
Selon des sources toutes plus fictives les unes que les autres, à Madagascar, une colonie libertaire du nom de Libertalia aurait été fondée par des pirates à la fin du XVIIe siècle. C’est dans le nord de la Grande Île, quelque part entre Nosy Be et Antsiranana, qu’elle aurait élu domicile... Sur place, aucune preuve ne vient étayer la légende. Pas la moindre fortification ancienne, pas le moindre vestige archéologique, pas d’archives à l’encre délavée... Mais, comme chacun sait, les mythes s’enracinent et se développent souvent à partir d’une réalité concrète.
Archéologue associé au Centre Michel de Boüard-Craham de l’université de Caen, Jean Soulat travaille sur des preuves matérielles. Ce n’est pas un chercheur de trésor, encore moins un pilleur d’épaves. À la tête de l’association Archéologie de la piraterie (cocréée en 2019 avec John de Bry) et du programme de recherche en archéologie de la piraterie de l’université de Caen, il cherche à développer et à faire connaître cette discipline encore balbutiante. Son terrain de jeu actuel ? L’océan Indien, et plus spécifiquement deux de ses îles où il se rend régulièrement : Madagascar et Maurice. Et là, les indices concrets d’activités pirates ne manquent pas, qui pourraient avoir inspiré la légende de Libertalia1.
La dernière mission de Jean Soulat l’a d’ailleurs entraîné dans la baie d’Ambodifototra, mi- 2022, sur l’île Sainte-Marie, où l’histoire pourrait bien rejoindre la fiction. Si la côte est de Madagascar fut fréquentée par les Européens – Portugais, Hollandais, Anglais, Français – dès le XVIe siècle, l’instauration de routes commerciales attira des pirates d’horizons divers, en particulier à la fin du XVIIe siècle. Certains, notamment, fuyaient la Caraïbe, où ils étaient sévèrement pourchassés par les flottes des royaumes coloniaux. Utilisant la façade maritime orientale de Madagascar comme base d’opérations, ils trouvèrent parfois refuge dans la baie d’Antongil, à Foulpointe et sur l’île Sainte-Marie. « Les pirates installés dans ces zones ont vite formé une coalition d’intérêts avec les populations malgaches locales, en particulier les Betsimisaraka, qui occupaient les littoraux de la côte nord-est et notamment l’île Sainte-Marie, peut-on lire sur le site du programme de recherche. La baie d’Ambodifototra sur l’île Sainte-Marie apparaît dans les sources historiques comme un vrai repaire de pirates entre les années 1690 et 1730, probablement le principal foyer de piraterie de l’océan Indien. »
L’île Sainte-Marie, un point stratégique
En allant enquêter sur place avec des archéologues et des étudiants de l’université d’Antananarivo, Jean Soulat entendait contribuer à une meilleure connaissance de l’histoire de la piraterie comme de celle de Madagascar. Ce que l’on savait jusqu’à présent, c’est que la baie d’Ambodifototra fut occupée par la marine royale française dès les années 1650, servant d’avant-poste de Fort-Dauphin (l’actuelle Tôlanaro). D’intenses conflits opposèrent les populations locales aux occupants, et ces derniers délaissèrent les lieux en 1669 après y avoir construit quelques aménagements défensifs, dont un fortin. « Les Français repartent de l’île Sainte-Marie en 1669 car plusieurs massacres de soldats par des indigènes malgaches, notamment en 1656, ont entraîné le repositionnement des troupes françaises à Fort-Dauphin en 1674 », explique Soulat.
L’étude des archives menée par le programme de recherche a fourni des plans de la baie avec la position d’aménagements fortifiés édifiés soit par la marine royale française dès la deuxième moitié du XVIIe siècle, soit par les flibustiers à la fin du XVIIe siècle.
S’appuyant ou pas sur des constructions défensives françaises, les pirates ont investi les lieux et mis en place également un système de protection de la baie associant des bâtiments, des campements, des zones de carénage, des maisons fortifiées et des aménagements défensifs (fortins, bastions, batteries, et fortifications), écrit Jean Soulat. L’occupation défensive de la baie aurait été développée à partir de 1691 sous l’impulsion du pirate anglais Adam Baldridge. […] L’île Sainte-Marie était un point d’étape stratégique pour contrôler les navires passant par la route des Indes, mais aussi pour permettre le ravitaillement.
Avant la campagne de Jean Soulat, la zone n’avait guère été explorée sur le plan archéologique, et personne ne s’était intéressé de près aux vestiges terrestres de la colonie. Plus romantiques sans doute, et plus susceptibles de révéler des trésors, les épaves sous-marines ont, elles, fait l’objet de fouilles entre 1999 et 2015. Les premières furent conduites par le célèbre et controversé plongeur-archéologue américain Barry Clifford. Le découvreur du Whydah Gally2 a ainsi mené trois missions à l’île Sainte-Marie au cours desquelles il a identifié plusieurs épaves. Selon son équipe, il y en aurait au moins quatre, parmi lesquelles celle du Fiery Dragon, commandé par le capitaine pirate William Condon (alias Christopher Condent ou Edward Congdon) et celle de l’Adventure Galley, du pirate William Kidd.
Mieux comprendre le mode de vie des forbans
Pour Jean Soulat, comme pour l’équipe de l’Unesco emmenée par Michel L’Hour3 en 2015, ces informations doivent être considérées avec précautions. Quoi qu’il en soit, l’existence de plusieurs épaves, parfois même superposées, ne saurait être mise en doute. « En plus des vestiges de la structure en bois de l’épave supposée du Fiery Dragon, un grand nombre d’objets a été découvert avec plus de 2 000 fragments de porcelaine chinoise, 13 pièces d’or de diverses provenances ainsi que des objets d’origine européenne, écrit Jean Soulat. L’assemblage est daté entre la fin du XVIIe siècle et l’année 1721, datation qui repose sur les monnaies et la porcelaine. Une autre épave dite “du chenal”, qui pourrait être le Mocha Frigate ou le Great Mahomet, navire du pirate Robert Culliford, a également été découverte et très partiellement fouillée. » L’hétérogénéité du mobilier conservé dans les réserves du Musée de l’îlot Madame apporte la preuve que le navire était bien aux mains de pirates décidés à profiter de toutes les opportunités s’offrant à eux.
Même s’il y a encore beaucoup à faire sous l’eau, l’opération emmenée par Jean Soulat n’a pas pu organiser de fouilles sous-marines : les autorités malgaches s’y opposent désormais, et il n’a pas obtenu l’autorisation nécessaire. Le chercheur a donc dû se contenter de recherches terrestres. « Nous avons été aidés par un drone équipé d’un lidar, un système de télédétection par laser qui permet d’avoir une image aérienne de la baie sans la végétation qui la recouvre. » Les objectifs affichés étaient d’étudier les systèmes de défense, de faire l’inventaire d’éventuelles batteries encore en place, d’analyser des restes de campements pirates sur le littoral et d’étudier le mobilier déjà récolté.
Les résultats obtenus, présentés dans le film de Stéphane Bégoin, La Véritable Histoire des pirates (à voir sur Arte), semblent confirmer la présence de pirates. L’équipe pense en effet avoir identifié une zone de carénage, des aménagements hydrauliques et des fondations de murs de défense. Pour Jean Soulat, ces recherches permettront sur le long terme de mieux comprendre l’installation des forbans, leur mode de vie, la façon dont ils exploitaient les matières premières et dont ils construisaient leurs aménagements. Elles pourront aussi favoriser la compréhension des relations entre populations indigènes et pirates occidentaux.
Au-delà, l’archéologie de la piraterie a aussi pour but de développer une meilleure connaissance de communautés que les mythes populaires, romans et films, ont ensevelies sous des tombereaux de clichés. L’un des aspects les plus intéressants du travail de Jean Soulat et de son équipe est ainsi de creuser les relations entretenues par les pirates avec le commerce triangulaire. « À l’époque où cette économie se développe, ils ne sont pas en reste, explique-t-il. Ils s’appuient sur la traite et sont impliqués pleinement dans le commerce triangulaire. Pour eux, il s’agit de prendre des esclaves afin de les revendre comme toutes autres marchandises dans des bases pirates ou en se fondant dans la masse des villes portuaires. Ils se font discrets, évidemment, et passent par une économie secondaire qui ne laisse pas de traces formelles... »
Des pirates esclavagistes, eux aussi
En ce qui concerne l’île Sainte-Marie, un document retrouvé dans les archives départementales du Morbihan, à Vannes (France), montre que les pirates pouvaient être de fieffés esclavagistes. Et explique sans doute les causes du sabordage du Fiery Dragon à l’entrée de la baie ! Il s’agit de l’amnistie ordonnée par le gouverneur de Bourbon (l’actuelle île de La Réunion), Joseph Beauvollier de Courchant, signée le 25 novembre 1720. « Elle stipule notamment des clauses qui devront être respectées par le pirate Edward Congdon pour qu’il soit gracié comprenant le sabordage de ses navires au mouillage sur l’île Sainte-Marie, où il réside temporairement, explique l’association. Grâce à ce document, nous savons que plus de 135 pirates et près de 80 esclaves noirs de Guinée vivaient encore à cette époque sur l’île. »
Ces liens qu’entretenaient les forbans avec le commerce des êtres humains apparaissent aussi dans les recherches menées par Jean Soulat à l’île Maurice autour de l’épave du Speaker du 15 au 24 novembre 2021. Cet ancien navire négrier de 500 tonneaux, pris par le pirate John Bowen le 16 avril 1700 dans la rivière de Methelage, à Madagascar, s’est échoué un jour de tempête près de l’îlot aux Roches, sur la côte est de Maurice, avant de couler, dans la nuit du 7 janvier 1702. Première épave pirate connue au monde – on en a retrouvé une demi-douzaine seulement –, le Speaker a été découvert en 1979 par Jacques Dumas et Patrick Lizé. Plusieurs expéditions de fouilles (1980, 1990) ont permis, malgré des conditions de plongée souvent difficiles, d’exhumer ou de localiser un riche patrimoine. 34 canons, 3 ancres, mais surtout quelques 1 750 objets qui racontent à leur manière la vie des pirates. Ainsi peut-on voir au Musée national d’histoire de Mahébourg, sur l’île Maurice, quelque 1 190 restes d’armement, 63 effets personnels (pipes, couteaux...), 98 fragments de bouteilles, flacons, récipients, 34 monnaies venant de nombreuses contrées (Pérou, Inde, France, Autriche, Hollande, Égypte, Yémen, etc.), du mobilier de bord et – surtout – 103 objets liés au commerce et à la traite négrière (lingots en or et en plomb, manilles) et plus de 200 perles.
Cette thèse est éloignée de l’utopie démocratique défendue notamment par l’historien états-unien Marcus Rediker, pour qui les pirates ont, au XVIIIe siècle, perturbé le commerce triangulaire. Dans une interview accordée à Libération en 2017, il affirmait que « certains pirates ont aidé des esclaves à s’affranchir ou leur ont proposé, quand ils s’emparaient d’un bateau, de se joindre à eux pour échapper à leur condition », tout en admettant que les pirates n’étaient « globalement » pas des abolitionnistes. « Il est vrai que des esclaves noirs ont été affranchis et ont intégré les équipages pirates après des prises de navires négriers, précise Jean Soulat. Néanmoins, ce qui est valable au sein d’un équipage ne fonctionne pas chez un autre. De nombreux documents montrent que des esclaves marrons ont bien fait l’objet de la traite car les pirates et les indigènes malgaches pouvaient en tirer profit. »
Sans doute n’aura-t-on jamais la certitude que la colonie de Libertalia a existé un jour, mais une chose semble certaine : les pirates de l’époque n’étaient pas plus enclins à considérer les Africains comme des humains que les puissances à l’origine de la traite négrière. Pour eux aussi, ces hommes et ces femmes n’étaient que des marchandises.

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1Lire à ce sujet Rémi Carayol, « Libertalia, à deux doigts d’exister », Kashkazi n° 61, mars 2007. Lire également Nivoelisoa D. Galibert, Daniel Defoe, le rêve pirate et l’océan Indien : un siècle de distorsions (1905-1998), Université du Nord-Madagascar.
2Ancien navire négrier pris par le pirate « Black Sam » Bellamy ayant coulé au large de Cape Cod, Massachusetts, le 26 avril 1717.
3Michel L’Hour est un archéologue sous-marin qui a dirigé le département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm), le service du ministère français de la Culture chargé de l’archéologie subaquatique.