Historien de l’environnement et de l’Afrique contemporaine, Guillaume Blanc s’attelle depuis des années à ausculter les fondements du colonialisme vert et à proposer un autre regard sur les parcs naturels, ces nids à touristes nés du fantasme colonial de l’éden africain et bâtis sur le dos des populations locales, la plupart du temps expulsées et violentées pour faire place nette. C’était notamment l’objet d’un de ses ouvrages, L’Invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, paru chez Flammarion en 2020.
Avec La Nature des hommes. Une mission écologique pour « sauver » l’Afrique, publié à La Découverte, il poursuit son enquête en plongeant au cœur du « Projet spécial africain », une mission écologique lancée en septembre 1961 dans la ville d’Arusha, dans le nord de ce qui était encore le Tanganyika (l’actuelle Tanzanie). Ce projet a été conçu en Europe, et il doit se dérouler en trois temps : « étape 1, rencontrer “les leaders africains pour discuter des principes de la conservation” ; étape 2, organiser “une conférence sur la protection de la nature africaine” ; étape 3, envoyer des hommes sur le terrain pour “aider les gouvernements à s’aider eux-mêmes” ».
La deuxième étape (la conférence) est au cœur de son livre. C’est un événement « à la fois anecdotique et paradigmatique », écrit-il : « anecdotique parce que cette conférence ne réunit qu’une centaine d’hommes qui passent une semaine à discuter de parcs naturels ; paradigmatique parce qu’elle donne à voir des administrateurs coloniaux en train de se reconvertir en experts internationaux et de se déployer dans toute l’Afrique, sous la supervision d’institutions basées en Europe, en interaction avec des élites africaines, et en lien distant mais bien réel avec des villageois accusés de détruire la nature ».
« Conserver, c’est à la fois protéger et détruire »
Après avoir épluché des milliers de pages d’archives, Guillaume Blanc a identifié quatre acteurs de ce « moment », auxquels il consacre à chacun un chapitre : les « experts-gentlemen » venus d’Europe et d’Amérique du Nord, qui, persuadés que l’Afrique est le dernier refuge naturel du monde, donnent le la ; les « experts de terrain » basés en Afrique de l’Est, souvent des anciens coloniaux reconvertis (passage dont est issu l’extrait ci-dessous) ; la « nation-monde » des dirigeants africains, « c’est-à-dire une nation qui se sert du monde extérieur pour mieux s’imposer à l’intérieur » ; et enfin le « village global » des habitants des trois premiers parcs nationaux d’Éthiopie, l’Awash, l’Omo et le Simien, condamnés à s’adapter ou à disparaître.
L’auteur montre comment ce millefeuille de protagonistes a conçu – sur les bases d’une vision fantasmée d’une Afrique menacée par ses propres habitantchasseurs fortunés du monde entier, au détriment des « autochtones ». Il rappelle que « conserver, c’est à la fois protéger et détruire ». C’était vrai en 1961, ça l’est toujours aujourd’hui.
es, perçue selon la vision malthusienne comme une « bombe humaine » – ou a subi ce projet qui a abouti à la création, sur l’ensemble du continent, d’immenses zones réservées à la faune, mais aussi aux touristes et auxCar si ce livre « raconte l’histoire d’un passage », celui du moment postcolonial, il permet aussi – et même surtout – d’éclairer le présent. Un présent « marqué par la violence qui frappe, aujourd’hui encore, les habitants des aires protégées » du Zimbabwe, de l’Ouganda, du Kenya, de la Tanzanie et de bien d’autres pays africains, « punis d’amendes et de peines de prison pour avoir simplement cultivé la terre, fait paître leurs troupeaux ou chassé du petit gibier ». Bref, pour avoir tenté de (sur)vivre.
L’extrait qui suit est tiré du chapitre 2 consacré aux experts de terrain, intitulé : « Sauver la citadelle est-africaine. Le monde de ceux qui restent ».
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Humaniser la faune africaine, déshumaniser les Africains
Tuer, déplacer, attirer des touristes, fournir des protéines animales, les politiques ont beau varier selon les contextes, dans toute l’Afrique de l’Est, [les experts de terrain] paraissent poursuivre le même objectif : donner une « marge » à la nature. L’expression n’est pas d’eux, mais de Romain Gary. Le romancier l’emploie dans Les Racines du ciel en 1956. C’est la devise du héros de son livre, Morel, un Français qui prend les armes pour défendre les éléphants contre tous ceux qui les tuent, les colons comme les colonisés : « Qu’ils soient communistes, titistes, nationalistes, Arabes ou Tchécoslovaques je m’en fous […], dit Morel. Ce que je défends, c’est une marge – je veux que les nations, les partis, les systèmes politiques se serrent un peu, pour laisser de la place à autre chose, à une aspiration qui ne doit jamais être menacée… Nous faisons ici un boulot précis – la protection de la nature, à commencer par ses plus grands enfants… Faut pas chercher plus loin. »
Telle est la logique de Morel et des Français qui rejoignent sa croisade. Des hommes à qui un Soudanais nommé Waïtari reproche leur « rêve d’opium » : « Vous vous réfugiez au cœur de l’Afrique “magique”, […] parmi les troupeaux d’éléphants qui vous font rêver des temps bibliques : vous ne pardonnerez jamais à la jeunesse de cette terre abandonnée de vouloir vous priver de votre rêve d’opium… »
La métaphore de l’opium n’est peut-être pas la plus adéquate pour décrire l’état d’esprit des experts est-africains. Mais cet acharnement à regarder les animaux plutôt que les humains ou, plus précisément encore, cet entêtement à humaniser la faune africaine et à déshumaniser les Africains transparaît dans la plupart des écrits qu’ils consacrent à l’Afrique de l’Est.
Dès 1951, par exemple, dans le bref récit qu’il livre d’un récent périple régional, le premier envoyé de la FPS [Fauna Preservation Society, une ONG fondée à Londres en 1903 investie dans les colonies de l’Empire britannique, NDLR] sur le terrain, le capitaine Keith Caldwell, consacre plus d’une page au parc du Tsavo [au Kenya]. Les éléphants sont au cœur de son récit : « Ils sont 50 ou 60 à s’abreuver, pendant que d’autres font la queue […], les pères, les mères, les petits, […] quelques-uns s’étendent pour prendre un vrai bain et parfois […] des rhinos se joignent à la fête. » C’est pour eux, dit le capitaine Caldwell, que les parcs est-africains ont « réglé le sort du chasseur de viande », cet anonyme qui n’est mentionné qu’à une reprise dans son récit sur le Tsavo. Contrairement aux éléphants qu’il menace, celui-ci n’aurait ni père ni mère, il serait sans enfant et ne ferait pas de « fêtes » avec les siens. L’éléphant a donc toutes les caractéristiques d’un être humain, puisqu’il pense, il ressent, il vit. L’Africain, lui, n’est qu’un obscur « braconnier ».
« Combattre le pastoralisme »
Le même attrait pour des animaux plus attachants que les humains explique qu’au début des années 1960 les experts saluent l’arrêt des campagnes d’éradication de la mouche tsétsé, qui consistaient à abattre la faune sauvage pour éviter qu’elle ne contamine le bétail. Les conservationnistes se réjouissent de l’arrêt de cette politique qui a causé la mort de centaines de milliers de phacochères, de buffles et d’éléphants. Mais ils exigent maintenant qu’on lutte contre ses effets. Car « le massacre s’est traduit par la conversion de terres sauvages en terres de pâture », notent les deux biologistes du programme Fulbright, George Petrides et Wendell Swank. Pour sauver la « magnifique faune sauvage d’Afrique de l’Est », ils demandent alors aux gestionnaires des parcs d’y « combattre le pastoralisme ».
Et ils recommandent aussi de recourir à une pratique de plus en plus répandue dans la région : la « translocation » d’animaux. Le vétérinaire britannique Antonie Harthoorn conceptualise cette méthode depuis dix ans quand, en 1961, il peut la mettre en œuvre au Kenya et en Ouganda, capturant ici et réintroduisant là-bas, dans un parc, des antilopes, des rhinocéros et des girafes. Les mêmes opérations se répètent en 1962 et 1963. Financés par la Société zoologique de Londres, plusieurs experts britanniques y participent en Ouganda et au Kenya, puis en Tanzanie, ou encore en Rhodésie du Nord.
Le déplacement des animaux sauvages se fait non seulement de l’extérieur vers l’intérieur des parcs, mais aussi à l’intérieur même des aires protégées. Au Kafue par exemple, en Zambie (ex-Rhodésie du Nord), quand un surplus de lions menace les antilopes du parc, les gardiens abattent plusieurs félins, avant de capturer ceux laissés en vie et de les déplacer dans des zones éloignées de leurs proies.
Une nature bien ordonnée
La question soulevée par Mervyn Cowie [un ancien militaire britannique qui a dirigé les parcs nationaux royaux du Kenya avant de conseiller Jomo Kenyatta, NDLR] est donc toujours d’actualité : pour conserver la nature, faut-il protéger ou détruire ? Les experts de terrain ne la formulent plus en ces termes mais c’est bien la question qui les agite. Surtout depuis que la Fauna Preservation Society leur a demandé, en 1969, de préparer une stratégie pour « maintenir », en Afrique de l’Est, l’« équilibre des populations d’éléphants ». Fort de ses expériences ougandaise et kényane de « translocation », Harthoorn suggère de délimiter des zones exclusivement peuplées d’éléphants, puis d’accompagner leur reproduction et la hausse de leurs effectifs, ce qui favorisera la création de prairies, lesquelles constitueront un habitat attractif pour les zèbres, les oryx et les buffles. « Si dans un parc l’objectif est la plus grande variété de faune, alors ce ne sera pas une mauvaise chose », conclut le vétérinaire.
Mais le zoologue Richard Laws et le gardien Ian Parker désapprouvent. Basés dans les parcs kényans du Tsavo et des Murchison, ils proposent au contraire d’« accélérer le crash » : ces parcs sont encerclés par les hommes, leurs troupeaux et leurs champs ; les éléphants ne peuvent donc pas s’étendre ; et puisqu’ils sont trop nombreux pour survivre sur le même territoire, mieux vaut en tuer une partie aujourd’hui afin d’éviter, demain, l’« extinction » de toute l’espèce.
Accompagner la multiplication des animaux, quitte à contrôler la reproduction de toute une espèce ; ou stabiliser leurs effectifs, quitte à en tuer une partie : les experts de terrain peuvent avoir des désaccords. Protéger ou détruire, ils se posent toujours la question. En revanche, ils ne semblent jamais remettre en cause la dimension factice ou, disons, humaine de cette nature toujours plus organisée, ordonnée, optimisée, façonnée de part et d’autre. Car l’Afrique de l’Est est le dernier bastion de la nature africaine, voilà tout. Et les experts entendent bien le sauver, même au prix d’interventions humaines qui sont tout, sauf naturelles.
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