Entre l’Europe et Madagascar, l’histoire extraordinaire du Joba Mena

Assurer la descendance d’un petit poisson malgache nommé Joba Mena ? Mais pour quoi faire ? En France, une exposition et une bande dessinée reviennent sur la mobilisation de quelques scientifiques passionnés qui a probablement permis d’éviter l’extinction de cette espèce endémique de Madagascar.

La scène dépeint un paysage rural habité par des personnes marchant sur un terrain partiellement brûlé. Au premier plan, plusieurs individus, habillés de vêtements décontractés, avancent avec des outils ou des équipements à la main. L'environnement est dominé par des herbes sèches et des terres noircies, traces d'un feu récent. À l'arrière-plan, on aperçoit des collines et des montagnes qui se dressent majestueusement sous un ciel bleu parsemé de nuages blancs. L'atmosphère est celle d'une randonnée dans la nature, mêlant effort humain et les conséquences d'une activité agricole ou un incendie. L'ensemble évoque une interaction entre l'homme et son environnement, avec une certaine gravité due à la destruction visible.
La mission de scientifiques en route pour la rivière Amboaboa, en octobre 2016.
© EPPD / Charles-Édouard Fusari

Son nom scientifique est pour le moins insolite : Ptychochromis insolitus. Son nom malgache est, lui, bien plus facile à prononcer : Joba Mena. À lui seul, ce drôle de poisson un peu prognathe dont les nageoires peuvent offrir un joli drapé rose sera l’objet, à partir du 13 novembre 2023, à la fois d’une grande exposition parisienne (« Il faut sauver le Joba Mena », jusqu’au 1er septembre 2024) au cœur de l’aquarium de la Porte-Dorée, et d’une bande dessinée signée Singeon, chez Dargaud (Comme un poisson dans l’eau). Mais qu’a donc bien pu accomplir ce petit cichlidé pour mériter si vive attention ? La réponse est simple : il a failli disparaître ! Et s’il est possible d’en observer aujourd’hui quelques individus, c’est grâce à une étonnante bataille menée par des scientifiques passionnés, dont Charles-Édouard Fusari, actuel directeur de l’aquarium tropical de la Porte-Dorée, à Paris.

« Tout commence en 2012 au zoo de Londres, quand le conservateur Brian Zimmerman décide de faire l’inventaire des collections, raconte Fusari. Le recensement entrepris porte notamment sur les espèces sensibles en captivité, avec une attention spécifique pour les poissons d’eau douce de Madagascar, où la situation écologique suscite quelques inquiétudes. C’est à cette occasion que les scientifiques se sont rendu compte qu’il n’existait plus que deux Joba Mena mâles au zoo… » Le statut IUCN (International Union for Conservation of Nature) du poisson laisse par ailleurs entendre que l’espèce a disparu à l’état sauvage.

Face à cette situation préoccupante, les aquariologistes se lancent à la recherche d’une femelle qui permettrait d’assurer une descendance au cichlidé. Une lueur d’espoir leur parvient d’Allemagne : il reste, dans l’aquarium du zoo de Berlin, deux individus, un mâle et une femelle. Une solution a priori simple apparaît : il faut que ces deux-là se rencontrent et s’unissent pour le meilleur et pour le pire. Ils sont donc isolés afin d’accroître leurs chances de se reproduire. Malheureusement, le pire advient avant que le meilleur n’ait lieu : le mâle tue la dernière femelle…

Cherche femelle désespérément

Angoisse chez les chercheurs, qui gardent en tête le souvenir d’espèces dont le dernier individu est mort en captivité. Dans son bureau de Londres, Brian Zimmerman pense en particulier à Megupsilon aporus Catarina Pupfish »), un poisson endémique du Nuevo León, au Mexique, dont le dernier mâle a disparu en 2014. Inquiet, le conservateur alerte ses contacts dans le milieu des aquariophiles pour tenter de dénicher une femelle. C’est alors qu’il a l’idée, avec l’attaché de presse du zoo de Londres, d’une campagne publicitaire jouant, en partie, sur l’humour. Une affiche semblable à celles placardées pour les recherches de criminels aux États-Unis est réalisée avec une photo du poisson. Elle dit : « WANTED. Female Mangarahara Cichlid. For vital conservation Breeding Program to save a species. Extinct in the wild, there are only three known individuals remaining… All male. If you know or own any female Mangarahara cichlids please email us at fishappeal@zsl.org »1 (voir ci-dessous).

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Parfois, l’humour et les réseaux sociaux font bon ménage : la campagne remporte un vif succès médiatique, atteignant plus de 60 millions de personnes. Quand Zimmerman, interviewé par la BBC, qualifie le Joba Mena de poisson « gorgeously ugly » magnifiquement hideux »), le phénomène médiatique s’accentue et les mails pleuvent dans la boite électronique créée spécifiquement par le zoo de Londres. Des messages de soutien et des centaines de pistes plus ou moins farfelues pour localiser une belle Ptychochromis.

Puis, un jour, arrive une lettre en français accompagnée de la photo d’une rivière malgache. Son auteur, Guy Tam Hyock, dit avoir mené une enquête sur le terrain et explique le nombre de jours qu’il faut pour atteindre la rivière où, selon lui, le poisson recherché se trouve. L’homme étant connu pour aider fréquemment les scientifiques, son message semble crédible et il n’en faut pas plus pour que le musée organise une levée de fonds dans l’idée de se rendre sur place.

Une trouvaille miraculeuse

En novembre 2013, à la fin de la saison sèche, une équipe s’envole pour Madagascar afin de rejoindre la zone protégée de Marotandrano, guidée par Guy Tam Hyock et Tsilavina Ravelomanana, ichtyologiste2 à l’Université d’Antananarivo, la capitale. Pendant trois semaines, les scientifiques identifient les rivières en bonne santé et cherchent le Joba Mena dans une demi-douzaine d’entre elles. En vain. Ils pêchent surtout des tilapias, des carpes, des carassins. Jusqu’à ce jour où, dans le village de Marotandrano, situé dans le nord-est de Madagascar, après qu’ils ont expliqué leurs objectifs aux habitants, quelqu’un leur apporte… des Joba Mena séchés. Certes, ils sont morts, mais pas de doute, ils sont bien là !

Leur enquête les entraîne à deux heures de marche du village, sur les berges de la rivière Amboaboa. Là, il ne faut pas longtemps pour que le miracle tant attendu survienne : un pêcheur tire une nasse hors de l’eau. Parmi les poissons prisonniers, des Joba Mena ! Heureux, les scientifiques reviennent le lendemain pour étudier la rivière de plus près. D’une longueur d’environ 30 kilomètres, ce cours d’eau est partiellement asséché en son aval durant la saison sèche, mais il coule tout le temps en sa partie supérieure. Pour les ichtyologistes, c’est un terrain d’exploration vierge qui va leur réserver bien des surprises. En effet, en quelques jours, ils y découvrent, outre le précieux Joba Mena qu’ils étaient venus chercher, trois autres espèces micro-endémiques, le clupéidé Sauvagella robusta, le bedotiidé Rhéocles derhami, le cichlidé Paretroplus gymnopreopercularis, ainsi qu’une espèce qui n’a pas encore été décrite de Pachypanchax (Aplocheilidés), dite « Zono ».

N’oubliant pas leur objectif de départ, les scientifiques décident de collecter une quantité suffisante de Joba Mena pour tenter de mettre en place des « populations de secours ». « Guy Tam Hyock possède un hôtel et des étangs de pisciculture gérés avec l’Association des producteurs privés d’alevins d’Andapa (APPA), raconte Charles-Édouard Fusari. Ces étangs se situent à 30 heures de route de la rivière Amboaboa. Les exemplaires de Joba Mena mâles et femelles ont été transportés dans des sacs respirants. Sur les 40 individus à avoir accompli ce voyage périlleux, un seul est mort. Les autres ont pu se reproduire et donner naissance à des milliers d’alevins. »

« Créer un monde plus sain »

Ainsi, dès 2016, la survie de l’espèce est assurée à Madagascar. Deux ans plus tard, le zoo de Toronto (Canada) parvient aussi à réussir un cycle reproductif. Si bien qu’aujourd’hui il existe une vingtaine de populations différentes de Joba Mena en Europe – dont une toute nouvelle dans la section malgache de l’aquarium tropical de la Porte-Dorée, présentée à l’entrée de l’exposition qui lui est consacrée. Les visiteurs peuvent donc voir « en vrai » le Joba Mena, avant de découvrir l’aventure de son sauvetage mise en scène avec « une scénographie immersive et ludique à l’esthétique de bande dessinée d’aventure ».

Impliqué depuis 2015 dans le projet visant à sauver le petit poisson – il travaillait alors au zoo de Londres –, Charles-Édouard Fusari a rejoint l’aquarium tropical de la Porte-Dorée avec la ferme intention de le mener à bien. « Aujourd’hui, dans de nombreux zoos, il existe une véritable volonté de travailler à la conservation des espèces, soutient-il. Les aquariums commencent tout juste à s’y mettre – et ceux qui étaient intégrés à des zoos s’avèrent souvent être des précurseurs. »

Demeure une question délicate : à quoi bon sauver un petit poisson qui ne vit que dans une seule rivière perdue au fin fond de Madagascar, où il se nourrit de petits crustacés, de larves, d’insectes et de débris végétaux ? Le scientifique accueille la question avec le sourire. Il y a longuement réfléchi. « D’abord, puisqu’il existe des forces qui provoquent la destruction de l’environnement et la disparition des espèces, pourquoi ne pourrait-on pas y opposer d’autres forces ? demande-t-il. Mais au-delà, il est bien sûr question de préserver la biodiversité, et c’est un problème général de santé. Plus il existe d’espèces, plus l’écosystème est résilient. L’exemple que j’utilise la plupart du temps est le suivant : s’il n’y a qu’une espèce de blé dans vos champs et qu’une maladie s’attaque spécifiquement à cette espèce, vous n’aurez plus de blé. En ce sens, sauver ce poisson, c’est déjà créer un monde plus sain. D’une manière générale, la dégradation de l’habitat, partout, n’est pas souhaitable pour la population humaine. »

Au chevet de la rivière Amboaboa

D’ailleurs, l’histoire du Joba Mena ne s’arrête pas là. Au-delà de l’exposition et de la bande dessinée, l’aquarium de la Porte-Dorée a rejoint le programme « Fish Net », qui entend restaurer l’écosystème fragilisé de la rivière Amboaboa, où cinq espèces de poissons sont en menace critique d’extinction. Un programme monté en partenariat avec plusieurs structures malgaches3 et britanniques4. Sont visées en priorité les populations de Joba Mena, de Lamena (Paretroplus nourissati) et de Zono (Pachypanchax sp. sofia), pour l’heure gérées dans les étangs de l’Association des producteurs privés d’alevins d’Andapa.

À court terme, « Fish Net » entend mettre en place des populations de secours. À moyen terme, le réseau envisage des migrations assistées de ces espèces vers des secteurs de la rivière en bonne santé. À long terme, c’est tout un programme de réaménagement de l’habitat et de l’écosystème, en lien avec les communautés locales et en accord avec leurs traditions, qu’il faudra penser. Comme une expérience en modèle réduit de ce qu’il faudrait peut-être, un jour, envisager au niveau global.

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1Traduction : «  RECHERCHÉ. Cichlidé Mangarahara femelle. Pour un programme d’élevage vital pour la conservation de l’espèce. Éteinte à l’état sauvage, il ne reste que trois individus connus... Tous mâles. Si vous connaissez ou possédez des cichlidés Mangarahara femelles, veuillez nous envoyer un email à fishappeal@zsl.org.  »

2L’ichtyologie est la branche des sciences naturelles qui étudie les poissons.

3Le laboratoire de biologie des populations aquatiques de l’université d’Antananarivo, l’Association de producteurs privé d’alevins d’Andapa, Madagasikara Voakajy, Madagascar National Parks.

4L’Institut de zoologie de la Société zoologique de Londres, la Société zoologique de Bristol.