À Johannesburg, le drame des « bad buildings »

Depuis la fin de l’apartheid, l’ancien centre historique de la mégapole sud-africaine compose avec des bâtiments abandonnés, parfois récupérés par des gangs qui extorquent des loyers à leurs résidents démunis. Le 31 août 2023, l’un de ces « dark buildings », situé au 80 Albert Street, a été ravagé par un terrible incendie qui a fait 77 victimes.

Devant le 80, Albert Street, le 1er septembre 2023.
© GovernmentZA

De 1954 jusqu’à la fin officielle de l’apartheid, en 1991, le 80 Albert Street, un bâtiment municipal situé dans l’ancien centre des affaires de Johannesburg, le Central Business District (CBD), abritait le département des affaires non européennes et son bureau central des laissez-passer qui émettait le tristement célèbre « dompas ». Ce viatique permettait de contrôler les mouvements des populations africaines, en particulier vers le cœur blanc de Johannesburg. Tragique ironie : le jeudi 31 août 2023, cet ancien centre nerveux du contrôle des populations noires, classé au patrimoine d’eGoli, la « cité de l’or »1, est devenu le tombeau de dizaines de travailleurs précaires confrontés à une autre forme de ségrégation : celle de l’accès à un logement décent dans le CBD, malgré les garanties offertes par la Constitution sud-africaine, l’une des plus progressistes au monde, qui stipule que l’État a l’obligation de faire respecter le droit au logement.

Il était 1 heure du matin, ce 31 août, lorsque l’incendie s’est emparé des quatre étages du 80 Albert Street, causant la mort de 77 personnes, dont 12 enfants. Les flammes se sont déchaînées dans les étages morcelés en dizaines de chambres séparées par des cartons ou des rideaux. Les portes à barreaux, fermées chaque soir pour éviter les intrusions, ont empêché les habitants affolés d’échapper au feu. Les victimes payaient en majorité un loyer mensuel d’environ 40 euros à des « éléments criminels », selon le président sud-africain Cyril Ramphosa, venu le lendemain sur les lieux du sinistre.

La plupart des habitants de ce bloc en briques du quartier de Marshalltown – sans doute près de 600 occupants – étaient des « invisibles » de la capitale économique de l’Afrique du Sud, qui compte 5,6 millions d’habitants. Sans-papiers venus de la sous-région, du Malawi à la Zambie, mais aussi Sud-Africains poussés par l’exode rural, ce lumpenprolétariat austral cherchait à se loger au plus près de son lieu de travail – dans la sécurité, le ramassage des déchets, les activités domestiques, etc. –, c’est-à-dire les quartiers gentrifiés de l’ancien centre-ville : Newtown, New Doornfontein, Maboneng…

Dans une métropole qui estimait manquer de 500 000 logements en 2017, les possibilités sont rares lorsqu’on souhaite s’y installer. L’une d’entre elles est de vivre dans un « dark building », ou « hijacked building ». Ces immeubles décatis, abandonnés à la fin de l’apartheid par leurs propriétaires blancs, illustrent l’implacable descente aux enfers qui raconte en creux l’histoire récente du centre de Johannesburg. Ils sont passés sous la coupe d’organisations criminelles qui perçoivent les loyers de leurs occupants d’infortune. Sur les frontières du CBD de Johannesburg, la mairie recense 134 « bad buildings », dont une bonne cinquantaine de bâtiments publics. Le 80 Albert Street, situé à proximité des enclaves hipsters rénovées ces dernières années, était l’un d’eux.

Une lente agonie

Jusqu’au milieu des années 2010, cet immeuble abritait des femmes et des mamans violentées accueillies par le Usindiso Ministries Women’s Shelter, l’ONG du pasteur Jean Bradley. Les autorités municipales lui avaient octroyé la concession du bâtiment. Les locaux « étaient propres mais avaient l’air sale, [ils étaient] en ruine mais fonctionnels, témoigne dans le Daily Maverick Rebecca Walker, consultante auprès du African Centre for Migration & Society de l’université du Witwatersrand. Ça sentait le désinfectant et les couches. Les bruits des femmes et des enfants résonnaient dans les longs couloirs vides, et les tâches quotidiennes masquaient le sentiment d’apathie et d’endurance »2.

Les témoins interrogés par les journalistes du New York Times expliquent que le 80 Albert Street a entamé son déclin en 2015, après l’intrusion de gangsters. Cette même année, les inspecteurs des bâtiments de la Johannesburg Property Company, l’agence municipale chargée de l’immeuble, ont commencé à s’inquiéter de son état. Trois ans plus tard, il était classé au rang des « bad buildings » par le service de santé municipal. Mais même si les résidents vivaient sous le joug des criminels, cela leur revenait moins cher de les payer que d’avoir un logement légal en ville, expliquait, après le sinistre, un des occupants originaire du Malawi. En 2019, une tentative d’expulsion des habitants par la police métropolitaine de Johannesburg a été retoquée par la justice après la mobilisation de plusieurs ONG. Mais pendant tout ce temps, l’immeuble continuait à pourrir « sans que la municipalité ne fasse rien », selon un autre témoignage recueilli par l’agence Reuters.

Pour Rebecca Walker, la catastrophe du 80 Albert Street est la preuve manifeste que « l’État et la ville de Johannesburg ne sont pas plus préoccupés du sort de ses habitants que l’État de l’apartheid ne se souciait des Noirs, obligés de faire la queue et de traverser le bâtiment pour avoir le droit de se déplacer dans leur propre ville et d’exister ». « Si ce drame est le nom de quelque chose, considère le chercheur Matthew Wilhelm-Solomon, c’est d’abord celui de la crise du logement que traverse l’Afrique du Sud urbaine ». Auteur de The Blinded City : Ten Years in Inner-City Johannesburg (éditions Picador Africa, 2022), Wilhelm-Solomon a côtoyé entre 2010 and 2019 les occupants des « bad buidlings » situés dans les circonscriptions de Doornfontein, Berea et Hillbrow. Son livre, poignant, révèle en particulier l’ostracisation dont ils sont victimes. « Contrairement aux habitants des bidonvilles et du locatif informel des townships, souligne-t-il, les occupants illégaux des immeubles du centre-ville ne sont toujours pas considérés comme légitimes par la ville. Elle ne leur fournit ni services de base, ni protection. Un tel incendie ne pouvait donc, malheureusement, qu’arriver. » Ce n’est d’ailleurs pas le premier.

Insalubrité et « Fourmis rouges »

Durant la deuxième moitié des années 1990, alors que les Sud-Africains noirs reprenaient possession du centre-ville, des agents de gestion récupéraient encore les loyers des propriétaires blancs partis durant le « white flight »3. Les services publics étaient encore assurés. Mais, durant les années 2000, ces intermédiaires ont commencé à ne plus payer les factures tout en continuant à empocher les loyers. L’électricité et l’eau furent coupées.

Dans les immeubles abandonnés, les occupants qui se saignaient pour payer leur loyer ont commencé à vivre sous une double menace : l’insalubrité et les descentes des « Fourmis rouges », une compagnie de sécurité privée spécialisée dans les expulsions musclées4, employée par des promoteurs immobiliers ayant mis la main sur ces immeubles. Quant aux sans-papiers venus de la sous-région, ils étaient à la merci d’une troisième menace : les manifestations xénophobes qui commençaient à cibler les « bad buildings » et contribuaient ainsi à diviser les comités de résidents en deux groupes : les Sud-Africains et les autres.

Le CBD de Jo’burg, que j’ai arpenté à l’époque, ressemblait alors à une partie de Monopoly menée par des spéculateurs sans pitié et violents autour d’immeubles qui avaient été parfois volontairement laissés à l’abandon pour être ensuite revendus à vil prix. Cette époque de capitalisme sauvage, documentée par le photographe sud-africain Guy Tillim, a été marquée par de nombreuses atteintes aux droits humains – les expulsions coup de poing se faisaient souvent sans mandat ni même preuve d’actes répréhensibles – et par d’innombrables incendies, parfois criminels…

À la fin des années 2000, le sort des occupants des « bad buildings » a fini par être associé aux réseaux criminels qui s’étaient emparés des immeubles. Mais c’était compter sans la mobilisation des organisations religieuses et des ONG, telles que The Socio-Economic Rights Institute (Seri) ou l’Inner City Resource Center, qui représentent les résidents de plus de 70 immeubles.

Le poison de la corruption

En novembre 2011, un jugement historique, dit « Blue Moonlight », opposant 86 occupants de l’immeuble du 7 Saratoga Avenue à leurs propriétaires, a été rendu en faveur des « squatteurs » : la municipalité de Johannesburg devait fournir un hébergement temporaire d’urgence aux personnes qui se retrouvaient à la rue à la suite d’une expulsion. En 2017, la municipalité estimait à 100 000 le nombre de SDF sur Johannesburg. D’autres jugements de ce type ont suivi, permettant, souligne Matthew Wilhelm-Solomon, « d’utiliser ces jurisprudences pour se protéger dans une ville secouée par les vents historiques de la dépossession ».

En 2014, le maire ANC de Johannesburg, Mpho Parks Tau, a lancé un ambitieux programme visant à développer des logements sociaux abordables et des hébergements d’urgence temporaires dans le centre-ville. Le plan, appelé Inner City Housing Strategy & Implementation Plan (ICHIP), estimait alors à 30 000 le nombre de ménages vivant dans des logements insalubres et requérant un loyer inférieur à 1 000 rands (49,50 euros) par mois. L’objectif était de bâtir, en cinq ans, 9 500 unités d’hébergement, principalement temporaires, moyennant 2,1 milliards de rands alloués par le biais de partenariats public-privé.

À terme, la municipalité de Johannesburg ambitionnait de construire 36 000 logements supplémentaires en centre-ville. « Mais avec l’élection à la tête de la municipalité du dissident du parti Herman Mashaba, et d’une coalition municipale d’opposition dirigée par l’Alliance démocratique [un parti d’opposition, NDLR], ce projet n’a jamais été mené », poursuit Matthew Wilhelm-Solomon. Les expulsions, au nom de la lutte contre l’immigration clandestine, ont en revanche repris de plus belle. Pendant ce temps, le poison de la corruption s’infiltrait jusqu’à la Problematic Properties Task Team, une unité spéciale de la police chargée de lutter contre le phénomène des « bad buildings ».

En 2022, la ville n’avait construit que 2 000 unités d’hébergement. Beaucoup de logements provisoires d’urgence sont devenus permanents et en voie de décrépitude par manque de financements publics5. Si Cyril Ramaphosa a montré sa compassion avec les victimes du 80 Albert Street, la mairie de Johannesburg n’a elle fait preuve d’aucune sollicitude. Le conseiller municipal chargé de la sécurité, Kenny Kunene, a pointé du doigt les ONG qui œuvrent auprès des occupants illégaux, en particulier le Seri, accusé d’avoir régulièrement poursuivi la ville en justice lorsqu’elle tentait de lutter contre l’occupation illégale de ces bâtiments. Il a suggéré que l’on expulse en masse tous les sans-papiers vivant dans ces immeubles.

Le vestige d’un espoir de l’après-apartheid

« Ce n’est pas demain que cette crise sera résolue, constate Matthew Wilhelm-Solomon. D’autant qu’une des conséquences du réchauffement climatique sur le continent sera la hausse des migrations intra-africaines vers Johannesburg. » Pour l’écrivain, il faut en finir avec la réponse militarisée aux occupations illégales : « Les ressources pourraient être mieux dépensées dans le développement des services de base, les logements à bas prix, les stratégies de réduction des risques pour les toxicomanes et les protections sociales pour les plus marginalisés, en particulier les femmes. Y compris pour les migrants, quel que soit leur statut juridique. »

Dans ces « édifices endommagés de la démocratie post-apartheid », souligne Matthew Wilhelm-Solomon en conclusion de son livre, « demeure un certain esprit, le vestige d’un espoir né dans les années tumultueuses et violentes de la jeune démocratie sud-africaine : une société où plus personne ne sera sans abri et où la vie intime sera protégée de la violence aveugle de la sécurité privée comme de celle de l’État ».

1eGoli est le nom xhosa et zoulou de Johannesburg.

2Rebecca Walker, « A building and lives left to burn – 80 Albert Street must be remembered in this way », Daily Maverick, 3 septembre 2023.

3Le mouvement de « fuite des Blancs » suivit l’élection de Nelson Mandela, en 1994, à la tête du pays : alors qu’une partie de la population blanche quittait le centre-ville de Johannesburg pour le nord de la métropole, d’autres émigraient en particulier vers l’Australie. En 2009, le journaliste américain Scott C. Johnson estimait pour Newsweek à 800 000, sur une population de 4 millions, le nombre de Blancs qui avaient quitté le pays entre 1995 et le début des années 2000.

4Voir en particulier le travail du photographe sud-africain James Oatway mené sur les « Fourmis rouges ».

5Lire « Johannesburg fire : there was a plan to fix derelict buildings and provide good accommodation - how to move forward », The Conversation, 8 septembre 2023.