La Nasser Road de Kampala – ou ku-Nassa, comme on l’appelle en luganda – est largement connue comme le centre de l’industrie de l’imprimerie en Ouganda, où l’on publie de tout, des bulletins scolaires en passant par les affiches. Celles-ci traitent d’une grande variété de sujets, allant des artistes musicaux et cinématographiques aux coupes de cheveux pour les salons de coiffure.
Un type d’affiches se distingue des autres : celles qui portent sur la politique. Elles commentent les événements nationaux et internationaux. Elles sont frappantes à plus d’un titre : elles reproduisent des images de personnalités internationales que beaucoup considèrent comme des « méchants » infréquentables, tels qu’Oussama Ben Laden ou Saddam Hussein. Ensuite, il y a leur esthétique, qui est un mélange d’images copiées sur Internet et de couleurs flashy, et qui montrent des personnages de films d’action hollywoodiens tels que Robocop ou Rambo, dont les visages sont remplacés par ceux d’hommes politiques.
Les affiches sont à la fois tragiques et humoristiques. Parfois, elles évoquent graphiquement la mort de ces hommes politiques. Dans l’ensemble, leur thème principal est la lutte de l’homme ordinaire contre les pouvoirs en place. Elles célèbrent les « méchants » comme des héros luttant contre l’impérialisme occidental, et les montrent comme des super-héros prenant part aux luttes politiques nationales. Elles sont visibles dans toute la région : les affiches sont distribuées et vendues jusqu’en République démocratique du Congo (RDC) et au Soudan du Sud.
Ben Laden et Saddam Hussein, icônes de la dissidence
Avec le dramaturge et chroniqueur Yusuf Serunkuma et les photographes Badru Katumba et Zahara Abdul, je donne un aperçu de Nasser Road et de ses affiches dans ma nouvelle publication, Nasser Road. Political Posters in Uganda (The Eriskay Connection). Ce livre tente notamment de comprendre la nature multicouche des influences des affiches, chacune d’entre elles laissant son empreinte.
Tout d’abord, aussi frappantes soient-elles, les affiches ne sont pas les seules à utiliser des figures telles que Saddam Hussein ou Oussama Ben Laden. Au contraire, ces personnages sont utilisés dans le monde entier comme des icônes de la dissidence1. Par exemple, la présence de Ben Laden sur des affiches, des autocollants, des porte-clés et de nombreux autres objets a été documentée au Nigeria et en Malaisie, ainsi qu’au Kenya, en Thaïlande et au Mexique2. Ces icônes sont accompagnées de slogans tels que « Votez pour Oussama », « Oussama super-puissant » ou « Oussama est notre héros ».
Pour beaucoup, ces affiches sont avant tout des symboles représentant l’anti-impérialisme. Plutôt que de s’engager dans un message religieux ou sur la violence de ces hommes, elles servent de réceptacle aux frustrations locales, au nom du « rejet ou de la résistance aux structures globales de pouvoir et aux systèmes hégémoniques tels que le colonialisme, l’impérialisme et l’exploitation capitaliste »3.
L’utilisation de ces figures peut également être comprise comme une forme d’inversion des rôles qui permet de contester les structures de pouvoir : pour leurs concepteurs et pour les acheteurs de ces affiches, Saddam Hussein et Oussama Ben Laden deviennent les guerriers, tandis que les dominants, tels que les présidents états-uniens, sont considérés comme des tyrans. Selon un concepteur d’affiches, « Saddam était le petit gars qui s’opposait aux puissants États-Unis, il s’opposait aux forces impériales, il défendait le petit gars ».
La « revanche de l’homme de la rue »
Sur le plan visuel, ces affiches sont le fruit d’un processus d’appropriation locale ou de mimêsis4. D’une part, les affiches utilisent des héros hollywoodiens tels que Robocop ou Rambo, et des images emblématiques d’Oussama Ben Laden ou de Saddam Hussein. D’autre part, les concepteurs les produisent de manière créative : le téléchargement, la copie, l’ajustement, l’assemblage et la réappropriation des images de ces figures mondiales – tant sur le plan politique qu’esthétique – aboutissent à une création propre, souvent humoristique.
À bien des égards, les affiches sont donc un pur produit de Nasser Road. Le nom de cette rue a pris des proportions mythiques en Ouganda, non seulement pour son activité d’imprimerie, mais aussi pour sa réputation de quartier associé à la fraude. Surnommée la « Silicon Valley de l’Ouganda » par des designers, c’est un endroit où l’on peut trouver ou fabriquer n’importe quoi : de faux relevés de notes, de fausses cartes d’identité, de fausses feuilles d’impôts, jusqu’à de fausses monnaies. « Nous fabriquons tout ce que vous voulez », assure un graphiste. Comme l’explique l’auteur Yusuf Serunkuma dans les colonnes du journal ougandais The Observer et dans mon livre, les gens perçoivent ces actes comme la « revanche de l’homme de la rue ». Les hommes du peuple se vengent des structures népotiques de l’État qui ne leur offrent guère d’autre choix que de trouver des moyens de survie.
Ainsi, les affiches doivent être comprises dans le contexte de la rue, à travers l’utilisation d’images non créditées et non sourcées téléchargées sur Internet. Ce phénomène reflète une acceptation plus large des réalités de l’appropriation numérique. À leur tour, les affiches elles-mêmes sont copiées, partagées, ajustées, copiées à nouveau, et ainsi de suite. Les concepteurs ont développé une sorte d’esthétique commune, et nombre de leurs affiches reprennent les mêmes éléments. Cette esthétique n’est pas isolée : l’industrie cinématographique ougandaise, connue sous le nom de « Wakaliwood » (d’après Wakaliga, le quartier dans lequel elle est située), présente des similitudes surprenantes.
Pressions du régime
Dans le même temps, les affiches mettent en scène des personnalités politiques nationales : le président Yoweri Museveni, ou encore des figures de l’opposition telles que Kizza Besigye et Bobi Wine. Les affiches présentent ces dirigeants locaux comme des militaires surhumains. Elles font non seulement référence aux films d’action hollywoodiens, mais aussi à la domination de l’armée dans la vie politique ougandaise.
Dans le journal ougandais The Independent, Jude Kagoro a par exemple montré comment l’esthétique militaire influence les musiciens ougandais populaires, qui se produisent souvent en portant des uniformes ou des armes. La représentation du président Museveni peut être comprise dans ce contexte : il est le combattant de la libération de l’Ouganda, plus grand que nature, hybridé en une figure d’action hollywoodienne – une combinaison des cultures pop et politique ; il fait référence à la fois aux films d’action hollywoodiens et à l’histoire politique de l’Ouganda. Il en va de même pour la représentation de Bobi Wine, mais, dans son cas, si son esthétique est militarisée, c’est dans le but de s’attaquer au système politique.
Le potentiel des affiches pour la diffusion et l’utilisation de messages politiques ne laisse pas les autorités insensibles. À plusieurs reprises, les agences de sécurité ont opéré des descentes à Nasser Road et confisqué le stock d’affiches de l’opposition. Elles le font généralement à des moments politiquement agités.
Enfin, les affiches sont également un produit commercial : les imprimeurs et les graphistes locaux sont constamment à l’affût de sujets d’actualité brûlants. Ils cherchent à imprimer ces nouvelles sur une variété de supports pour stimuler leurs ventes – et les figures politiques controversées sont une option particulièrement attrayante à cet égard. Ils évoluent en permanence, recherchent sans cesse de nouvelles idées et de nouvelles sources d’inspiration. Les entrepreneurs locaux utilisent finalement l’humour et l’affabulation pour mieux contrer l’hégémonie des récits officiels.
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1Jeremy Prestholdt, Icons of Dissent. The Global Resonance of Che, Marley, Tupac, and Bin Laden, Hurst, 2019.
2Matthias Krings, African Appropriations. Cultural Difference, Mimesis, and Media, Indiana University Press, 2015.
3Jeremy Prestholdt, Icons..., op. cit.
4Terme tiré de la poétique d’Aristote qui définit l’œuvre d’art comme une imitation du monde tout en obéissant à des conventions (définition du Larousse).