La lettre hebdomadaire #150

Désillusion

L'image présente une rose fanée, dont les pétales sont d'un violet doux qui frôle le mauve. Les contours des pétales sont délicatement fripés, témoignant du passage du temps. La tige, fine et élancée, est d'un vert pâle, contrastant avec la couleur plus sombre de la fleur. La rose est placée dans un vase en verre transparent, laissant transparaître la simplicité de la composition. L'arrière-plan est neutre, ce qui met en valeur la beauté délicate de la rose, malgré son état fané. L'ensemble évoque une certaine mélancolie, mais aussi une beauté intemporelle.
© Alexander Grey / Unsplash

ÉDITO

LE BURKINA FASO, UN MODÈLE À RETROUVER

Il y a tout juste dix ans, le 31 octobre 2014, le peuple burkinabè irradiait le continent africain de son courage et de sa persévérance. À l’issue d’une insurrection exemplaire, au cours de laquelle des centaines de milliers d’hommes et de femmes s’étaient mobilisées plusieurs jours durant pour s’opposer à la volonté de Blaise Compaoré de modifier la Constitution afin de prolonger son bail à la tête du Burkina Faso, ils et elles avaient obtenu l’impensable : la chute de l’homme qui dirigeait le pays depuis 27 ans après s’être débarrassé de son « frère » Thomas Sankara, et sa fuite dans le pays de son nouveau protecteur, l’Ivoirien Alassane Ouattara, avec l’aide de l’armée française.

De cette insurrection populaire, que certains qualifiaient – à tort, l’histoire l’a démontré – de « révolution », était né un immense espoir sur le continent. « À qui le tour ? » se demandaient nombre d’observateurs : Faure Gnassingbé au Togo ? Paul Biya au Cameroun ? Idriss Déby Itno au Tchad ? On parlait alors d’un « Printemps africain », quatre ans après le « Printemps arabe » qui avait vu des dictateurs que l’on pensait inamovibles se faire chasser du pouvoir, en Tunisie, en Libye et en Égypte. L’espoir était d’autant plus palpable que la jeunesse burkinabè avait joué un rôle moteur dans la révolte, et que les mouvements citoyens avaient montré la voie à suivre en inventant de nouvelles formes de mobilisation.

Las, l’exemple burkinabè n’a été suivi d’aucune autre révolte populaire ayant entraîné, en Afrique subsaharienne, la chute d’un despote. Dix ans plus tard, Faure Gnassingbé et Paul Biya sont toujours au pouvoir, et Mahamat Idriss Déby a succédé à son père par la loi du plus fort en 2021, sans que les Tchadiens n’aient pu donner leur avis.

Pis, à l’espoir suscité par la chute de Compaoré a suivi une immense désillusion. Malgré ses efforts, le régime de la transition n’a pas pu répondre à toutes les attentes – par manque de temps, mais aussi par manque de volonté, sur certains aspects. Et quatorze mois plus tard, l’élection de Roch Marc Christian Kaboré, qui fut l’un des principaux collaborateurs de Compaoré (son Premier ministre et le président de l’Assemblée nationale) avant de rejoindre l’opposition, a mis fin à l’incertitude. Certes, Kaboré s’était façonné une image d’homme de rupture. Il n’était en réalité qu’un succédané – ou une pâle copie. S’il devait faire avec les conquis de l’insurrection – une presse libre, une justice indépendante, des avancées sociales importantes –, il n’avait aucunement l’intention de changer le système. Même politique économique, même mode de gouvernance, même gabegie : l’alternance lui suffisait, quand celles et ceux qui avaient fait tomber Compaoré et l’avaient (directement ou indirectement) porté au pouvoir rêvaient d’une véritable alternative.

Au fil des ans, et alors que les groupes djihadistes gagnaient du terrain (dans le nord, puis dans l’est, puis dans l’ouest), tuant des milliers de civils et des centaines de militaires, nombre de Burkinabè déçus ont fini par ne plus croire au système démocratique tel qu’il leur était proposé. La tolérance vis-à-vis des régimes militaires s’est accrue. On a commencé à entendre des « tout ça pour ça », des « à quoi bon »… Le fruit de la désillusion démocratique était mûr : il ne restait plus aux militaires qu’à prendre leur courage à deux mains, à se trouver un leader et à entonner quelques slogans vaguement révolutionnaires (ou à citer Sankara) pour s’emparer du pouvoir sous les vivats d’une partie de la nation.

Il en est ainsi des révoltes populaires : elles peuvent accoucher du meilleur comme du pire. Les Burkinabè, comme les Tunisiens, comme les Libyens et comme les Égyptiens, connaissent actuellement le pire. Le Burkina est devenu une prison à ciel ouvert, dans laquelle toute voix discordante est enlevée, emprisonnée ou envoyée au front, sous la houlette d’un régime intolérant à toute forme de critique. Les héros célèbres ou anonymes de l’insurrection – celles et ceux qui n’ont pas encore été arrêtées tout du moins – sont aujourd’hui condamnés au silence. Dans ce contexte, la « démocrature » de Compaoré, cette « démocratie light » comme on l’appelait à l’époque, est considérée sous un autre angle, parfois avec nostalgie. Certains se demandent même s’ils ont eu raison de participer à la chute de Compaoré.

Pourtant, si échec il y a dans la terrible dérive que connaît le Burkina aujourd’hui, ce serait une erreur de l’imputer au peuple qui s’est soulevé il y a dix ans. La responsabilité première en revient aux responsables politiques qui ont cru pouvoir reconduire un système à bout de souffle, injuste et inégalitaire, sans en subir la moindre conséquence. Il faudra s’en souvenir lorsque le « pays des hommes intègres » se sera libéré de ses nouveaux geôliers, et quand une nouvelle insurrection, ici ou ailleurs, aura suscité un nouvel espoir de « grand soir ».
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À LIRE

DU BON USAGE DU TERME « COLONIALITÉ »

Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste de la colonisation portugaise, Michel Cahen publie un nouveau livre aux éditions Karthala : Colonialité. Plaidoyer pour la précision d’un concept.

Cet ouvrage de discussion théorique est essentiel pour s’assurer de la bonne compréhension d’un concept devenu désormais central dans de nombreuses analyses : la colonialité. Partant d’une approche matérialiste, Michel Cahen propose une discussion féconde des pensées de la (dé)colonialité, notamment de son courant latino-américain. Le rattachement du concept de colonialité au mode de production capitaliste et sa mise en perspective historique, vise ici à éviter deux écueils des approches postcoloniales et décoloniales : la dépolitisation (en s’intéressant uniquement à la colonialité du savoir) et l’anti-universalisme (qui risque d’aboutir à des formes de culturalisme et d’essentialisation).

Partant de son expérience d’historien des mondes lusophones, l’auteur plaide pour définir avec précision ce concept fondamental afin de mieux appréhender les sociétés contemporaines. Colonialités du pouvoir, du savoir, de l’être, toutes les déclinaisons de cette notion sont abordées, dans une perspective de compagnonnage critique.

Ce livre est particulièrement intéressant à deux titres : les comparaisons entre pays africains (lusophones notamment) et pays d’Amérique du Sud ; et son ancrage du côté des mouvements sociaux pour qui la colonialité est tout sauf un concept évanescent ou idéaliste, mais une réalité en prise avec les conditions socio-économiques contre lesquelles ils se battent. L’ouvrage offre aussi une distanciation critique vis-à-vis d’un certain latino-centrisme des théories décoloniales qui ont pu tomber pour certaines dans un « orientalisme à rebours ». La partie finale propose une réflexion salutaire face au « campisme anti-occidental » d’un certain nombre de théoriciens du décolonial, usant du concept flou de « Sud global » pour critiquer les impérialismes occidentaux au risque de rejeter les conquêtes et les droits démocratiques des peuples. Sur un sujet aussi épineux, le livre de Michel Cahen alimente le débat avec érudition et humilité.

À lire : Michel Cahen, Colonialité. Plaidoyer pour la précision d’un concept, Karthala, 232 p., 24 €.
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AFRIQUE XXISORMAIS EN ANGLAIS

Cette semaine, Afrique XXI a lancé une version anglophone de son site, toujours en accès libre : Afrique XXI in English. Cette nouvelle étape doit nous permettre de poursuivre le but que nous nous sommes fixé lors du lancement du journal il y a plus de trois ans : décloisonner les aires culturelles et linguistiques du continent.

D’ores et déjà, plusieurs articles d’Afrique XXI sont disponibles en langue anglaise, dont la série sur l’uranium nigérien : « Niger-France, une relation radioactive ». Dans un premier temps, nous traduirons du français vers l’anglais un nouvel article par semaine.

Ce projet a été rendu possible grâce à l’implication de l’ensemble des membres du comité éditorial, et grâce au soutien financier du Fonds pour une presse libre (FPL), d’un montant de 15 000 euros. Cet apport est d’autant plus précieux qu’e nous partageons avec le FPL le même combat pour le renforcement de la presse indépendante en France.

Plusieurs contributeurs anglophones du journal ont réagi au lancement du site en anglais.

Le journaliste New York Times Howard French : « [J’]ai rapidement considéré [Afrique XXI] comme une lecture indispensable. […] Aujourd’hui, avec la création d’une version en langue anglaise, les non-francophones pourront eux aussi mieux se tenir au courant des affaires africaines, profiter de la richesse de son journalisme et en tirer des enseignements ».

Le professeur d’histoire Brian J. Peterson (Union College, NY) : « La barrière linguistique anglo-française a empêché les anglophones de suivre les événements dans certains pays. [Ils] manquent la moitié de l’histoire. De plus, il n’y a tout simplement rien de comparable à Afrique XXI dans le monde anglophone. […] À un moment aussi critique de l’histoire, il est impératif qu’un plus grand nombre de personnes aient accès aux analyses et aux reportages de grande qualité qu’offre Afrique XXI ».

L’écrivain et militant Tariq Ali : « Afrique XXI en anglais offrira aux anglophones l’occasion de suivre un monde qu’ils voient rarement ».
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LES ARTICLES DE LA SEMAINE

Quand Kinshasa accueillait la « baston » du siècle
Histoire Il y a cinquante ans, le 30 octobre 1974, le Zaïre de Mobutu accueillait le « combat du siècle » opposant deux des plus grands boxeurs de l’histoire : Mohamed Ali et George Foreman. Plus qu’un simple événement sportif, ce match baptisé « The Rumble in the Jungle » s’inscrivait dans un contexte politique et géopolitique très particulier.
Par Alain Coltier

Au Burkina Faso, retour à la case départ pour la justice
Analyse C’était l’un des principaux acquis de l’insurrection des 30 et 31 octobre 2014 qui avait abouti à la chute de Blaise Compaoré : l’indépendance de la justice. Mais, dix ans après, les magistrats déplorent un inquiétant retour en arrière. Leur liberté d’action a été réduite à peau de chagrin par les nouveaux maîtres du pays.
Par Malik Kassongué

En Afrique du Sud, l’amapiano s’exporte mais ne se mange pas
Musique L’amapiano, dernier avatar de la musique électronique sud-africaine, est devenu la bande son de la « génération Z » globale et une machine à cash pour les plateformes de streaming. Un succès planétaire dont les artistes ont bien du mal à profiter. Au contraire, les musiciens sud-africains n’ont jamais été aussi précaires.
Par Jean-Christophe Servant

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