
Suzie, 28 ans, nous a donné rendez-vous en début de soirée dans l’un des malls du quartier de Kilimani, à Nairobi, la capitale du Kenya. Dans l’atrium du centre commercial, qui s’apprête à fermer, personne ne prête attention à la jeune femme, cheveux courts, habillée dans une tenue en jean couleur jaune tournesol, qui sirote son café au lait. Deux-cent kilomètres plus au nord, sur les Highlands, dominées par le mont Kenya, et encore plus haut, au-delà de l’équateur, dans la vallée du Rift qui creuse le nord du pays, c’est une autre histoire…
Aux côtés de Lentir, avec qui elle forme le groupe Multisystem X, Suzie, alias « Nookisho », est le visage féminin de la première scène samburu à déployer ses messages, non plus a cappella, comme il est de tradition depuis la nuit des temps, mais sur des beats urbains programmés pour une génération de jeunes chanteurs scolarisés. Leurs sons (reggae élastique, électro tempétueuse, folk au charbon de bois…) et leurs messages autotunés se sont diffusés en moins de quatre ans tel un feu de brousse dans le centre-nord du Kenya, relayés par les réseaux sociaux, les radios communautaires des villes de Marsabit et de Maralal, et des DJ samburu dont les mix animent les soirées des communautés les plus reculées du pays.
Société reposant encore largement sur la transhumance du bétail, la minorité samburu, forte d’environ 250 000 personnes, partage la même langue nilotique maa avec les Maasaï et vit principalement dans les comtés1 de Laikipia, Isiolo et Samburu. Leurs conversations chantées - un ostinato2 tout en respiration et en voyelles opposé à une ligue mélodique tenue par le soliste, le larikok, dont les talents oratoires lui confèrent aussi le rôle de voix « politique » de son groupe - rythment toutes les étapes initiatiques de cette société gérontocratique : de la circoncision et du passage au statut d’imuran (jeune guerrier) à l’entrée dans la vie adulte, au mariage et finalement à l’âge de la vieillesse. Genrée, cette musique chorale qui se danse comme elle se respire confère aux hommes le répertoire des chants en particulier guerriers, et aux femmes celui des chansons d’amour.
Une « fascinante » mutation
Dominer les mots est l’une des essences de ce patrimoine musical, qui résonne en particulier lors des razzias initiatiques que les cohortes de jeunes guerriers doivent mener sur le bétail des clans rivaux et adversaires turkana. Jusqu’alors, ce répertoire complexe n’intéressait qu’une poignée d’ethno-musicologues, et les seuls morceaux de musique samburu à avoir été repris sur les dancefloors occidentaux provenaient d’une bouillasse ethno-techno exotisée renvoyant cette communauté à sa condition primitive, et tout juste bonne à sonoriser la lecture d’un beau livre à tirage limité signé par le controversé photographe Jimmy Nelson.
En France, la défunte anthropologue Jacqueline Roumeguere-Eberhard (durant les années 1970) et Giordano Marmone3 aujourd’hui ont documenté les codes et les évolutions de ces danses et chants cérémoniels qui « constituent une représentation vivante et explicite des séquences de la vie » et participent « à la fabrication des hommes », puis se sont intéressés à leur réinvention à partir des années 1990.
À cette époque, sous l’effet de l’arrivée d’armes légères en provenance des zones en conflit de la Corne de l’Afrique, la pratique initiatique de razzias chez les rivaux turkana évolue en épisodes de « guérilla pouvant causer nombre de morts tant chez les guerriers que chez les femmes et les enfants, soulignait en 2013 Giordano Marmone. Alors qu’habituellement l’autorité musicale d’un soliste est conditionnée par le lien solide qui le rattache à sa zone ou à son village d’origine, l’aire d’influence des solistes des keai (chorale d’un clan) va commencer à s’étendre à tous les territoires des groupes alliés4 ». Mais c’est la téléphonie mobile et le partage de fichiers numériques, à partir de la fin des années 2000, qui vont provoquer ce que Giordano Marmone décrit comme une « fascinante mutation » toujours en cours.
« Les miens ne comprenaient pas »
À ce moment-là, le monde samburu, qui a vu sa première école s’ouvrir en 1953, commence à reconsidérer les membres scolarisés de la communauté. Jusqu’alors, les titulaires de ce capital social, acquis sur les bancs des écoles catholiques et évangéliques, étaient forcés par leurs pairs semi-nomades de vivre en marge des traditions. Surnommés « ikirdai » en langue maa (soit « ceux qui s’habillent de manière embrouillée », c’est-à-dire occidentale), les scolarisés étaient perçus comme des individus qui ne se conformaient pas complètement aux catégories statutaires locales, souligne Giorgio Marmone :
Les femmes scolarisées ne portent pas de parures et il est donc parfois impossible d’établir leur statut d’initiées, de mariées ou de célibataires. Les hommes scolarisés n’acquièrent que des connaissances superficielles de leur territoire et des techniques d’élevage des bovins et des petits ruminants, et suivent rarement leurs camarades dans leurs razzias de bétail.5
Qui plus est, poursuit le chercheur, « la participation des écoliers aux performances musicales [NDLR : « traditionnelles »] était fortement (et parfois violemment) découragée par les instituteurs », qui les considéraient comme un obstacle à leur formation. Pour les traditionalistes - 60 % des Samburu ne sont toujours pas scolarisés -, les « ikirdai » appartenaient d’autant plus au monde du dehors que leurs premiers chanteurs à s’affirmer au début des années 2000 le faisaient en swahili, la lingua franca de la côte est-africaine.
Dennis Lelenguiya, connu sous le nom de scène de « Samburu Warrior », et qui sera l’un des pionniers, avec Lemarti, à ouvrir la voie, composa ainsi sa première chanson en swahili alors qu’il était au lycée. « Il m’a fallu du temps, confiait-t-il en 2021 à Giorgio Marmone, pour que je réalise que je faisais quelque chose que les miens ne comprenaient pas. S’ils aimaient ma musique, ils ne captaient rien au concept de mes chansons. Jusqu’au jour où mon père m’a conseillé de faire la même chose, mais dans notre langue, de manière à ce qu’il comprenne ce que je chante. Ça a été une révélation : il fallait que je change de style. »
À la fin des années 2010, les autoproductions en samburu des « ikirdai » commencent à se diffuser au-delà des cercles scolarisés, circulant jusqu’aux oreilles des guerriers imuran et des rangers samburu employés dans les parcs et les zones de conservation privées et communautaires de la région. Les paroles, revisitant des morceaux traditionnels, s’ouvrent à des thématiques contemporaines, comme la problématique environnementale. Et, finalement, l’inimaginable survient : les chanteurs « ikirdai » commencent à être invités aux mariages et autres cérémonies initiatiques, jusqu’à devenir leurs nouveaux MC’s, maîtres de cérémonie.
« Notre musique n’a pas de frontières »
Début mai 2022, Nookisho animait ainsi un mariage avec Lentir à Dol Dol, dans le comté de Laikipia. En juin prochain, elle participera avec son groupe à un concert organisé dans la ville d’Archer’s Post, dans le comté de Samburu, afin de prêcher la paix entre communautés à l’approche des élections générales kényanes du 9 août 2022. Puis, passée la saison des pluies, qui vient enfin de commencer à faire revivre la savane piquetée d’acacias, la saison des mariages reprendra.
Le parcours de Nookisho est emblématique de la vitesse avec laquelle cette scène s’est imposée. Multisystem X, qui a déjà produit une dizaine de morceaux et presque autant de clips, s’est formé il y a seulement trois ans. Suzie, diplôme d’esthéticienne en poche, n’était encore qu’une jeune femme anonyme travaillant dans un salon de beauté de Nairobi et élevant seule sa fille. Elle explique la rapidité de leur succès par le fait que ce sont des chansons « qui sont faites pour être entendues par toute la communauté ».
Laikipia Rendition, qui s’inspire d’un air traditionnel samburu nommé Namekolai, rend compte par exemple « de la terrible sécheresse qui s’est déroulée entre mars et juin 2000, habituellement la saison des pluies, alors que, explique-t-elle, nous étions encore des enfants. De nombreux animaux mouraient, et près de la moitié de la population samburu est alors tombée dans la pauvreté absolue. Les pasteurs nomades ont donc été forcés de transhumer vers le sud pour aller chercher des pâturages au pied du mont Kenya. Le voyage a été plein de défis et d’aventures. Cette chanson appelle à ce que nous ne vivions plus ces drames. »
Tout aussi diffusée, Maigurana Kipuo (« amusons-nous en chemin », en langue maa) rappelle que la musique des Multisystem X participe « à l’interaction culturelle, parfois entre les différentes tranches d’âge de communautés et surtout entre sexes différents ». Dans la phrase « Kintejoitie lmejeyio loolkishami te Ngiro », explique Lentir, le partenaire de Nookisho, « nous racontons que malgré notre respect des traditions et en particulier celle des imuran, notre musique n’a pas de frontières ». Pantoren, une chanson sentimentale, rappelle que les différences de statut ne peuvent briser une relation amoureuse entre deux personnes qui se connaissent autant « que les paumes de la main ».
Les portes-voix d’une génération
Autre figure montante de la scène samburu, le jeune Pillaz Pilonje, 22 ans, qui a mené des études de statistiques, alterne chansons d’amour et morceaux plus politiques, tels qu’Ukolony, qui évoque « le baiser empoisonné » donné par les Samburu aux colons britanniques qui découvraient leur région au début du XXe siècle et ses regrettables conséquences sur la communauté. Et d’autres voix « ikirdai » ne cessent de s’élever : King Laiso, Dilla Tiffa - chacune contribuant, résume Giordano Marmone, « à la socialisation aux nouveaux défis socio-économique du Nord-Kenya ».
Confrontée à des épisodes de sécheresse et de pluies de plus en plus erratiques, la région recense des comtés qui restent les plus sous-développés du pays (ceux de Samburu et d’Isiolo ne contribuent, à eux deux, qu’à 0,6 % du PIB kényan). Mais elle est aussi au cœur des mégaprojets d’infrastructures qui se déploieront d’ici à 2030 le long du futur corridor Lappset (Lamu Port, South Sudan, Ethiopia Transport Corridor), ses oléoducs, mais également ses autoroutes et ses voies de chemin de fer6.
Chez les Samburu, explique Giordano Marmone, l’inhabileté dans le domaine musical peut être un obstacle pour les individus qui aspirent à jouer un rôle politique d’envergure : « Tous les hommes les plus influents ne sont pas toujours des solistes de premier rang, mais il est très commun que les chanteurs principaux d’une unité territoriale soient aussi les individus les plus écoutés dans les assemblées. » Il y a donc fort à parier que cette génération de chanteurs et chanteuses soit amenée à voir son rôle politique se renforcer dès lors que les médias nationaux auront commencé à les programmer. Jusqu’à présent, en effet, excepté Lemarti, ils n’ont jamais eu l’occasion de s’exprimer auprès des journalistes kényans. Une marginalisation qui s’explique par le narratif que Nairobi - mais aussi les correspondants de la presse internationale - continue à employer pour ces populations transhumantes, présentées comme les symboles d’un monde arriéré et violent7.
Peut-être faudrait-il que l’on nomme cette génération d’artistes samburu et leur style de musique, pour qu’ils existent pour de bon et qu’on puisse enfin les entendre dans la capitale ? Giordano Marmone suggère le terme « pop samburu ». On lui propose « scène antisafari ». Le chercheur opine. Va pour « antisafari ».

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1Un comté est une division territoriale. Le Kenya en compte 47.
2L’ostinato est un procédé consistant à répéter inlassablement une formule rythmique, mélodique ou harmonique accompagnant de manière immuable les différents éléments thématiques durant tout un morceau.
3Membre du Centre de recherche en ethnomusicologie - Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative à l’Université Paris-Ouest.
4Lire « Des fusils, des chants et des lances : armes à feu et transformation des pratiques musicales chez les Samburu du mont Nyiro », Le Carnet de l’Ifra, 2013.
5Lire « Mauvais chanteur… mauvaise personne ? Échec musical et marginalité masculine chez les pasteurs Samburu du Kenya », revue Transposition, 2022.
6Soutenu par l’Union africaine, le projet du corridor LAPSSET, lancé le 2 mars 2012, cherche à relier le Kenya et ses voisins qui ne possèdent pas de littoral, l’Éthiopie et le Soudan du Sud, via le rail, les aéroports, les routes et les oléoducs.
7Lire Daniel Knowles, « The battle for Laikipia », The Economist, 5 juillet 2017.