pas directement. Au lieu de cela, elle a parlé de l’éducation complète à la sexualité (ECS) et a dressé une longue liste de moyens par lesquels les Nations unies et d’autres agences « s’acharnent à agresser [les] enfants avec leur agenda sexuel » et essaient de « les recruter pour leur cause » par le biais du « monstre à plusieurs têtes » que serait l’ECS. Elle a bombardé le public de références à des actes sexuels extrêmes, dont la bestialité et la nécrophilie, qui, selon Slater, sont introduits par le biais de l’ECS. Le thème des LGBTQ+ était toutefois remarquablement absent, même lorsqu’il s’agissait de décrire le large éventail d’outils (des manuels, des documentaires, des modèles de législation) que FWI peut offrir aux militants qui cherchent à « protéger la famille » de l’influence occidentale. Mais cette omission n’a rien changé au fait que le sous-texte de la conférence était clair : il s’agissait de résister aux LGBTQ+.

Aider ces personnes à « redevenir normales »

Le lendemain de la conférence, le compte X (ex-Twitter) du gouvernement ougandais a diffusé une photo des participants à la conférence ayant rencontré le président, parmi lesquels figurent Sharon Slater et son époux (voir ci-dessous). Le texte du tweet disait : « Le président Museveni appelle l’Afrique à rejeter la promotion de l’homosexualité. »

Yoweri Museveni a ensuite clarifié sa position dans une série d’autres posts et lors d’une conférence de presse, décrivant l’homosexualité comme un « vice » qui constitue « une grande menace et un danger pour la procréation de la race humaine ». Aux côtés de Sharon Slater et d’autres personnalités importantes de la conférence, Janet Museveni a de son côté félicité le Parlement ougandais pour avoir « adopté le projet de loi contre l’homosexualité » afin de « combattre ces maux du monde qui sont imposés [aux] enfants », avant de promettre que « nous gagnerons cette bataille pour l’humanité ».

Bien que FWI ait qualifié sur son site internet les réunions susmentionnées d’« impromptues » et d’« inattendues », l’influence de Sharon Slater est devenue plus évidente dans les jours et les semaines qui ont suivi. Après que le Parlement ougandais a approuvé le projet de loi controversé contre l’homosexualité, il revenait au président de le signer (ou non). Lors du caucus en avril 2023 du Mouvement de résistance nationale (NRM), le parti au pouvoir – caucus lors duquel le président a communiqué sa position sur le projet de loi –, la députée Sarah Opendi et la première dame Janet Museveni ont toutes deux mentionné Slater au cours de leurs discours et ont fait spécifiquement référence aux points soulevés par Slater sur la thérapie de conversion. Opendi a expliqué que « Sharon [les avait] informés qu’actuellement, aux États-Unis et dans d’autres pays développés, il existe une thérapie médicale qui permet à ces personnes de retrouver la vie normale qu’elles menaient auparavant ».

Janet Museveni a cité le livre de Slater10 qui, selon elle, fournit une « formule [...] qui aide ces personnes à redevenir normales ».

Un « comportement déviant » qui peut être « désappris »

La thérapie de conversion a été largement discréditée par la communauté universitaire et médicale, et divers acteurs, dont la Commission des droits de l’homme des Nations unies, ont montré que cette pratique pouvait être assimilée à de la torture ou à des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle reste cependant un sujet de discussion important pour FWI, les témoignages de personnes « guéries » par la thérapie de conversion figurant dans le Forum mondial annuel de FWI. Lors de son édition de 2011, Sharon Slater a présenté une personne décrite comme un « patient » de cette thérapie. Elle a affirmé que cette personne « se réoriente avec succès de l’homosexualité vers l’hétérosexualité », avant de louer la réussite d’une telle « thérapie ». FWI est également membre de la coalition « Positive Alternatives to Homosexuality » (PATH), qui se décrit comme une « coalition à but non lucratif d’organisations qui aident les personnes ayant des attirances non désirées pour le même sexe ».

La question de la conversion a également été abordée lors de la conférence d’Entebbe, où le ministre de l’Information a affirmé que les « bénéficiaires homosexuels » pouvaient être conseillés pour « revenir en arrière et se normaliser. Il s’agit simplement d’un comportement déviant qui s’apprend et qui peut être désappris ».

Après la conférence ont été publiés les « principes d’Entebbe » : une liste qui reprend et actualise les principales revendications de FWI, dont l’interdiction de l’éducation complète à la sexualité, la résistance aux accords internationaux tels que l’accord ACP-UE post-Cotonou de décembre 2020, etc. En résumé, bien qu’elle se soit décrite comme « contrant l’influence étrangère » – c’était d’ailleurs le titre de sa session de clôture –, la conférence était elle-même en grande partie un produit étranger.

Un interventionnisme risqué

Que signifie tout ce qui précède pour l’implication de la droite religieuse états-unienne en Ouganda ? Avant la loi actuelle et la conférence d’Entebbe, il était déjà risqué pour les acteurs religieux états-uniens de s’impliquer ouvertement dans la législation anti-gay en Ouganda. Toute participation étrangère à l’écriture de la loi devait être aussi discrète que possible. L’implication de Slater et de Family Watch International a suscité beaucoup d’attention négative, en particulier dans les médias états-uniens, comme l’a montré un récent reportage de CNN11. Cette attention a poussé FWI à se mettre en mode « défense ». Par le biais d’une réponse détaillée sur son site web, elle a tenté de se dissocier autant que possible de la loi et de la dynamique anti-gay dans le pays.

Dans ce contexte, il est difficile de mettre en évidence le rôle direct de FWI et d’autres acteurs dans la rédaction de la loi ougandaise. Toutefois, mon enquête montre qu’ils ont joué un rôle dans la dynamique entourant la loi, notamment dans les efforts visant à étendre l’impact de cette législation à d’autres pays africains – par le biais de la conférence d’Entebbe - ou en définissant le langage autour du débat anti-gay – comme le recours à la thérapie de conversion.

L’influence de la droite religieuse états-unienne se manifeste en outre par des liens individuels construits avec des Ougandais influents – une stratégie qui, dans l’ensemble, est considérée comme moins risquée. Les cas de Sarah Opendi (présidente de l’Association parlementaire des femmes ougandaises) et de Lucy Akello en sont les principaux exemples12.

Comme le résume un activiste ougandais, en ce qui concerne l’influence de la droite religieuse, « les graines ont déjà été plantées, et il ne faut pas beaucoup d’eau [pour les faire pousser]. » S’il ne faut pas surestimer la présence actuelle de la droite religieuse états-unienne, elle peut néanmoins avoir un impact majeur, car elle opère dans un contexte qui est devenu particulièrement réceptif à ses messages.

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1À lire ici.

2Lire ici.

3Lire aussi ici.

4Voir ici.

5Lire ici et ici.

6À lire ici.

7En savoir plus ici.

8Disponible ici.

9Lire ici.

10Sharon Slater, Stand for the Family : Alarming Evidence and Firsthand Accounts from the Front Lines of the Battle ; a Call to Responsible Citizens Everywhere, Inglestone Publishing, 2009.

11Disponible ici.

12Cette dernière est la présidente du groupe parlementaire ougandais Pro-Life, qui milite contre l’avortement, et c’est une députée de l’opposition. Dans une vidéo Instagram publiée à l’occasion d’une conférence organisée par le Réseau politique pour les valeurs en 2023, elle explique que la famille est attaquée et qu’elle souffre d’une colonisation idéologique. Dans une autre vidéo, elle dénonce les attaques idéologiques étrangères contre l’Afrique et soutient la nécessité de s’attaquer à l’agenda LGBTQ+.