Mardi 30 janvier 2024. La nuit est tombée dans le ciel ivoirien. Dans la « fan zone » installée au bout du boulevard du 6-Février, dans le quartier de Treichville, à Abidjan, les attentes de centaines de supporters sont celles des grandes occasions.
Ce quartier de la métropole ivoirienne abrite les plus importantes communautés des diasporas malienne et burkinabè. Leurs deux équipes nationales de football s’apprêtent à s’affronter en huitième de finale de la Coupe d’Afrique des nations de football (CAN) à Korhogo, dans le nord de la Côte d’Ivoire. Les hymnes nationaux du derby entre les « cousins du Sahel » résonnent sur le grand écran, et l’atmosphère de passion s’enflamme avec des chants et des danses, malgré la chaleur humide oppressante. Maliens et Burkinabè assistent au match, mêlés les uns aux autres.
À l’écran, les images de la réalisation se focalisent sur des supporters burkinabè qui dansent dans des vêtements peints en rouge et vert vifs. À la vue de cette scène, les garçons de Treichville sont enthousiastes et crient : « C’est comme ça qu’on fait ! », puis ils se mettent eux aussi à danser en jouant de la vuvuzela.
« Nous sommes de grands fans comme ceux de la télévision. L’équipe jouerait mieux si nous étions également au stade », explique l’un d’eux. En réalité, lors de la deuxième mi-temps, le match a tourné au vinaigre pour le Burkina Faso, qui s’est incliné (1-2), mais le groupe n’a jamais cessé de se faire entendre, même lorsque l’électricité a été coupée pendant quelques minutes et que tout le monde a continué à suivre le match sur des smartphones.
Une fête attendue depuis longtemps
L’explosion d’émotions vécue lors de la CAN 2023, qui s’est achevée le 11 février par la victoire des Éléphants de Côte d’Ivoire, a provoqué une fête continue dans tout le pays. Des supporters emblématiques et des danses plus ou moins connues ont envahi les écrans de télévision et les appareils mobiles des téléspectateurs du monde entier.
Sur le continent, il y avait une grande soif de CAN et de l’ambiance qui caractérise cette compétition, qui avait manqué lors des deux dernières éditions. En 2019, en Égypte, le tournoi avait été marqué par le régime répressif du maréchal Abdel Fattah al-Sissi et par la difficulté logistique et économique, pour de nombreux supporters d’Afrique subsaharienne, de se rendre dans le nord du continent. Quant à l’édition 2022, au Cameroun, elle avait été fortement affectée par la pandémie de Covid-19. Les amateurs de football africains attendaient donc avec impatience la première CAN post-pandémie. Selon la Confédération africaine de football (CAF), il y a eu 1 109 593 spectateurs dans les stades, soit une moyenne de 21 338 spectateurs par match, et la compétition a été suivie par 2 milliards de téléspectateurs dans 180 pays.
Ce tournoi, né en 1957, six ans avant l’Organisation de l’unité africaine (OUA), accompagne l’évolution du continent depuis la décolonisation. Il a une valeur émotionnelle très forte, car ce fut le premier événement continental au cours duquel les peuples africains ont pu s’exprimer après des siècles de domination étrangère.
Au fil du temps, certains supporters ont commencé à consacrer leur vie au soutien de leur équipe en en faisant un véritable métier. Aujourd’hui, ils sont des stars suivies sur les réseaux sociaux et sont même invités et soutenus par des footballeurs et des fédérations. À l’image de la plupart des supporters africains, ils se démarquent par leur rapport à la religion et plus largement à la spiritualité, qui se manifeste lors de chaque match. « De nombreux supporteurs subsahariens n’ont pas tendance à séparer la sphère religieuse des autres sphères de la société, explique Buster Emil Kirchner, chercheur en études africaines à l’université de Copenhague et journaliste spécialisé dans le domaine du football africain. Pour beaucoup de gens, tout est lié à une seule sphère. »
« Généralement, dans les pays subsahariens, les chants gospel et tout autre chant tiré du répertoire des cérémonies religieuses remplacent les refrains auxquels les gens sont habitués en Europe », explique Hikabwa Decius Chipande, un universitaire zambien qui travaille sur le football. Le chercheur rappelle que la vulgarité et la violence verbale n’y ont généralement pas leur place.
Les prières face au « muthi »
Dans ce contexte, la prière joue un rôle clé dans la mobilisation des supporters. « À la veille de chaque match, nous organisons des moments de prière collective », indique Mohamed Sylla, imam et porte-parole du Comité national des supporters guinéens, une association fondée il y a trente ans et qui compte aujourd’hui environ 800 membres, majoritairement musulmans. « Nous prions également avant de monter dans le bus qui nous conduit au stade, puis individuellement dans les tribunes avant le coup de sifflet. »
À la fin du match, quel que soit le résultat, les Guinéens remercient Dieu à nouveau. Il en va de même pour les Sud-Africains catholiques. « Nous ne sommes pas comme nos frères qui ont recours à la sorcellerie », déclare Botha Msila, qui est entré dans l’histoire en 2019 pour avoir rejoint l’Égypte à pied et en auto-stop afin d’assister à la CAN. « Nous prions pour demander la force et la sagesse du Seigneur, explique-t-il. Chacun suit ses propres rituels sans influencer ceux de ses compatriotes appartenant à d’autres religions, mais nous demandons tous à Dieu de soutenir nos jambes et celles des footballeurs et de nous aider si les adversaires utilisent le muthi. » Le terme « muthi » définit un type de médecine traditionnelle pratiquée en Afrique australe.
Selon Hikabwa Decius Chipande, « bien qu’il y ait une sorte de répulsion parmi les croyants à le déclarer, les pratiques mystico-magiques liées également à la superstition sont encore utilisées dans certaines circonstances ». En 2002, Thomas N’Kono, le gardien puis entraîneur des gardiens de l’équipe nationale du Cameroun, avait été arrêté directement sur le terrain après avoir été accusé d’avoir tenté d’enterrer une amulette juste avant la demi-finale de la CAN contre le Mali.
Les institutions du football africain luttent contre ces pratiques depuis des années, car elles estiment qu’elles nuisent à la réputation du continent. Dans le passé, le phénomène était si répandu que de nombreuses fédérations engageaient des personnages auxquels on attribuait des qualités thaumaturgiques et divinatoires pour contrer la prétendue sorcellerie des rivaux. Ce fut le cas en 1992 notamment : le ministre ivoirien des Sports, René Diby, avait invité dans les tribunes dix habitants du village d’Akradio réputés pour leurs « pouvoirs ».
Main dans la main avec les pouvoirs publics
Aliou Ngom, dit Paco, l’un des leaders du Douzième Gaindé, le principal groupe de supporters de l’équipe nationale sénégalaise, n’a pas de problème à en parler. Il affirme que chez tous les supporters africains, il y a des traces de pratiques magiques ou d’objets mystiques. Dans son cas, il s’agit de six gris-gris, des amulettes à forte charge spirituelle qu’il porte à chaque match. « Cela fait partie de notre culture », affirme-t-il.
« Au-delà du soutien aux équipes, l’objectif de la participation aux événements internationaux est de transmettre la culture sénégalaise au monde, souligne Paco, célèbre pour le masque de lion qu’il porte dans les tribunes. Les chansons que nous choisissons, les couleurs avec lesquelles nous nous habillons ou peignons notre corps et les vêtements que nous portons sont censés faire connaître nos traditions. Je me sens comme un ambassadeur du Sénégal. »
C’est pourquoi la préparation de la Coupe d’Afrique des nations commence plusieurs mois à l’avance. Il faut certes recruter des supporters capables de créer de l’ambiance avec des danses, des chants et des instruments de musique. Mais avant cela il faut trouver des financements. Le manque de ressources pour financer un séjour de quelques semaines à l’étranger est en effet un problème partagé par de nombreux supporters.
Normalement, ce sont les ministères des Sports ou les fédérations qui mettent la main au portefeuille, en vue de bénéficier des retombées d’un éventuel succès sportif. Lors de la dernière CAN, le vice-président de la Guinée équatoriale, Teodoro Nguema Obiang Mangue, a ainsi offert à quelque 200 supporters de la Nzalang Nacional un vol aller-retour à Abidjan pour chaque match du tournoi. « Nous avons pu soutenir notre équipe nationale sans devoir renoncer à plusieurs jours de travail », explique Miles Bayeme Ndong, l’un des leaders des supporters équato-guinéens, qui est également fonctionnaire, chanteur et entraîneur de handball. « Sans l’aide des institutions, le soutien à l’équipe nationale n’existerait pas », reconnaît Paco, qui, malgré sa popularité, a eu du mal à trouver les fonds nécessaires. Il a dû en chercher en dehors des institutions et a manqué le premier match contre la Gambie.
Passionnés et fauchés
La situation était encore plus difficile pour Ngando Pickett, le célèbre supporter qui accompagne l’équipe nationale du Cameroun depuis 1981. Son vrai nom est Henry Mouyebe, mais au Cameroun tout le monde l’a vu danser comme le célèbre chanteur américain Wilson Pickett, et c’est ainsi qu’est né son surnom. Avec d’autres supporters, il a été contraint d’effectuer un long voyage terrestre de six jours vers la Côte d’Ivoire parce qu’il n’avait pas assez d’argent pour acheter un billet d’avion. Quelques jours après la sortie des Lions indomptables de la CAN, le problème du manque de moyens financiers s’est posé à nouveau.
Pickett et son équipe d’animateurs se sont rendus à l’hôtel où séjournait le Cameroun pour parler aux footballeurs et leur demander les fonds nécessaires pour pouvoir rentrer au pays. « Ce n’est pas facile, nous attendons ici depuis des heures », expliquait alors Pickett, fatigué. Assis sur le canapé, il racontait qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait dans la vie pour subvenir aux besoins de sa famille à Douala, où il vit, et pour financer sa carrière de super supporter. « Je suis devenu le supporter numéro un avec mes chansons et ma danse spéciale que tout le monde connaît. Ils savent qu’ils ne peuvent pas nous laisser ici », expliquait-il.
Karim Cissé, lui, n’a pas eu à surmonter d’obstacles financiers pour pouvoir assister aux matchs de son équipe nationale. Plus connu sous le surnom de Maréchal Bassolé (en référence à Michel Bassolé, ancien footballeur de l’Asec Mimosas, club dont Cissé est devenu supporter officiel), c’est la mascotte du Comité national de soutien aux Éléphants, une association qui est une émanation directe du ministère des Sports.
Maréchal Bassolé vit et dirige une académie de football à Abobo, au nord d’Abidjan. Lors de la phase de poules, il a remporté pour la dixième fois le prix du meilleur supporter du match, un trophée que la CAF décerne à chaque match de la phase finale du tournoi. « Je suis si populaire que le carrefour en face de chez moi a été rebaptisé Carrefour Bassolé », s’enorgueillit-il. Il a été présent dans toutes les compétitions auxquelles la Côte d’Ivoire a participé depuis 2004, au prix de nombreux sacrifices pour sa famille. « L’amour que j’éprouve pour l’équipe nationale, je ne l’éprouve même pas pour ma femme et mes enfants », confie-t-il alors que sa femme est assise juste derrière lui.
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