Un⸱e artiste raconte une œuvre

Nyaba Léon Ouédraogo. « Les pays les plus riches tuent les enfants des pays les plus pauvres »

Le corps africain et la mondialisation (1) · De l’esclavage à nos jours, le corps des Africains a toujours servi les intérêts du capitalisme mondial. Des Marocains vêtus de copies de marques de luxe occidentales aux « migrants économiques » rejetées par la mer ou exploitées en Europe, en passant par les déchets industriels déversés par l’Occident et triés à mains nues... Des artistes expliquent leur travail à travers une de leurs œuvres et confient leur rapport à cette mondialisation asymétrique.

L'image montre un environnement très sombre et pollué, avec d'épaisses colonnes de fumée noire s'élevant dans l'air. Au premier plan, un jeune homme est accroupi, en train de manipuler des débris. Il porte des vêtements simples, à moitié sales, et semble concentré sur ce qu'il fait. Son environnement est chaotique, avec des morceaux de métal, de la ferraille et des pneus éparpillés autour de lui. La scène dégage une atmosphère de difficulté et de lutte, illustrant les conditions de vie dans cet endroit touché par la pollution et la dégradation environnementale.
© Nyaba Léon Ouédraogo

Veste élégante, chapeau vissé sur la tête, barbe fournie, œil pétillant : Nyaba Léon Ouédraogo regarde le monde avec lucidité et intensité, cherchant à voir au-delà des apparences. Né en 1978 au Burkina Faso, il s’est d’abord fait connaître dans le photojournalisme avant de donner résolument à sa démarche un tour artistique. « L’Enfer du cuivre », réalisé au Ghana, a été son premier « essai photographique ». Il s’est ensuite intéressé aux marges du capitalisme, et en particulier à ces travailleurs africains qui mettent leur vie en danger pour grappiller les quelques miettes qui leur permettront de survivre.

Artiste plasticien reconnu, fondateur avec son galeriste français Christophe Person de la Biennale internationale de sculpture de Ouagadougou (Biso), il se demande aujourd’hui « comment figurer l’immatériel ». Notamment avec sa série « The Phantoms of Congo River » ou, plus récemment, son travail sur la déesse du fleuve Sénégal Mame Coumba Bang, qui sera présenté lors de la prochaine Biennale de Dakar, en novembre 2024.
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« LARIE “L’ENFER DU CUIVRE (“The Hell of Copper”), je l’ai réalisée à Accra, au Ghana, en 2008. J’étais alors parti pour photographier les coulisses de la Coupe d’Afrique des nations. Un soir, je monte dans un taxi et je commence à discuter avec le chauffeur. Je lui explique pourquoi je suis là, et il m’annonce alors qu’il va me montrer quelque chose que je dois absolument voir. “Vous, les journalistes, vous n’y connaissez rien”, dit-il en substance. Au bout d’un moment, vers 19 heures, il me dépose devant une immense décharge dont s’élève une épaisse fumée noire. Il est déjà tard, et j’ai l’impression d’un feu de brousse. Le lendemain, au lieu de me rendre au stade, je décide de retourner voir cette décharge, à Agbogbloshie.

Ce qui me frappe alors, c’est la quantité d’ordinateurs désossés qui s’y trouve. Les gens qui travaillent là, principalement des enfants, sont réticents à ce que je prenne des photographies. J’en fais tout de même une dizaine avant de partir. À mon retour à Paris, je fais quelques recherches sur le sujet et j’envoie mes images à l’ONG Greenpeace. Ils ne me répondent pas, mais ils vont mener une enquête sur le terrain. Les résultats de leurs recherches nourrissent ma réflexion, et je décide de retourner au Ghana en septembre 2008. Sur place, comme j’avais fait quelques portraits, je les montre aux enfants qui travaillent là.

Nyaba Léon Ouédraogo
Nyaba Léon Ouédraogo
DR

Je gagne peu à peu leur confiance et ils m’expliquent comment les ordinateurs arrivent ici. La plupart sont envoyés par des Ghanéens de la diaspora. Certains pensent naïvement qu’ils vont être utilisés dans des écoles. En réalité, ils sont brûlés afin d’en récupérer le cuivre et le fer. Il n’y a pas que des ordinateurs, il y a aussi beaucoup de petit électroménager et des frigos, toutes sortes de moteurs contenant du cuivre. Il existe un véritable marché, permis par la présence de la mer toute proche, pour l’arrivée de la matière première et l’exportation du cuivre. Afin de réaliser ma série, j’ai d’abord beaucoup discuté avec les enfants et les adultes qui travaillaient dans la décharge. Je leur ai dit : “Voilà ce que je vais faire. De votre côté, faites ce que vous avez à faire, comme si je n’étais pas là.”

« Les gens ignorent que cela peut les tuer »

Cela a été une rencontre entre eux et moi. Je m’asseyais souvent pour discuter et, au bout d’un moment, ils m’ont presque oublié. Déjà, je savais que je ne voulais pas réaliser un reportage sur le mode journalistique. J’avais en tête l’idée d’une sorte d’essai photographique. Je ne voulais pas dénoncer, après tout c’était leur travail et cela leur permettait de vivre. C’était une nouveauté pour moi : pour la première fois, je revenais en Afrique dans l’idée de montrer ce qu’il s’y passe. Je cherchais mon mode d’expression, entre le documentaire et l’esthétique. J’avais alors un Canon 5D et j’ai fait environ 60 photos. J’en ai retenu 25 pour la série.

À mon retour, j’ai proposé la série au magazine Photo, qui l’a publiée. Elle a ensuite été reprise par Courrier International. J’ai été contacté par une équipe de la télévision publique pour les accompagner dans la décharge, mais j’ai décliné. Je ne voulais pas jouer ce rôle de fixeur. Mes images ont ensuite été exposées une première fois par une petite galerie associative, la galerie Ben (Paris), puis projetée lors du festival Visa pour l’image, à Perpignan. J’ai rejoint l’agence Sipa Press en 2009. En termes de tirages, c’est une série de 12 œuvres photographiques, 5 petits formats 40x60 cm, 5 moyens formats 60x90 cm et 2 grands formats de 1,5x1,2 m. La plupart ont été vendus à des collectionneurs, notamment Matthias Leridon, de l’agence de communication Tilder, et à des musées. Je n’en ai plus en vente. J’ai été, avec cette série, finaliste du prix Pictet en 2009 et j’ai obtenu le Prix de l’Union européenne des rencontres de la photographie de Bamako en 2011.

L’objectif de mon travail ? Sans doute répondre à une simple question : pourquoi les pays les plus riches tuent-ils les enfants des pays les plus pauvres ? La décharge d’Agbogbloshie est l’un des lieux les plus pollués au monde, et les gens qui se lèvent le matin pour aller y travailler ignorent la plupart du temps que cela peut les tuer.

« Avec Pieter Hugo, nos regards sont différents »

Après cette première expérience d’essai photographique, j’ai poursuivi mon travail pendant quelques années dans la même veine. J’ai travaillé sur l’extraction du sable au Burkina Faso à la suite de la mort de mon grand frère, dans l’éboulement d’une mine, avec la série « Les Demi-Fous du sable » en 2010. Je suis parti à la rencontre des casseurs de granite à Pissy, près de Ouagadougou (« Casseurs de granit », 2010), des mineurs de Tamale, au Ghana (« Tenir / City Mine », 2015) et des travailleurs de la décharge d’Akouédo, à Abidjan (2011)…

En 2010, le célèbre photographe sud-africain Pieter Hugo a lui aussi réalisé une série sur la décharge d’Agbogbloshie, intitulée Permanent Error. Nos regards sont complètement différents puisque lui a fait poser les travailleurs comme des modèles. Mais je n’ai aucun problème par rapport à cela, je ne considère pas qu’Agbogbloshie soit « ma » décharge !

Depuis 2011, j’ai complètement changé d’optique artistique avec la série « The Phantoms of Congo River » (2010-2011), qui relève d’une approche plus esthétique et plus mystique. Récemment, je suis parti à la recherche de la déesse du fleuve Sénégal à Saint-Louis, Mame Coumba Bang. Cette série a été exposée par la galerie Christophe Person, à Paris, en 2023, et sera présentée lors de la prochaine biennale de Dakar, au mois de novembre 2024. »

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