
Aux Pays-Bas, seule une personne sur quatre se considère comme chrétienne. Cependant, on trouve dans cette petite nation européenne une « Ceinture de la Bible » : une zone qui va du sud-ouest au nord-est du pays, où beaucoup d’habitants sont très stricts dans leurs croyances, et certains sont convaincus que Dieu leur a donné une mission d’évangélisation allant bien au-delà des frontières de leur pays1. Un pays prisé de ces prêcheurs est le Malawi, un État plutôt stable et accueillant pour les étrangers. Certains disent que c’est « l’Afrique pour les débutants ».
Comme à l’époque coloniale, les missionnaires européens modernes prétendent également apporter le développement. En plus de la Bible, ils fournissent de la nourriture, un abri et une formation. Prenons Nico et Janneke den Hartog, un couple installé au Malawi depuis l’automne 2022. Dans une interview accordée avant leur départ au quotidien néerlandais AD, Janneke explique qu’elle veut apprendre aux Malawiens à manger mieux et plus varié – non pas seulement la bouillie de maïs (nsima), un aliment de base dans ce pays, mais « également la tomate et la mangue, par exemple ». Lorsque des enfants affamés se voient servir une assiette de bouillie de maïs avec des légumes, leurs yeux brillent « comme ceux des enfants aux Pays-Bas qui reçoivent deux iPads à la fois », dit-elle2.
Le couple n’apprécie pas les religions et les coutumes traditionnelles, bien vivantes malgré 80 ans de domination britannique (1883-1963) et un siècle et demi de missionnaires monothéistes. De nombreux Malawiens croient que leurs ancêtres continuent d’exister en tant qu’esprits, auxquels, par exemple, on peut demander conseil pour prendre une décision importante. Les missionnaires néerlandais veulent offrir le christianisme comme alternative. « Dieu est là pour sauver les gens. Je crois que le culte des ancêtres vient du diable », estime Nico.
« Je veux quelque chose qui ne coûte rien »
Ce couple est venu travailler pour Stéphanos, une fondation chrétienne néerlandaise qui collabore avec l’Église presbytérienne réformée au Malawi, peu implantée dans ce pays. C’est l’institution religieuse qui ressemble le plus aux Églises austères de la « Ceinture de la Bible » néerlandaise. Ses adeptes apprennent qu’ils sont pécheurs par nature et qu’ils dépendent uniquement de la grâce de Dieu pour leur salut. La plupart des Malawiens s’intéressent peu à ce message, qui est en décalage avec leurs idées religieuses. « Trop passif », a déclaré Charles Paundedi, un ancien employé local de Stéphanos, dans une interview accordée en 2019 au journal Reformatorisch Dagblad. « Ici, les gens veulent surtout du divertissement dans le culte. » Un pasteur néerlandais a imposé à l’Église presbytérienne au Malawi d’être plus sobre en interdisant les instruments et en remplaçant les chants joyeux par des psaumes discrets.
Si les Africains entendent des tambours, ils se mettent immédiatement à danser et cela ne convient pas à notre culte, explique Charles Paundedi. Quand l’orgue joue aux Pays-Bas, les gens s’assoient tranquillement. Mais une fois que leurs émotions sont éveillées, les Africains ne sont pas capables de faire cela. Nous voulons maintenant un culte selon les règles réformées. Nous nous asseyons tranquillement, chantons les psaumes, et nous nous mettons debout pendant le dernier psaume, lorsque nous recevons la bénédiction.
En 2009, cette fondation a envoyé Wim A. (aujourd’hui âgé de 52 ans) à Blantyre, la deuxième ville du Malawi, en tant qu’enseignant3. Après un conflit interne, une fondation similaire a été créée par des « dissidents », Timotheos, où A. a été nommé directeur financier.
Samuel couvre son visage avec ses mains lorsque Francis parle de son contact avec A. Les deux étudiants, dont nous préservons l’anonymat, disent avoir été abusés sexuellement par A. Ils racontent leur histoire au bureau de People Serving Girls at Risk, à Blantyre. Cette ONG défend les victimes présumées d’exploitation sexuelle.
Francis, 24 ans, a grandi dans la pauvreté. En 2015, il a obtenu une bourse de Timotheos pour l’enseignement secondaire. « J’étais heureux à l’école, ça s’est bien passé », dit-il. Jusqu’au jour où, en 2019, A. lui a envoyé un message : « Je veux quelque chose qui ne coûte rien. » Et ensuite : « Je veux un baiser. »
« Nous n’avions pas le droit d’en parler »
A. l’a recontacté par la suite. « Quand je suis venu à son hôtel tôt le matin à sa demande, je l’ai trouvé en sous-vêtements, raconte Francis. Il m’a ordonné de l’embrasser sur la bouche et de lui faire une pipe. J’ai fait ça. Tu ne peux pas refuser ça à ton patron. Wim a baissé son pantalon et m’a demandé de toucher son pénis. Il était intimidant, j’avais peur. Si je disais “non”, c’était la fin de ma bourse. Ensuite, il m’a donné un smartphone et 4 000 kwacha [5 euros] pour les frais de voyage. »
Quand Francis a terminé ses études secondaires, Timotheos lui a accordé une bourse pour intégrer le centre de formation professionnelle de Stéphanos. « Wim y passait pour payer les frais de scolarité. Un jour, il m’a invité avec un ami chez lui. La porte était verrouillée, les rideaux tirés. Il m’a embrassé, pendant au moins trois minutes, et mon copain aussi. Nous n’avions pas le droit d’en parler à qui que ce soit, surtout pas au pasteur. »
Samuel (23 ans) dit avoir vécu des expériences similaires. Après avoir travaillé dans le jardin de A., il est entré dans sa maison pour percevoir son paiement.
À ma grande surprise, il s’est déshabillé et m’a demandé de faire de même. J’étais terrifié, mais j’ai aussi pensé : peut-être c’est comme ça que ça se passe chez lui. « J’ai besoin de sexe », m’a-t-il dit. Je n’avais aucune idée de comment les hommes font ça et je l’ai masturbé jusqu’à ce qu’il jouisse. Il m’a donné 5 000 kwacha pour acheter de la nourriture, mais j’étais frustré. Je voulais rentrer chez moi, mais j’avais peur de le décevoir. Je devais garder mon calme.
Dans une enquête interne, basée sur des entretiens avec 63 étudiants boursiers actuels et anciens et des employés de Timotheos, 32 d’entre eux affirment avoir été victimes d’abus et/ou de comportement transgressif de la part de A. Ils avaient tous plus de 18 ans au moment de l’enquête et ils disent tous s’être soumis par peur de perdre leur emploi ou leur bourse.
« Un symbole des droits des homosexuels »
Neuf victimes présumées ont dénoncé A. à la police, ce qui a abouti à son arrestation en avril 2020 pour « grossière indécence »4. Après six jours de détention, il a été libéré sous caution et a signé une déclaration qu’il a lui-même écrite à la main : « Bien que je n’aie jamais eu l’intention d’abuser [victime présumée numéro 1], en fait, il semble qu’il l’a senti comme ça. [...] Maintenant, j’admets avoir fait du mal à [victime présumée 1]. Pour [victime présumée 2], une seule fois il a touché mon pénis et je l’ai payé pour cela et il a dit que ce n’était pas un problème pour lui. C’était pareil pour [victime présumée 1] : il a accepté mais s’est senti menacé, bien que je n’en ai jamais eu l’intention. »
Wim A. a par la suite retiré cette déclaration, rédigée d’après lui sous la pression de la police. Mais selon un rapport interne de Timotheos, il a reconnu un comportement sexuel transgressif au cours de quatre autres conversations avec des membres du conseil d’administration et un enquêteur externe. Il a nié certaines autres accusations portées contre lui.
L’homosexualité est interdite au Malawi – la législation remonte à l’époque coloniale –, mais les homosexuels ne sont généralement pas poursuivis. L’avocat de A. a réussi à porter l’affaire devant la Cour constitutionnelle au lieu d’une cour pénale. Dès lors, la question n’est pas de savoir s’il est coupable d’abus sexuels et/ou d’abus de pouvoir envers des personnes en relation de dépendance, mais si un tribunal correctionnel est autorisé à statuer sur ce qui se passe à l’intérieur de la chambre...
Ironie du sort, A., issu d’une région aux Pays-Bas pas vraiment gay friendly, se présente désormais comme un militant des droits des homosexuels. « Je n’ai jamais soupçonné qu’en tant que chrétien réformé, un jour j’allais devenir un symbole des droits des homos au Malawi, a-t-il déclaré au quotidien chrétien Nederlands Dagblad. Mais c’est comme ça. Et j’assume, car je pense que le gouvernement n’a rien à dire sur la préférence sexuelle des gens5. »
En septembre 2020, il est à nouveau dans le viseur de la police, dans une autre affaire : des photos à caractère sexuel montrant trois jeunes femmes africaines avec un Européen plus âgé ont circulé, et plusieurs témoins affirment avoir reconnu le corps et les vêtements de Wim A. Son visage n’est pas visible sur les photos. L’une des femmes présumées l’a dénoncé pour abus et trafic d’êtres humains. Cette fois, A. dément fermement et se dit victime d’un complot : un de ses collègues de Timotheos répandrait des mensonges pour détruire sa réputation dans le but d’obtenir son poste, soutient-il. Par la suite, la victime présumée a modifié sa déclaration pour disculper A., après l’intervention d’un homme d’affaires malawien.
« On devrait envoyer des missionnaires aux Pays-Bas »
Plus de deux ans et demi se sont écoulés depuis la première accusation. Mais l’enquête stagne. Chacune des parties reproche à l’adversaire de soudoyer et de menacer des témoins. L’une des victimes présumées a reçu un appel téléphonique de Patricia Kaliati, l’influente ministre malawienne du Genre et de la Protection sociale.
« Qu’est-ce qui se passe dans cette affaire de Timotheos ? » demande-t-elle.
« Ça va », dit l’étudiant.
« Qu’est-il arrivé ? »
« Qu’est-ce qu’il est arrivé à moi ? »
« Oui. »
« J’ai été abusé plusieurs fois. »
« As-tu été maltraité ou quelqu’un t’a-t-il dit de le dire ? »
« Personne ne m’a rien dit, mais j’ai été agressé sexuellement. Voilà ce qui s’est passé Madame. Que voulez-vous ? »
« C’est ce que je voulais entendre de toi. »
L’étudiant s’est senti intimidé après cette conversation qui aura duré en tout et pour tout une minute et six secondes (nous avons pu écouter l’enregistrement). Il est outré que la ministre ne fasse pas preuve d’empathie, ne lui offre pas son soutien et ne souligne pas l’importance d’une justice équitable. Pourquoi un membre du gouvernement se mêle-t-il de cette affaire ? « En tant que ministre du Genre, où nous protégeons les enfants, il est normal que je demande ce qui s’est passé », dit-t-elle à Afrique XXI. Elle avoue connaître Wim A., car, en tant que ministre, une partie de sa mission consiste à travailler avec des ONG.
Entre-temps, A. n’a pas chômé. Fin 2020, après la double accusation d’abus sexuel sur des hommes et des femmes, jeunes pour la plupart, il a été autorisé à fonder une nouvelle école au Malawi, la Kids Academy of Excellence, avec un partenaire local. Il a également participé à la création de la Lukas Foundation en juillet 2021, qui veut offrir de l’aide à ceux qui traversent une période difficile, tels que les victimes d’abus et les prisonniers. Est-ce que cette fondation est destinée à soutenir A. lui-même, en cas d’incarcération ? A. refuse de répondre à cette question.
Un ancien haut fonctionnaire, Reinford Mwangonde, explique le laisser-faire des autorités par la situation économique du pays et l’importance de l’aide humanitaire, mais aussi par l’inefficacité de la justice et par ce qu’il appelle le « colonial master syndrom » (le syndrome du maître colonial). Selon lui, nombre de Malawiens font plus confiance aux étrangers qu’à leurs propres compatriotes, et ils ne peuvent pas imaginer que des étrangers puissent avoir de mauvaises intentions. Au bureau de l’ONG People Serving Girls at Risk, à Blantyre, le président Caleb Ng’ombo est révolté : « Ces gens ne pratiquent pas ce qu’ils prêchent. Ils prêchent sur les droits de l’homme, les bonnes pratiques religieuses, mais eux-mêmes font le contraire. Les Pays-Bas ne sont pas un pays chrétien. Regardez le Quartier rouge, à Amsterdam. C’est hypocrite de nous évangéliser. On devrait envoyer des missionnaires aux Pays-Bas. »

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1La Bijbelgordel (littéralement : « la ceinture de la Bible », en néerlandais) est une expression pour désigner cette zone géographique allant de l’ouest de l’Overijssel vers la Zélande, dans laquelle habitent un nombre important de protestants conservateurs.
2Mathijs Steinberger, « Ik Vertrek met de bijbel onder de arm : Janneke en Nico gaan met hun vier kinderen in Malawi wonen », AD, 7 juin 2022.
3Afrique XXI a choisi de préserver son anonymat.
4La « grossière indécence » (gross indecency) est un crime dans certaines parties du monde anglophone, né de la criminalisation d’activités sexuelles entre hommes autres que la sodomie. Le terme a été utilisé pour la première fois dans le droit dans une loi du Parlement britannique en 1885.
5Annegina Randewijk, « Rechtszaak tegen een reformatorische hulpverlener in Malawi : ‘Kom me knuffelen, zei hij. Zo begon het’ », Nederlands Dagblad, 8 janvier 2022.