C’est l’histoire d’une jeune femme de bonne famille prête à tout pour survivre quand la politique bouscule son destin. C’est l’histoire d’un jeune homme des quartiers pauvres résolu à ne pas se laisser humilier. C’est l’histoire d’un psychanalyste chez qui se pressent tous ceux qui peuvent se permettre de payer ses honoraires. C’est l’histoire d’un pays, le Congo, aux premières heures de l’indépendance.
Paru en septembre 2023 aux éditions Les Lettres mouchetées, Le Psychanalyste de Brazzaville est un gros roman de presque 500 pages signé Dibakana Mankessi. Précisément daté, il se déroule entre le 24 juillet 1961 et le 17 juin 1969, peu après l’indépendance de la République congolaise, le 15 août 1960, et l’arrivée au pouvoir de Fulbert Youlou (1917-1972). Né en 1966 dans la ville de Jacob – rebaptisée Nkayi en 1975 –, Dibakana Mankessi est installé en France depuis 1995. Il y enseigne la sociologie tout en étant chargé de mission pour la collectivité territoriale de Plaine Commune (Saine-Saint-Denis, région parisienne).
« Ce qui m’intéresse de façon globale, ce sont les différents aspects du changement social en Afrique contemporaine, raconte-t-il à propos de la genèse de son livre. En me lançant dans cette aventure, je voulais comprendre comment sont nés les États africains, éclairer les circonstances de la naissance du Congo. Qu’est-ce qui permet d’expliquer cette difficulté d’accouchement ? Quelles sont les motivations et les ambitions de ces premiers cadres congolais qu’on appelait “les évolués” et qui avaient pour mission de remplacer les administrateurs coloniaux ? » Pour mener à bien son projet, Mankessi a opté pour un procédé romanesque original, entremêlant avec habileté histoire d’amour et histoire politique, personnages réels et personnages fictifs.
Un lieu où ces personnages s’expriment librement
Pendant les huit années que couvre le livre, le récit est centré sur l’itinéraire d’une jeune femme, Massolo, et celui de son premier amour, Ibogo. La situation est classique : Massolo vient d’une famille fortunée proche du président Fulbert Youlou, tandis qu’Ibogo est issu d’un quartier pauvre de Brazzaville, le Tiekar EzangaKombo. Tous deux sont étudiants en droit. Si les premiers temps de leur amour sont contrariés par l’attitude condescendante des parents de Massolo – certes ouverts, mais un peu moins quand il s’agit de leur fille –, la situation change quand leur protecteur aux dérives autoritaires, le président Youlou, est contraint à la démission, le 15 août 1963. Durant les violentes manifestations des syndicalistes opposés à celui que l’on surnomme alors « l’abbé », le frère de Massolo est abattu, ses parents sont emprisonnés et leur propriété pillée. Déclassée, sans ressources, la jeune femme doit se faire discrète et, surtout, gagner sa vie. C’est ainsi qu’intervient le personnage pivot du roman, le docteur Kaya.
Dans sa quête d’un travail correctement rémunéré et n’exigeant pas d’elle qu’elle offre son corps à un homme, Massolo est engagée comme femme de ménage par le seul psychanalyste de Brazzaville, auquel elle a soigneusement caché sa formation universitaire. « Je voulais comprendre comment s’étaient passées les premières années de l’indépendance et quelles étaient les motivations des principaux acteurs, explique Dibakana Mankessi. Il fallait donc un lieu où ces personnages puissent s’exprimer librement et dire ce qu’ils avaient à dire sans frein. C’est ainsi que j’ai pensé à ce psychanalyste, dans le cabinet duquel l’élite culturelle, économique, politique se sentirait en confiance. C’est un personnage qui libère la parole. J’admire l’idée de génie de Freud, pour qui parler peut libérer de certains conflits psychiques. J’y vois aussi des résonances et des points communs avec les guérisseurs africains, les Ngangas, qui travaillent sur la libération de la parole. »
Si le personnage du docteur Kaya est entièrement fictif, une grande majorité de ses patients sont des personnages réels de l’histoire congolaise, et le romancier utilise cet habile subterfuge pour restituer leurs pensées, leurs états d’âme, leurs désirs, leurs faiblesses, leurs ambitions à travers leurs confessions recueillies sur le divan. Un homme en particulier a attiré l’attention de Mankessi : « J’éprouve une très grande curiosité pour la vie et l’itinéraire du procureur de la République Lin Lazare Matsocota, un personnage très brillant, éloquent, élégant, qui était à la fois un intellectuel et un homme politique, militant de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France [Feanf] et président de l’Association des étudiants congolais en France, rentré au pays à l’heure de l’indépendance. »
« Je sens le châtiment du ciel, docteur »
Peu après la chute de Fulbert Youlou, en 1963, Lazare Matsocota – qui apparaît et se présente comme une alternative au régime du nouveau président Alphonse Massamba-Débat (1963-1968) – est enlevé dans la nuit du 14 au 15 février 1965, avec le président de la Cour suprême Joseph Pouabou et le prêtre de Pointe-Noire Anselme Massouémé, directeur de l’Agence congolaise de l’information. Soupçonnés de conspiration contre le régime, les trois hommes sont sauvagement assassinés – le corps de Pouabou ne sera jamais retrouvé. Cette affaire dite des « trois martyrs » est, selon Mankessi, un événement fondateur de l’histoire congolaise, et ses ramifications s’étendent bien au-delà des premières années de l’indépendance.
Ainsi, en novembre 1969, un an après sa prise de pouvoir, le président Marien Ngouabi organise le procès du triple assassinat. Sur le banc des accusés, il y a Alphonse Massamba-Débat, Pascal Lissouba (ancien Premier ministre et président bien plus tard, entre 1992 et 1997), Ambroise Noumazalaye (ancien Premier ministre) et Claude Ernest-Ndalla (ministre qui deviendra conseiller de Denis Sassou-N’Guesso) : tous sont acquittés… Dans Le Psychanalyste de Brazzaville, Dibakana Mankessi se permet d’allonger l’un d’eux, Pascal Lissouba, sur le divan. Très exactement le 22 octobre 1966, peu après l’assassinat de Matsocota. Lissouba – « un homme grand, athlétique, teint clair, visage lunetté » – s’y confie sur un rêve dans lequel un monstre le poursuit :
Je sens le châtiment du ciel, docteur. Je sens le châtiment du ciel.
Silence.
– Pourquoi le pensez-vous ?
– Et pourtant ce qui est arrivé n’est pas de ma faute. Vous pensez bien que moi, admirateur de Pascal, je n’ignore pas que la justice sans la force est impuissante, et qu’à l’opposé, la force sans la justice est tyrannique.
– Que voulez-vous dire… ?
Silence. Long silence.
– Je suis innocent. J’ai été piégé. Je sais que j’ai été piégé. Et je me suis laissé avoir comme un… comme un…
Dialogues précis, événements réels et scènes imaginaires, Dibakana Mankessi jongle habilement avec une flopée de personnages complexes, contradictoires et férocement humains. Dans le cabinet du docteur Kaya, c’est tout le Congo qui s’exprime, ou presque. Cette femme dont le mari, la nuit, se transforme en léopard, ou bien cette autre qui fustige (en août 1963) les syndicalistes qui ont pris le pouvoir :
Ils ont constitué des brigades sauvages qui n’ont rien à envier à des meutes de loups, ni à de sinistres hyènes desséchées et affamées : ces barbares arrivent chez vous sans crier gare, la tête ceinte dans d’ignobles bandeaux, ils brutalisent votre famille, saccagent votre maison, s’emparent de tous vos biens, brûlent ou cassent votre demeure et vous assassinent. Si vous avez de la chance, ils vous emmènent avec eux, en vous humiliant devant tout le monde.
Ibogo, l’ancien amoureux de Massolo, gravit les échelons de ce système…
« Dépecés, avec les scies et les couteaux »
Sur le divan de Kaya s’expriment aussi plusieurs personnalités de premier plan. Mankessi fait en effet parler Christian Jayle, ministre de l’Information du Congo entre 1955 et 1960, qui avait fui la France pour échapper à l’épuration après la Seconde Guerre mondiale. Ou bien encore Gérard Soete (1920-2000), gendarme belge qui participa à la destruction du corps de Patrice Lumumba – Premier ministre de la République du Congo (Kinshasa) assassiné en 1961 – et conserva une balle ayant traversé son corps, ainsi que deux dents.
Oui, dépecés, avec les scies et les couteaux que nous transportions. Comme on dépèce un animal.
Bouleversé, le docteur Kaya retenait son souffle…
– Ensuite, nous avons plongé les morceaux des corps dans le fût contenant les 20 litres d’acide sulfurique.
Se confie aussi l’architecte Roger Lelièvre (1907-1986), connu sous le nom de Roger Erell, concepteur de la « case de passage pour hôtes de marque », devenue depuis la « case de Gaulle », à Brazzaville, et de la basilique Sainte-Anne-du-Congo. Perdant la vue, à la fin de sa vie, il pense avoir été envoûté par la divinité Mami Wata1…
L’un des derniers personnages à s’allonger sur le divan du docteur Kaya, « un jeune homme aux yeux clairs et à l’air timide » dont « l’abacost marron semblait avoir pour mission de vieillir », se présente ainsi :
Je viens d’Ombélé, près d’Owando où j’ai fait mes études primaires avant d’entrer à l’école militaire préparatoire Général Leclerc de Brazzaville en 1953. Après le brevet, j’ai été incorporé dans l’armée et affecté à Bouar, en Oubangui-Chari. C’est là que j’ai côtoyé l’horreur et compris le sens du mot violence, je faisais partie du bataillon des Tirailleurs du Cameroun, où j’avais le grade de sergent. Les femmes éventrées, les villages brûlés, les hommes décapités… J’ai vu tout ça de mes yeux comme je vous vois. Ces images, docteur, ne m’ont jamais quitté.
Les observateurs de la vie politique congolaise reconnaîtront là les premières années de la vie de Marien Ngouabi (1938-1977).
« Un nid d’espions ! »
« Je me suis efforcé de décrire les personnages comme ils étaient, affirme Mankessi. Par exemple, quand je fais parler l’écrivain Antoine Letembet-Ambily [1929-2013], je reprends ses tics de langage, son verbe très ampoulé, sa façon volubile de parler. » Même chose pour un autre écrivain congolais, Tchicaya U Tam’si (1931-1988), qui a des liens familiaux avec Lazare Matsocota et dont Mankessi écrit : « Le moustachu estropié, à la voix chevrotante et à l’esprit gourmand de poésie avait été le premier à parler de Lumumba sur le divan du docteur Kaya. »
Sans jamais perdre de vue l’histoire de Massolo et d’Ibogo, le romancier dépeint patiemment toute la faune humaine du Congo – et de ses proches alentours, puisque la frontière avec Léopoldville-Kinshasa, sur l’autre rive du fleuve, est poreuse. « Le Congo vient d’être indépendant, et il vient de sortir du statut de capitale de la France libre, de capitale de l’Afrique-Équatoriale française, note l’auteur. Ce statut particulier lui confère un rôle stratégique et politique central. Ainsi attire-t-il non seulement les services de renseignement français, mais aussi le KGB, la CIA, le Mossad… C’est un nid d’espions ! » Et dans cette jungle, on trouve même d’anciens collaborateurs et d’anciens nazis !
S’il se défend d’avoir voulu proposer une psychanalyse des indépendances africaines, Mankessi dresse un portrait saisissant de la Brazzaville des années 1960. Un portrait qui résonne furieusement avec le présent. « Ibogo, c’est le personnage qui sort de la misère et qui se bat pour se faire une place au soleil. C’est un garçon travailleur qui se sent rejeté et qui n’hésite pas à se venger quand il en a l’occasion. Qui n’hésite pas à se salir les mains. Ce que je constate aujourd’hui, c’est que les jeunes Congolais sont prêts à tout pour s’en sortir, y compris à se salir les mains. »
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1Une divinité aquatique du culte vodoun.