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Bruno Maillard. « Les marrons ont été “déconscientisés” »

Entretien · Le succès en France du film de Simon Moutaïrou, Ni chaînes ni maîtres, tourné sur l’île Maurice, met en lumière un phénomène très largement méconnu du grand public : le marronnage. Spécialiste de l’esclavage dans l’océan Indien, l’historien Bruno Maillard explique pourquoi des captifs décidaient de fuir les plantations, et en quoi cette histoire mérite d’être racontée.

L'image montre un homme debout dans une jungle luxuriante. Il porte une tunique légère, dont une partie est tachée de rouge, suggérant un événement émotionnel ou tragique. Le visage de l'homme exprime la surprise ou l'inquiétude, avec des traits marqués par la lumière douce qui filtre à travers le feuillage dense. Les feuilles vertes et les ombres créent une atmosphère à la fois mystérieuse et intense, plongeant le spectateur dans l'ambiance d'une nature vibrante et sauvage. On peut imaginer les sons de la jungle, comme le chant des oiseaux et le bruissement des feuilles, qui entourent l'homme.
Dans Ni chaînes ni maîtres, le film de Simon Moutaïrou, Massamba marronne afin de retrouver sa fille Mati qui a fui la plantation.
© CHI-FOU-MI PRODUCTIONS - LES AUTRES FILMS - STUDIOCANAL - FRANCE 2 CINEMA

Le premier long-métrage de Simon Moutaïrou est un succès : près de 400 000 entrées depuis sa sortie en France, le 18 septembre 2024, dont 120 000 dès la première semaine. Avec Ni chaînes ni maîtres, le réalisateur franco-béninois n’a pourtant pas choisi la facilité. Son film aborde un sujet peu connu du grand public et largement ignoré par le septième art : le marronnage.

Le scénario est assez simple : sur l’île de France (l’actuelle île Maurice), au milieu du XVIIIe siècle, deux esclaves, Massamba et sa fille Mati, se retrouvent embarqués dans une fuite éperdue vers la liberté. Tous deux ont été déportés du Sénégal, et la mère de Mati est morte durant la traversée. Parce qu’il parle le français, Massamba fait le lien entre son maître, Eugène Larcenet, et les autres esclaves venus de différentes contrées (Madagascar, le pays dogon, le pays bambara, le pays wolof...). Il est mal vu par ses compagnons d’infortune, mais il fait avec. Sa priorité est de permettre à sa fille, à qui il apprend le français, d’acquérir la liberté plus tard. Mais celle-ci n’a pas sa patience : elle rêve de rejoindre les esclaves qui ont fui les plantations – les marrons...

Si le film, mené tambour battant, est une fiction, il s’inspire très largement de la réalité de ce que furent l’esclavage et le marronnage : le calvaire de la traversée, le mélange des langues et des mœurs, la violence absolue dans les plantations, les dangers de la fuite... Le personnage de la chasseuse de marrons qui les traque, « Madame La Victoire », a bel et bien existé. Le lieu dans lequel ils trouvent refuge, le Morne Brabant, aussi. Moutaïrou a ainsi été conseillé par des historiens, et notamment par la Mauricienne Vijaya Teelock. 

« Ce film n’est pas sur Maurice, mais sur l’esclavage et le marronnage partout dans le monde », indique-t-elle dans une interview accordée au journal mauricien L’Express. Si l’histoire se situe à Maurice – et si le film y a été tourné –, elle est en effet universelle. Partout où il y a eu des esclaves, il y a eu du marronnage : dans l’océan Indien comme dans les Caraïbes et sur le continent américain.

Pour l’historien Bruno Maillard, le succès de ce film en France – notamment auprès des jeunes –, mais aussi sa justesse historique, est un bon moyen de faire parler d’un phénomène très largement méconnu. Bruno Maillard, enseignant-chercheur à l’Université Paris-Est Créteil et membre du comité scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, consacre ses recherches sur l’esclavage dans les Mascareignes (un archipel constitué notamment de La Réunion, de l’île Maurice et de l’île Rodrigues). Il a publié cette année un nouveau livre, La Vie des esclaves en prison. La Réunion, 1767-1848 (Plon, 420 pages), dans lequel il met en lumière les mesures coercitives mises en place par la puissance publique sur l’île Bourbon (devenue La Réunion en 1793) pour réprimer toutes sortes de transgressions commises par les esclaves.

« Dès qu’il y a une plantation, il y a des fuites »

Rémi Carayol : À quand remonte le marronnage ?

Bruno Maillard : Ce phénomène est apparu très tôt dans les premières colonies esclavagistes du XVIe siècle en Amérique. Ces colonies étaient espagnoles, et le terme « marrons » vient du mot espagnol « cimarrón », qui désigne un animal domestique retourné à la vie sauvage. Ce terme était également utilisé pour désigner les esclaves qui avaient fui les plantations. Ce n’est pas étonnant, puisqu’à cette époque les esclaves étaient chosifiés, animalisés ; l’esclave était considéré juridiquement comme un « bien », et en pratique comme une vache ou un mulet.

Bruno Maillard
Bruno Maillard
© DR

On trouve des traces de marronnage dans le royaume de la Nouvelle Espagne (l’actuel Mexique) très rapidement. Il y a même des cas de communautés de marrons qui obtiennent un statut autonome. C’est un phénomène qui se développe ensuite dans toutes les colonies esclavagistes européennes en Amérique et en Afrique. Dès qu’il y a une plantation, donc des esclaves, il y a des fuites, des esclaves qui décident de retrouver la liberté. Je dis bien « décident », car c’est un choix. Il ne faut pas perdre de vue que beaucoup d’esclaves avaient connu la liberté avant d’être capturés. Ils s’en souvenaient.

Rémi Carayol : Le marronnage prend-il plusieurs formes – du sabotage par exemple – ou ne désigne-t-il que le fait de fuir les plantations et de tenter de vivre librement ?

Bruno Maillard : La fuite, toujours. Cependant, il y a plusieurs formes de marronnage. Sur l’action elle-même, le marronnage est individuel ou collectif. Le premier peut ensuite se conjuguer au second. On s’évade seul mais ensuite on s’intègre dans une communauté marronne : c’est ce que l’on voit par exemple dans le film de Simon Moutaïrou. Ce marronnage constitue une véritable rupture avec l’ordre colonial esclavagiste. Le marron n’entend pas revenir de lui-même sur le domaine de son maître et postule à vivre libre jusqu’à la mort. Certains marrons s’absentent parfois quelques jours ou quelques semaines seulement de l’habitation du maître. Cette décision peut être liée à la peur d’une sanction, un travail trop harassant, ou le désir de revoir un proche sur un autre domaine. Ce marronnage est souvent réalisé aux lisières des habitations et des bourgs en complicité avec d’autres esclaves. Ces marronnages se terminent souvent pas une rentrée volontaire ou une arrestation par un particulier ou des agents de la milice.

On observe d’ailleurs un marronnage urbain dans les colonies qui possèdent des bourgs ou des villes relativement importantes. Les marrons sont « dissimulés » et employés par des gens libres de couleur notamment, à différentes tâches artisanales. Selon le droit esclavagiste français, cet emploi illégal d’esclave est reconnu comme un recel et passible d’une lourde sanction judiciaire.

« Un phénomène relativement important »

Rémi Carayol : Le marronnage est-il un phénomène important dans les Mascareignes ?

Bruno Maillard : On estime entre 5 % et 6 % le taux d’esclaves qui marronnent. C’est donc un phénomène relativement important. Il faut savoir qu’entre le XVIIIe et le XIXe siècles (jusqu’à l’abolition de l’esclavage, en 1835 à Maurice et en 1848 à La Réunion), environ 300 000 captifs ont été déportés sur ces deux îles. Il faut ajouter à ces personnes déportées les esclaves nées sur place appelées « créoles ».

Comme en Amérique, le marronnage débute très tôt dans les Mascareignes. La Réunion a été appropriée par la couronne de France en 1642, et réellement colonisée à partir de 1665. Or on trouve des traces de marronnage dès cette date. Une dizaine de Malgaches qui avaient été déportés par le gouverneur français de Fort-Dauphin (Madagascar) quelques années plus tôt ont entre-temps refusé l’autorité coloniale et se sont enfuis dans les montagnes. Il en va de même pour Maurice : quand les Français se l’approprient, en 1715 (ils ne la coloniseront qu’à partir de 1721), il y a déjà des marrons sur l’île. De nombreux captifs qui avaient été déportés ici par les Néerlandais [qui occupaient l’île depuis le début du XVIIe siècle, NDLR] ont refusé aussi le joug colonial et sont entrés en marronnage. Quand les Néerlandais abandonnent définitivement Maurice, en 1712, une centaine de marrons restent sur place. On voit que le marronnage est quasiment concomitant au développement de ces sociétés esclavagistes. C’est important de le dire, car ce phénomène a longtemps été sous-estimé.

Rémi Carayol : Pour quelle raisons ?

Bruno Maillard : Mettons les pieds dans le plat : pendant longtemps, la production scientifique des historiens occidentaux a perçu le marronnage comme un simple phénomène de survie, la faim, la peur, etc. Les marrons ont été « déconscientisés ». On a souvent oublié qu’avant d’être captifs, ces hommes et ces femmes déportées d’Afrique, de Madagascar et d’Inde étaient souvent des personnes libres qui exerçaient des professions diverses et variées (pêcheurs, agriculteurs, artisans, soldats, etc.), tissaient des relations sociales complexes et entretenaient des expressions culturelles et cultuelles singulières. Pour beaucoup, reprendre sa liberté tient de l’évidence, d’autant que le régime servile qui leur est imposé est épouvantable : dix à douze heures de travail par jour, alimentation insuffisante, conditions d’hygiène déplorables, brutalité des maîtres...

Simon Moutaïrou montre bien dans son film le lien familial entretenu entre le père et sa fille sur l’habitation de ce colon de Maurice. Un lien si fort qu’il pousse le père à marronner lui aussi pour retrouver sa fille. C’est très beau, et c’est une manière d’illustrer au mieux l’humanité des esclaves.

« Dès que l’esclave devient marron, il disparaît des archives »

Rémi Carayol : Le film montre quelques facettes peu connues, comme le fait qu’on retrouvait des Wolofs, des Bambaras ou des Dogons sur l’île Maurice…

Bruno Maillard : Effectivement, les esclaves dans les Mascareignes venaient surtout d’Afrique de l’Est, de Madagascar, d’Inde, mais parfois aussi d’Afrique de l’Ouest. Les navires qui appareillaient des ports français pour se rendre dans les Mascareignes (trois à quatre mois de voyage) devaient faire une escale de rafraîchissement en Afrique de l’Ouest avant de rejoindre l’Afrique australe. L’équipage profitait parfois de l’occasion pour acheter des esclaves dans ces comptoirs très actifs dans la traite négrière transatlantique (Gorée, Ouida) pour les revendre aux colons des Mascareignes. Cette traite négrière reste plutôt exceptionnelle. La pénibilité et la durée du voyage (deux mois, contre quatre à six semaines pour rejoindre les Caraïbes) engendre une forte mortalité des captifs et rend l’opération commerciale peu rentable.

Rémi Carayol : Dans le film, on voit des marrons prendre la mer pour tenter de rejoindre Madagascar – et s’y noyer. Pour les esclaves des Mascareignes, c’était une possibilité de fuite ?

Bruno Maillard : Il faut encore une fois revenir sur les expériences acquises préalablement par les captifs avant leur déportation dans les Mascareignes. Les Betsimisaraka de Madagascar sont d’excellents marins qui naviguent dans tout le sud-ouest de l’océan Indien. Ceux déportés à Maurice ou à La Réunion savent qu’ils se trouvent à une dizaine de jours de navigation de leur île natale. L’opération nécessite de voler une petite embarcation et des provisions pour quelques semaines. Mais il est difficile d’évaluer précisément l’ampleur de ce phénomène. Il y a très peu d’écrits laissés sur le sujet, et aucun chiffre des disparus en mer, évidemment. En fait, dès que l’esclave devient marron, il disparaît assez vite des archives. Il est probable cependant que certains parmi eux aient réussi à rejoindre Madagascar par ce moyen.

Cela dit, le gros du marronnage s’effectuait à l’intérieur de ces îles. Les possibilités de se cacher sont encore nombreuses au XVIIIe siècle. Prenons le cas de Maurice (alors l’île de France) en 1759, l’époque où se situe la trame du film : seules 10 % des terres sont appropriées par les colons et exclusivement sur les côtes. Le reste de l’île est constitué de forêts et de savane encore vierges ou presque de toute pénétration humaine. Les marrons, seuls ou en groupe, peuvent non seulement s’approprier des territoires isolés mais aussi se déplacer sur d’autres espaces quand des détachements de chasseurs sont à leur trousse.

Rémi Carayol : Les marrons menaient parfois des descentes dans les plantations ? S’agissait-il simplement d’un réflexe de survie – voler des vivres – ou y avait-il un projet politique derrière, visant à libérer d’autres captifs ou à détruire des plantations ? Autrement dit : s’agissait-il d’actes de résistance ?

Bruno Maillard : Les raisons des descentes sur les habitations sont multiples. La plupart du temps, les marrons s’approprient des outils, des vivres ou des armes dont ils ont besoin pour survivre ou consolider leur communauté. Mais il est probable qu’ils proposaient aussi aux esclaves de ces habitations pillées de partir avec eux. Certains acceptent quand d’autres refusent sans doute d’abord par peur d’être ensuite arrêtés pour être châtiés ou exécutés.

Les chasseurs de marrons, « des colons qui n’ont pas fait fortune »

Rémi Carayol : Le film met en scène une chasseuse de marrons qui a réellement existé, « Madame La Victoire ». Comment devient-on chasseur (ou chasseuse) de marrons à l’époque ?

Bruno Maillard : La fonction est généralement exercée par des « petits blancs » : des colons européens qui n’ont pas fait fortune dans l’exploitation de la terre dans ces îles. Comme des primes sont accordées très tôt par la puissance publique à ceux qui retrouvent les marrons, certains y voient un moyen de compléter leur revenu ou même de faire carrière. Il faut préciser que l’armée n’était pas suffisamment fournie pour partir à la recherche des marrons. Les autorités coloniales ont délégué cette mission à des particuliers.

Ces chasseurs d’hommes, généralement aguerris à la traque des animaux sauvages, perçoivent une prime pour chaque marron retrouvé, mort ou vif. La prime est généralement perçue en numéraire mais elle peut aussi être versée en nature (un esclave). Ces détachements de plusieurs chasseurs s’équipent en conséquence : chiens, armes et même des esclaves pour porter les produits de première nécessité (aliments, couverture, etc.). Parfois, ils fonctionnent en famille, comme « Madame la Victoire » qui, dans le film, est assistée de ses deux fils.

Rémi Carayol : Comment les autorités se sont-elles adaptées à ce phénomène ?

Bruno Maillard : La répression a évolué au fil du temps. Dans un premier temps, la prime était la même pour le marron ramené mort ou vif au bureau du marronnage. Le chasseur justifiait de la mort du marron en apportant sa main droite coupée au niveau du poignet (le corps du marron ayant été abandonné sans sépulture) pour obtenir ses émoluments. Toutefois, le besoin constant de main-d’œuvre dans les deux colonies et l’accroissement du coût de l’esclave pendant la période oblige les autorités coloniales à modifier la procédure. La prime devient plus importante pour les marrons ramenés vivants. Jugés par les conseils supérieurs (des tribunaux judiciaires) en deuxième récidive de grand marronnage, ils ne sont plus exécutés mais condamnés à la chaîne à perpétuité pour exercer des travaux publics : construction des routes et des ponts, entretien des bâtiments publics, etc.

Rémi Carayol : Qui payait les chasseurs de marrons ?

Bruno Maillard : Dans chaque colonie, l’administration royale disposait d’un budget pour entretenir les infrastructures et les agents publics. Il a été néanmoins décidé très tôt que les maîtres avaient une responsabilité dans le marronnage de leurs esclaves. Une « caisse coloniale » (la commune générale) a été mise en place et financée par un impôt payé par les colons : la capitation. Chaque année, les maîtres étaient redevables d’une somme pour chacun de leurs esclaves recensés. Cet argent servait entre autres à payer les primes des chasseurs de marrons.

« Des marrons très mobiles »

Rémi Carayol : Quelle était la sanction pour les marrons retrouvés ?

Bruno Maillard : Tout été défini par le Code noir1. Pour le marronnage de moins d’un mois, c’était le maître qui était responsable de la sanction à infliger (ou non) à son esclave. Le Code noir ne lui permet cependant que le fouet et les chaînes. Compte tenu de l’isolement des habitations et de l’omerta du voisinage, le prétorien s’est imposé dans cette justice domestique. Si certains maîtres pardonnent parfois leurs esclaves, d’autres abusent de leurs prérogatives. L’enfermement dans des cachots, les mutilations de toutes sortes et parfois même des exécutions sommaires sont courantes sur de nombreuses habitations pour sanctionner des esclaves marrons ou coupables d’une quelconque faute disciplinaire.

Une séquence de {Ni chaînes ni maîtres} qui montre comment les marrons retrouvés sont brutalement sanctionnés.
Une séquence de Ni chaînes ni maîtres qui montre comment les marrons retrouvés sont brutalement sanctionnés.
© CHI-FOU-MI PRODUCTIONS - LES AUTRES FILMS - STUDIOCANAL - FRANCE 2 CINEMA

Pour le marronnage de plus de trente jours, la sanction relève des tribunaux publics des deux colonies (juridiction ordinaire et conseil supérieur). La sanction pour un premier grand marronnage était la flétrissure au fer rouge d’une fleur de lys [l’emblème de la dynastie capétienne, NDLR] sur l’épaule droite et une oreille coupée (on le voit dans le film). Pour une première récidive de grand marronnage : flétrissure au fer rouge de la fleur de lys sur l’épaule gauche (et parfois sur la joue !) et section du tendon d’Achille. Enfin, pour une deuxième récidive de grand marronnage : la mort. Mais cette condamnation-là a été remise en cause par les conseils supérieurs dès le milieu du XVIIIe siècle. Les magistrats condamnent plutôt les condamnés à la chaîne à perpétuité.

Rémi Carayol : Les marrons s’organisaient-ils pour faire face aux chasseurs ?

Bruno Maillard : Ils s’installaient en général sur les plateaux difficiles d’accès. Au reste, ils ne vivaient pas que de rapines réalisées sur les habitations des colons. Ils chassaient, pêchaient et cultivaient des racines nourricières comme les patates ou les songes. Certains « villages », parfois peuplés de plusieurs centaines de personnes, étaient organisés comme des « micro-États » avec des « chefs » et des personnes chargées de fonctions précises, comme la sûreté de la communauté. Les villages étaient parfois protégés par des sentinelles et par des pièges. Conscients de la fragilité de leur société, les marrons étaient en outre très mobiles. Des « villages marrons » ont été parfois découverts par des détachements de chasseurs abandonnés quelques heures auparavant.

« Dans les colonies françaises, la réponse a toujours été la répression »

Rémi Carayol : La riposte de la France a-t-elle toujours consisté à réprimer le marronnage ? Il n’y a jamais eu d’acceptation de ce phénomène de la part des autorités ?

Bruno Maillard : Dans les colonies françaises, la réponse a toujours été la répression. Dans d’autres colonies, les autorités ont été obligées de négocier. C’est le cas par exemple de la Jamaïque pendant la même période. Les communautés marronnes des Blue Mountain ou du Cockpit Country sont si puissantes que le gouverneur britannique signe un traité avec elles en 1739 et en 1740. Ces traités permettent à ces deux « micro-États » de vivre librement dans une zone bien délimitée, mais ils ont interdiction, par exemple, d’accepter de nouveaux marrons ou de cultiver de la canne à sucre. Ils ne doivent pas faire concurrence aux colons. Ils peuvent développer une culture nourricière, mais pas plus.

À La Réunion comme à Maurice, il y a eu des villages marrons importants, dont on peut estimer la population à 200 ou 300 personnes. Certains chercheurs évoquent même pour La Réunion un « Royaume de l’intérieur » qui aurait structuré un réseau de communication entre tous les villages marrons. L’hypothèse mérite des recherches approfondies. Reste que ces communautés marronnes n’ont manifestement jamais été assez puissantes pour obliger les autorités coloniales à négocier avec elles.

Rémi Carayol : L’histoire du marronnage est très peu connue en France. Comment l’expliquez-vous ?

Bruno Maillard : Depuis la loi du 20 mai 2001, l’enseignement de l’histoire des traites négrières et de l’esclavage s’est imposé dans les programmes scolaires en France. Les classes de 4e, par exemple [les élèves ont 13 ans, NDLR], ouvrent leur programme d’histoire par ce sujet. Le marronnage peut ainsi être abordé quoique la séquence soit déjà très chargée. Pour le reste, et malgré la publication majeure des Marrons de la liberté [Éditions de l’École], qui préconise la thèse du marron volontaire pour reprendre sa liberté, par l’historien haïtien Jean Fouchard en 1972, il y a très peu d’ouvrages ou d’articles scientifiques consacrés à ce sujet dans les colonies françaises (contrairement aux colonies anglaises, par exemple). Avec le succès du film de Simon Moutaïrou, qui est historiquement impeccable, cela va peut-être changer.

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1Un édit adopté par Louis XIV en mars 1685 visant à organiser la police sur les îles de l’Amérique française, puis dans les Mascareignes (1723) et en Louisiane (1724).