Patrice Talon et le business de la mémoire (1/2)

Au Bénin, le « soft power » façon Patrice Talon

Un pavillon à la biennale d’art contemporain de Venise qui vient d’ouvrir, mais aussi une exposition itinérante et toute une série de grands travaux pour moderniser l’offre muséale : le président du Bénin suit une stratégie ambitieuse visant à promouvoir le secteur culturel. Mais aussi à unifier son pays et à polir son image de marque.

11 février 2022, à Cotonou. Cérémonie de réception de 86 œuvres culturelles et cultuelles au profit de l’État béninois (don du Consul honoraire de Serbie).
© Présidence du Bénin

C’est une première : un pavillon du Bénin est installé pour sept mois dans l’artillerie de l’Arsenal, à Venise (Italie), à l’occasion de la 60e Biennale d’art contemporain (du 20 avril au 24 novembre 2024). Conçu par le scénographe béninois Franck Houndégla, piloté par le commissaire d’exposition nigérian Azu Nwagbogu, il sert d’écrin aux œuvres des artistes Romuald Hazoumé, Moufouli Bello, Ishola Akpo et Chloé Quenum. Sous le titre « Everything Precious Is Fragile » (« Tout ce qui est précieux est fragile »), il entend raconter une histoire du féminisme africain et mettre en valeur la notion de « rematriation » – traduction féministe de l’idée de restitution de la connaissance. Il est financé et organisé par l’Agence de développement des arts et de la culture (Adac), pour le compte du ministère du Tourisme, de la Culture et des Arts. Mais surtout, il a été voulu par le président Patrice Talon, qui mène depuis son accession au pouvoir une politique culturelle volontariste hautement médiatisée.

« Depuis 2016 », l’expression revient souvent dans les éléments de communication autour de ce projet, comme pour bien rappeler que tout commence avec l’élection de l’homme d’affaires, élu le 6 avril 2016 face au Premier ministre de Boni Yayi, Lionel Zinsou. Ainsi le ministre du Tourisme, de la Culture et des Arts, Jean-Michel Abimbola, écrit-il dans le dossier de présentation du Pavillon du Bénin à la Biennale de Venise :

Le Bénin, porté par la dynamique impulsée par l’État depuis huit ans, a décidé de se doter d’un pavillon pour mettre en lumière ses créateurs Moufouli Bello, Chloé Quenum, Ishola Akpo, portés par une plus grande signature, l’un des artistes africains les plus connus, Romuald Hazoumé. […] Depuis 2016, le Bénin se singularise par son engagement à valoriser le secteur du tourisme, de l’art et de la culture, l’un des principaux piliers d’investissement du Programme d’action du gouvernement.

Il est vrai que, « depuis 2016 », le Bénin met en avant une politique culturelle qui rappelle ces glorieuses années où le président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, entendait placer son pays, et l’Afrique, dans le calendrier culturel mondial en créant l’événement de grande ampleur que fut le Festival mondial des arts nègres (Fesman, Dakar, du 1er au 24 avril 1966).

Renforcer l’offre touristique

Malgré quelques tentatives similaires depuis (Festac, en 1977 à Lagos, Fesman, en 2010 à Dakar) et la persistance de rendez-vous comme le Fespaco (Burkina Faso) ou la Biennale de Dakar, le secteur de la culture n’a que rarement fait l’objet de telles politiques publiques sur le continent. Si deux pays africains se signalent par leur dynamisme culturel à l’international, l’Afrique du Sud et le Maroc, c’est pour le premier grâce à la vitalité de son secteur privé et pour le second essentiellement par la volonté de son souverain.

Au Bénin, l’impulsion vient clairement du chef de l’État, qui a souhaité faire de la restitution des vingt-six trésors royaux pillés par le général Dodds lors de la conquête française du royaume de Danxomè (1894) le levier d’une démarche ambitieuse visant à la fois à structurer économiquement le secteur et à renforcer l’offre touristique du pays. Conseiller du président Talon, chargé de mission « tourisme, art et culture », délégué général du Pavillon du Bénin, l’écrivain et metteur en scène José Pliya est l’une des chevilles ouvrières de ce vaste programme. Dans sa présentation du Pavillon béninois de la Biennale de Venise, il note avec emphase :

Pour célébrer les dieux et les déesses, les hommes et les femmes chantent, dansent, jouent, et construisent mosquées, cathédrales, temples et couvents. Pour assurer leur éternité les pharaons et les rois passent commande aux artistes de cour pour écrire, portraiturer, peindre et sculpter. Le pays Bénin, berceau de la religion Vodun et héritier de la dynastie royale tricentenaire des Houegbadja, en fait la démonstration. C’est ce double héritage culturel et artistique que depuis 2016 une vision politique claire anime : transformer le potentiel en prospérité.

Difficile de le nier : Patrice Talon et ses conseillers suivent avec constance une stratégie consistant à « s’appuyer sur les arts et la culture pour faire du tourisme un levier de développement, créateur de richesse et d’emploi ».

« Articuler le passé et le présent »

La restitution des trésors royaux par l’ancienne puissance occupante, qui a fait grand bruit, n’a jamais été considérée comme un simple mouvement d’orgueil national visant à calmer hâtivement une poussée de fièvre décoloniale chez les élites du pays et de sa diaspora. Dès le début, elle a en effet été considérée et conçue comme une première étape nécessaire pour faire rayonner le pays sur le plan international. Rien n’a été laissé au hasard.

Dix jours avant la signature de l’accord de restitution, en novembre 2021, la réalisatrice multiprimée Mati Diop (Mille Soleils en 2013 et Atlantique en 2019) apprend que les œuvres du palais de Béhanzin vont rentrer au pays. Aussitôt, elle envoie un courrier aux autorités béninoises afin de pouvoir filmer ce transfert exceptionnel. Elle obtient immédiatement l’autorisation exclusive, ainsi que les moyens financiers nécessaires pour déployer trois équipes de tournage : c’est dire si le pays a conscience de la portée du moment et de ce qu’il veut en faire. Le film verra le jour trois ans plus tard sous le titre Dahomey, sanctionné par l’Ours d’or du Festival international du film de Berlin. Mais si Cotonou ne s’est pas fait prier pour débloquer une partie des fonds, c’est bien parce que le film cadre parfaitement avec la stratégie béninoise.

Symbolique à plus d’un titre, l’exposition « Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : de la restitution à la Révélation » s’est ouverte au palais présidentiel (Palais de la Marina) un peu plus d’un an après l’accord de restitution, en février 2022, pour ne fermer ses portes qu’en août de la même année, après avoir accueilli 220 000 visiteurs1. Y étaient bien évidemment présentés les vingt-six trésors royaux d’Abomey, mais aussi plus de cent œuvres réalisées par des artistes contemporains. « Il s’est agi d’articuler le passé et le présent et de montrer que la créativité des artistes de cour d’antan ne s’est jamais tarie ; qu’ils soient dans la récurrence ou dans des variations, qu’ils fassent le choix de la transition ou de la transgression, nos artistes vivants ont fait battre le cœur du palais de la présidence, de Cotonou, du Bénin tout entier », écrit encore José Pliya dans le dossier de présentation de la Biennale de Venise.

« C’est ce qu’on appelle l’effet Talon »

Le lieu d’exposition, où Patrice Talon a accueilli pour le vernissage son ex-rival Lionel Zinsou, l’ancien président (de 1991 à 1996) Nicéphore Soglo et un parterre de journalistes en voyage de presse, avait été habilement choisi : les jardins du Palais de la Marina, résidence officielle du président. Une manière de montrer qui est à la manœuvre ; une manière aussi de mettre en avant les étapes à venir. L’inauguration de l’exposition offre en effet l’occasion de présenter l’ensemble des projets culturels pilotés par le gouvernement. À savoir : la construction ou la rénovation de quatre équipements de grande ampleur ; le Macc (Musée d’art contemporain de Cotonou), « vaisseau amiral » du futur quartier culturel et créatif de Cotonou ; le Murad (Musée des Rois et des Amazones du Danxomè), qui doit accueillir les vingt-six trésors royaux restitués ; la Mame (Maison de la mémoire et de l’esclavage), située dans l’enceinte de l’ancien fort portugais de Ouidah ; le MIV, Musée international du Vodoun, à Porto-Novo.

Éléphants blancs ? Le Musée des civilisations noires imaginé par Léopold Sédar Senghor lors du Fesman, en 1966, ne vit effectivement le jour que cinquante-deux ans plus tard, en 2018. Les équipes de Talon, qui citent souvent « le grand rendez-vous du donner et du recevoir » cher à Senghor, ne l’entendent pas de cette oreille : il faut faire vite ! Le MIV, conçu par les architectes ivoiriens Koffi & Diabaté sur le modèle des Tata Somba, les forteresses en terre crue typiques de l’Afrique de l’Ouest, verra le jour avant la fin de 2025 à l’entrée de Porto-Novo.

À Abomey, les palais royaux ont été réhabilités par l’architecte franco-camerounaise Françoise N’Thépé, et l’ouverture du Murad est prévue pour la fin 2024. À Ouidah, les rénovations du Fort portugais, de la place aux Enchères, du Mémorial de Zoungbodji, de la Route de l’esclave et de la Porte du non-retour vont aussi bon train, pour une ouverture prévue dans les mêmes délais. Plus long à venir, le Macc, dessiné lui aussi par le duo Koffi & Diabaté, est toujours en cours de conception tandis que d’autres projets culturels à haute valeur symbolique ont déjà été installés, comme l’Amazone, statue en bronze de 30 mètres de haut conçue par l’artiste chinois Li Xiangqun et inaugurée en juillet 2022 en face du Palais présidentiel. Ou comme la statue équestre du héros national Bio Guéra, 13 tonnes et 10 mètres de haut, élevée sur le rond-point de l’aéroport international Cardinal-Bernardin-Gantin de Cadjèhoun... Coline-Lee Toumson-Venite, chargée de mission arts et culture, ne tarit pas d’éloges sur l’efficacité de son gouvernement : « C’est ce qu’on appelle l’effet Talon, le Bénin qui se révèle. C’est une autre dynamique, une autre célérité. Il y a un monitorat de chaque projet, des bilans d’étape, pour doter le pays de vaisseaux amiraux qui seront des leviers d’entraînement territoriaux. Nous sommes dans une approche d’aménagements culturels à partir de gisements culturels. »

Tous ces nouveaux équipements s’adressent bien entendu aux Béninois. Avec un objectif : les rassembler derrière un récit national commun solidifiant le lien entre les groupes ethniques et les régions. Se réapproprier, au niveau national, les vingt-six trésors royaux d’Abomey, qui appartenaient à une lignée de rois esclavagistes qui ne font pas l’unanimité sur tout le territoire, est à ce titre particulièrement habile. Mais au-delà, en proposant une offre muséale très occidentalisée, Talon tente aussi de séduire une clientèle touristique internationale – et plus particulièrement tout un pan de la diaspora africaine à la recherche de ses racines.

2 millions de visiteurs en 2030 ?

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le président s’est déplacé en personne, en Martinique, pour l’inauguration de la seconde itinérance de l’exposition (rebaptisée « Révélation ! Art contemporain du Bénin ») à la Fondation Clément. Les œuvres contemporaines présentées au Palais de la Marina, qui avaient d’abord voyagé au Musée Mohammed VI de Rabat (Maroc), ont ensuite embarqué pour les Antilles – sur cette île française où le roi Béhanzin fut exilé entre 1894 et 19062.

Accompagné d’une forte délégation et de plusieurs artistes, Patrice Talon a profité de l’occasion pour faire passer un certain nombre de messages. « Avec 2 milliards d’euros pour soutenir la politique publique des arts et de la culture, nous voulons faire de notre pays une destination de référence en Afrique de l’Ouest, a déclaré le ministre de la Culture et des Arts du Bénin, Jean-Michel Abimbola, lors de l’inauguration de l’exposition « Révélation ! ». Aujourd’hui, nous recevons moins de 500 000 visiteurs par an, mais d’ici à 2030 nous entendons dépasser la barre des 2 millions. Nous visons notamment le secteur mémoriel et les afro-descendants. »

Les artistes qui l’accompagnaient, au premier rang desquels Romuald Hazoumé, ne cachaient par leur admiration pour l’action du président, évoquant même parfois avec crainte l’échéance électorale de 2026, pour laquelle il ne pourra légalement pas être candidat à sa succession. De son côté, Patrice Talon a souligné son intention de « construire un pont » entre les Antilles et le Bénin, tout en ne cessant de répéter que son action ne se limite pas au seul secteur de la culture. « La culture, y compris les arts, fait désormais partie des domaines considérés comme essentiels pour le développement du pays », appuie William Codjo, le directeur de l’Adac.

Modèle rwandais et opposants en prison

Patrice Talon n’est pas le premier à mettre en avant la créativité béninoise, passée ou contemporaine. Lionel Zinsou l’a fait avant lui, à titre privé, en finançant dès 2005 la fondation pilotée par sa fille Marie-Cécile Zinsou à Cotonou, puis l’ouverture d’un musée d’art contemporain à Ouidah, en 2013. Deux éditions d’une biennale d’art contemporain baptisée « Regard Bénin » ont même eu lieu, en 2010 et 2012, avant que des dissensions internes ne fassent imploser l’initiative. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’habile usage que le président Talon fait du « soft power » dans une optique à la fois de cohésion nationale et d’image de marque.

Mais tandis que les journalistes du Bénin et d’ailleurs lorgnent, émerveillés, du côté de la Cité des doges cet « art qui va signer, à l’occasion de cette 60e édition de la Biennale de Venise, le couplet le plus coloré de l’hymne national », a déclaré Patrice Talon en Martinique, ils s’intéressent moins aux conditions de détention des opposants Frédéric Joël Aïvo et Reckya Madougou3. Le « soft power » culturel, souvent, est aussi une manière de polir son image.

Admirateur des méthodes du président rwandais Paul Kagame sur le plan économique, Talon n’a pas hésité à les mettre en pratique dans son pays. Aujourd’hui, il semblerait qu’en retour le maître de Kigali ait lui aussi pris conscience de l’importance de la culture pour promouvoir son pays à l’international : après l’initiative « Visit Rwanda », le gouvernement rwandais a financé, cette année, la première Triennale de Kigali consacrée aux arts.

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1L’exposition, sous une forme légèrement modifiée, a ensuite voyagé au Maroc (Rabat), à la Martinique (Fondation Clément). Elle doit continuer d’abord aux États-Unis puis en France, à la Cartoucherie, fin 2024.

211e roi d’Abomey, de 1890 à 1894, date à laquelle il est exilé par les Français d’abord en Martinique, puis en Algérie, où il meurt en 1906.

3Le professeur et opposant et l’ex-ministre de la Justice de Boni Yayi ont été reconnus coupables respectivement de blanchiment de capitaux et de complot contre la sûreté de l’État, et de financement du terrorisme. En détention depuis trois ans, le premier a été condamné à vingt ans et la seconde à dix ans de prison.