Littérature

Yambo Ouologuem, destin d’un homme-livre

Prix Renaudot en 1968, Le Devoir de violence est une vaste fresque racontant le destin de l’empire imaginaire de Nakem et de la dynastie des Saïfs. C’est aussi une mise en accusation des notables africains et une déconstruction du système colonial. Accusé de plagiat, le romancier, disparu il y a quatre ans, ne trouva guère de défenseurs en Afrique. Histoire tragique d’un roman grandiose qui pesa sur toute la vie de son auteur.

Mopti. Février 2010.
Mary Newcombe / flickr.com

Cinquante-trois ans après avoir reçu le prix Renaudot, en 1968, et quatre ans après sa mort à Sévaré (Mali), le 14 octobre 2017, la trajectoire de Yambo Ouologuem ne cesse de fasciner. Dernière victime en date de ce sortilège, l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr qui, dans La plus secrète mémoire des hommes emprunte au romancier malien bien des éléments biographiques pour nourrir son personnage d’écrivain aussi génial que mystérieux, T. C. Elimane.

Aujourd’hui encore, bien des zones d’ombres demeurent quant à la personnalité de Ouologuem et sa vie après la tragique affaire qui suivit la publication du Devoir de mémoire, aux éditions du Seuil. Dans l’attente d’une biographie sérieuse, le travail le plus complet disponible à ce jour reste le texte de l’écrivain Jean-Pierre Orban paru dans Continents manuscrits et disponible en accès libre sur Internet : Livre culte, livre maudit : Histoire du Devoir de violence de Yambo Ouologuem. « C’est l’histoire d’un joueur, un joueur extraordinaire qui joue avec les mots, les gens, les structures et qui finit par s’emmêler les pinceaux », confie Orban, qui œuvre avec constance à la réhabilitation de l’écrivain. Un joueur, oui, mais un joueur qui n’avait guère de chances de l’emporter, seul contre tous.

Yambo Ouologuem est né le 22 août 1940 à Bandiagara, sur le plateau Dogon, dans une famille aisée et cultivée. Son père est propriétaire terrien et inspecteur d’académie. Grandissant au milieu des livres, il accomplit ses études secondaires dans la capitale, Bamako, avant de rejoindre la France en 1960. Classes préparatoires au Lycée Henri-IV, École normale supérieure de Saint-Cloud et doctorat en sociologie qu’il poursuit tout en enseignant, entre 1964 et 1966, au lycée de Charenton-le-Pont. Ce n’est pas tout, évidemment : il écrit.

« C’est un perroquet »

S’appuyant sur les archives du Seuil déposées à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), Jean-Pierre Orban signale un premier manuscrit envoyé fin septembre 1963 à l’éditeur. Refusé, classé sous le numéro 7646, ce texte porte déjà pour titre Le Devoir de violence. La note de lecture justifiant le refus est cruellement sans appel : « C’est un perroquet, non un homme, qui a voulu écrire ce roman à la française, avec des personnages français, en mêlant tristement les conséquences intellectuelles (ou autres) d’un roman feuilleton, d’un roman policier, d’un roman cochon et d’un manuel de philosophie. Non. » Si ces phrases signées d’un certain « Sylvestre » exhalent un violent racisme, elles résonnent aussi étrangement avec le destin à venir de Ouologuem. Ledit Sylvestre a rencontré l’auteur, qu’il a jugé « sympathique » et auprès duquel il a appris que le manuscrit représentait le fruit de cinq années de travail.

Habité par l’écriture, le Malien ne se démonte pas ; il envoie un autre manuscrit (Salive noire. Histoires à chanter) en mars 1964 et encore un autre en novembre 1964 (Humble soif). Les refus se succèdent, mais le dernier est encourageant. « Il est bien apparu que ce texte constituait une étape positive dans votre travail, lui écrit la lectrice Christiane Reygnault. L’écriture est une entreprise de patience autant que de passion. »

Ouologuem prend son temps et envoie un nouveau manuscrit le 20 avril 1967, depuis l’adresse de la maison d’édition Présence africaine. Le titre en est de nouveau Le Devoir de violence. Lequel est d’abord refusé : les lecteurs professionnels du Seuil y voient une compilation confuse entremêlant documents et narration orale. Ils pointent des « descriptions pornographiques » et un « manque total d’originalité africaine » ! L’un d’entre eux écrit même : « Je veux bien faire des fleurs aux sous-développés. Mais attendons au moins que le gars soit agrégé ès-lettres (j’oubliais qu’il a renoncé à Normale. Tant pis). »

Et pourtant, le manuscrit sera repêché in extremis grâce à l’intervention de l’écrivain Jean Cayrol (1910-2005). Lequel écrit : « J’ai lu avec un très vif plaisir, malgré les rapports qui ont été faits sur lui, ce manuscrit et je suis un peu étonné des réactions sur ce livre qui me paraît être la première chronique en prose du monde africain. » Et surtout, il ajoute : « Texte très riche [...]. Ça hésite quelques fois entre Voltaire et Queneau pour en arriver jusqu’à Jarry. Mais, à chaque page, il y a des trouvailles même dans les échecs de style. »

Senghor se pince le nez

Si certains désaccords demeurent au sein de la maison d’édition, le contrat d’édition est signé le 11 octobre 1967 et l’auteur est invité à retravailler son texte, comme c’est fréquemment le cas. Imprimé en juillet 1968, Le Devoir de violence porte en bandeau la phrase suivante : « C’est le sort des Nègres d’avoir été baptisés dans le supplice ». Lequel supplice peut commencer, pour Ouologuem, au moment même où il se glisse entre les draps de la gloire. L’accueil médiatique de son livre est mitigé. Dans Le Monde, Mathieu Galey écrit : « Voici, peut-être le premier roman africain digne de ce nom. Et un roman tout court comme on n’a pas le bonheur d’en découvrir dans un fatras de rentrée. » Au Figaro littéraire, Robert Kanters grimace : « Tout n’est pas bon dans ce roman, parfois M. Ouologuem semble vouloir nous prouver qu’il peut écrire aussi mal et dans un jargon aussi prétentieux que n’importe quel petit blanc intellectuel. Ce qui vient de son souffle profond, de sa race et de son cœur, est toujours excellent. »

Yambo Ouologuem
Seuil © DR

Le 18 novembre 1968 vient néanmoins la consécration : Ouologuem reçoit le prix Renaudot, les ventes s’envolent (plus de 80 000 exemplaires en janvier 1969) tout comme les cessions de droits en langues étrangères (plus de dix). Le jeune auteur devient pour Le Monde « un être d’élite », « l’un des rares intellectuels d’envergure internationale que l’Afrique noire ait donné au monde ». Pour Le Figaro, il a désormais « uni le français le plus pur et l’Afrique la plus noire », quoique puisse vouloir dire cette expression !

En Afrique, Léopold Sédar Senghor se pince le nez dans le numéro 33 de Congo-Afrique : « Je ne nie pas son très grand talent, mais il n’y a pas que le talent, il n’y a pas que le génie littéraire, il y a aussi une attitude morale, en face de la vie, en face des grands problèmes. Je pense que c’est affligeant. Je ne veux pas employer un mot sévère, quand on voit des Nègres puisqu’il faut les appeler par leur nom, qui ont un succès littéraire et qui disent aux Blancs ce qui est agréable aux Blancs, et qui n’osent pas affirmer leur foi dans leur ethnie, dans leurs idées. On ne peut pas faire une œuvre positive quand on nie tous ses ancêtres. » Il faut dire que Le Devoir de violence n’épargne guère ceux qui ont collaboré avec esclavagistes et colons...

Malgré le succès, ou à cause du succès, la situation se complique : Ouologuem se montre procédurier et exigeant envers son éditeur – il entend bien publier une quinzaine d’ouvrages autour d’une ambitieuse geste intitulée « La chair des civilisations » - et n’hésite pas à signer des contrats à droite et à gauche, en dépit du droit de préférence accordé au Seuil. En particulier avec Denoël (pour un essai illustré intitulé Magie noire) et avec Doubleday, un éditeur américain que le Malien rencontre lors de son séjour au très chic Fifth Avenue Hotel de New York, à l’occasion de la promotion de Bound to Violence (Harcourt Brace Jovanovich, HBJ).

L’accusation de plagiat vient des États-Unis

Pour 30 000 dollars, Yambo Ouologuem s’engage alors à écrire cinq livres, ce qu’il n’a légalement pas le droit de faire. Si l’on en croit l’enquête de Jean-Pierre Orban dans les archives de l’IMEC, il s’agirait de quatre essais sur l’histoire de l’Afrique contemporaine et d’un roman, Les pèlerins de Capharnaüm. Las ! Les éditeurs communiquent, et chez HBJ, son éditrice américaine Helen Wolff s’agace de ses méthodes et de ses faux semblants : « Vous connaissez ce monsieur suffisamment pour savoir que son imagination est plus forte que sa raison », écrit-elle. De retour en France, Ouologuem essaie de placer les Pèlerins de Capharnaüm chez Fayard, et provoque une bataille juridique, par avocats interposés, avec le Seuil. Mais le pire reste à venir.

« Something new out of Africa ? » Tel est le titre violemment ironique d’un article publié le 5 mai 1972 dans le Times Literay Supplement. Le propos en est simple : Ouologuem a plagié It’s a battlefield, roman de l’écrivain britannique Graham Greene (1904-1991) paru en 1934. Selon James Currey qui dirige la collection de poche d’Heinemann où a été publié Bound to violence : « C’est un étudiant australien qui menait des recherches en Zambie qui avait informé Graham Greene que certains passages de la traduction française de son roman, qui se passe dans une pension, avait été transposé par Yambo Ouologuem dans un cadre tout aussi désolant en Afrique et avec des personnages différents. » Immédiatement, les tractations, lettres et échanges juridiques entre éditeurs commencent : le monde feutré des lettres est aussi un monde d’argent, de pouvoir et de réputation.

Pour le romancier malien, l’heure de la mise en accusation est venue. L’article du Times Literary Supplement renvoie en effet à un autre travail, celui d’Eric Sellin, publié dans une revue sur les littératures africaines de l’université du Texas : y est pointée, cette fois, la ressemblance entre Le Devoir de violence et Le Dernier des justes, d’André Schwarz-Bart, prix Goncourt 1959, publié aussi aux éditions du Seuil. Similitude des premières phrases, structures identiques... En France, c’est Le Figaro qui tire le premier, à boulets rouge, sous la plume de Guy Le Clec’h, avec un article titré « Ouologuem n’emprunte qu’aux riches ».

Au Seuil, impossible de feindre la surprise. Peu de temps après l’attribution du prix Renaudot, des lecteurs attentifs avaient signalé les « emprunts » de l’écrivain. Un étudiant en sciences politiques avait remarqué des similitudes avec la nouvelle Le port, de Guy de Maupassant. Un autre avait mentionné Le Gueux, du même auteur, tandis que différents lecteurs avaient écrit aux éditions Gallimard pour mettre en avant des emprunts à un auteur de la série noire, John D. Macdonald, tirés de son livre Les énergumènes.

Une reprise de territoire

Pour sa défense, Ouologuem invoque d’abord, dans une lettre au Figaro littéraire, « des guillemets dans [son] manuscrit déposé chez [son] avocat ». Réponse cinglante d’un certain B.P.(sans doute Bernard Pivot) : « Yambo Ouologuem se défend en invoquant des guillemets qui figureraient dans son manuscrit. L’ennui, c’est qu’ils sont absents du livre auquel, faut-il rappeler cette évidence, les critiques et le public ont seulement accès. […] Quand Yambo Ouologuem n’emprunte qu’à lui-même, sa pensée est confuse et sa prose emberlificotée. Il ne viendrait pas à l’idée de Graham Greene de le plagier. Ni à quiconque. » Les chiens sont lâchés...

« Le plagiat d’un écrivain français est la plupart du temps traité comme un jeu qu’on manie plus ou moins bien, raconte Jean-Pierre Orban. Avec Ouologuem, cela n’a jamais été considéré comme un exercice brillant, la condamnation a été immédiate ! Pourtant, il y a un côté faussaire de génie qui recolle, récupère, réagence le patrimoine occidental. C’est une reprise de territoire, un renversement de domination qui se justifie - littérairement et historiquement ! »

L’éditeur François-Régis Bastide, qui semble pour le coup avoir décelé tôt certaines similitudes formelles, n’a pas jugé qu’elles relevaient du plagiat. A l’étudiant qui notait des points communs avec Maupassant, Bastide donne une explication bien particulière : « […] si vous connaissiez notre auteur, vous sauriez qu’il est, comme un grand nombre de jeunes universitaires africains, doué d’une mémoire d’éléphant. […] L’enseignement français en Afrique a beaucoup utilisé la mémoire des Africains pour leur fourrer dans le crâne des cadences de phrases, du matériel verbal, car on savait très bien que, rentrés chez eux, ils n’entendraient plus parler que leur dialecte. »

De son côté, Ouologuem réfute aussi le terme de contrefaçon. Quand on lui signale les emprunts à John MacDonald, il répond ainsi : « En effet, John MacDonald est cité, comme Ki Zerbo, comme Léo Frobénius (sous le nom de Schrobénius), comme Okba Ben Nafi el Fitri, comme le Tarik, divers griots, chroniqueurs noirs, s’exprimant en langues vernaculaires regroupant les principaux groupes linguistiques africains (Cf. Les italiques du roman), comme divers historiens arabes, portugais, espagnols, coptes, éthiopiens, ou plus généralement, dans une perspective d’universalité du conflit violence et non violence, la Bible et le Coran, la correspondance de missionnaires blancs, Tacite, Suétone, Schwarz-Bart […] et enfin deux maîtres du réalisme désabusé : Flaubert et Maupassant. »

Mis au courant bien avant que le scandale n’éclate, mais tardivement, André Schwarz-Bart sera profondément blessé par l’attitude de sa maison d’édition, mais fera montre d’une éthique exceptionnelle vis-à-vis de Ouologuem, dont il pense que le livre « marquera, sans doute, une date dans la littérature africaine ». À François Régis-Bastide, il écrit ainsi : « J’ai toujours vu mes livres comme des pommiers, content qu’on mange de mes pommes, et content qu’on en prenne une, à l’occasion, pour la planter dans un autre sol. […] Ainsi donc, monsieur Ouologuem n’est pas mon débiteur, mais moi, le sien. Tout ce que je regrette, c’est qu’il n’ait pas jugé utile de m’adresser jamais le moindre mot. »

« Comme un éléphant dans un magasin de porcelaine »

Empêtré dans un scandale qui interdit les réimpressions de son livre, Ouologuem s’aliène son propre éditeur et s’efface de la scène. En Afrique, il ne se trouve personne pour prendre sa défense. « La question africaine demeure un point aveugle de l’histoire, confie Orban. Au Mali même, il a pu y avoir une lecture ethnique du Devoir de Violence opposant Dogons et Peuls qui expliquerait la réticence à le reconnaître à sa juste valeur. Mais d’une manière générale, Ouologuem débarque avec ce livre comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, ce qui est tout à son honneur. Il a un côté anti-négritude à une époque où c’était assez profanateur. » A ce jour, Le Devoir de violence n’a été réédité que trois fois : au Serpent à Plumes en 2003, en Algérie aux éditions Apic en 2009 et à l’initiative de Jean-Pierre Orban, au Seuil en 2018.

A partir de 1973, Yambo Ouologuem s’installe à Sévaré, au Mali. De sa seconde vie, de son rapport à l’écriture, rien de certain ne transparaît. « Il coupe les ponts avec l’Occident, les Blancs, les thérapies européennes, raconte Orban. Il devient le sage du village, spécialiste de la médecine par les plantes, adhère à l’Islam, impose une éducation rigoriste à ses enfants... Il y a beaucoup de fantasmes sur les manuscrits qu’il aurait laissé après sa mort. »

Au début des années 2000, l’écrivain Eugène Ebodé parvient à le rencontrer à Sévaré. Barbe grise, cheveux hirsutes, Ouologuem se montre d’abord furieux. Puis, apprenant la nationalité de son visiteur, il détend l’atmosphère avec une plaisanterie sur les Camerounais. Mais quand Ebodé essaye d’aborder Le Devoir de violence, il récolte une fin de non recevoir : « Ne me parle pas de littérature ! s’emporte Ouologuem Les Français m’ont trahi ! Ils ont été abominables ! » Aujourd’hui, Ebodé qui fut le dernier récipiendaire du prix... Yambo-Ouologuem, au Mali, ne croit pas que l’écrivain soit ostracisé. Selon lui, Le Devoir de violence n’est guère édité en Afrique pour des raisons simplement économiques, et peu discuté pour des raisons de paresse intellectuelle.

Un miroir au milieu littéraire français

Avec la sortie du roman de Mohamed Mbougar Sarr et la résolution des questions de succession après la mort de Ouologuem, le 14 octobre 2017, les éditions du Seuil on donné un accord de principe pour accueillir des offres de cession de droits en Afrique francophone. Le texte serait réédité in extenso, le Seuil considérant désormais Le Devoir de violence comme « un montage vertigineux de texte venus d’horizons différents ».

Outre ce texte, le romancier malien a laissé une Lettre à la France nègre (1969), un recueil érotique initialement publié sous le pseudonyme d’Utto Rudolph (Les mille et une Bibles du sexe, réédité en 2015 chez Vents d’ailleurs) et des romances publiées sous le pseudonyme de Nelly Brigitta (Le Secret des orchidées, Les Moissons de l’amour). Dans les archives connues demeure Les pèlerins de capharnaüm, « inachevé et impubliable, sinon comme document », selon Jean-Pierre Orban.

Au-delà de la question du plagiat, la tragique histoire de Yambo Ouologuem offre un miroir sévère au milieu littéraire français qui peut y lire tout à la fois sa grandeur et ses bassesses. Sans doute n’est il pas innocent de constater que l’autre grand canular littéraire du XXe siècle est aussi venu d’un génial étranger : Roman Kacew, prix Goncourt 1956 sous le nom de Romain Gary (Les Racines du ciel) puis prix Goncourt 1975 sous le nom d’Emile Ajar (La Vie devant soi). Ouologuem, à l’instar de Gary, avait adopté les littératures comme seule patrie.