Sénégal. L’interminable hyperprésidentialisme senghorien

Analyse · Alors que les Sénégalais s’apprêtent à élire un nouveau chef d’État dans un contexte de grandes tensions, le pays est malade de l’hyperprésidentialisme hérité de la crise de 1962 entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia. Retour sur un épisode qui a changé du tout au tout le visage politique du Sénégal.

L'image montre un homme en costume sombre descendant d'un avion. L'avion, aux couleurs blanches et avec l'inscription "République du Sénégal" sur le fuselage, est garé sur une piste. À l'arrière-plan, le ciel est légèrement nuageux. Le personnage semble marcher avec assurance, et des escaliers mènent directement à la porte de l'avion. Au sol, on peut voir quelques plantes, suggérant un environnement accueillant.
Le président Macky Sall en visite officielle à la Barbade, en janvier 2024.
© Présidence du Sénégal

Le Sénégal, qui s’apprête à élire un nouveau président ce 24 mars, est régulièrement célébré pour sa « tradition démocratique ». Mais cette réputation s’est construite entre autres sur l’oubli d’un épisode fondateur : la crise politique de décembre 1962 entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia, qui a consacré l’avènement d’un présidentialisme autoritaire. L’amnésie de ce passé alternatif au présidentialisme est l’une des conditions de possibilité de reproduction de l’hyperprésidentialisme, dont les effets se font sentir jusqu’à aujourd’hui, et dont la crise actuelle, provoquée par le report de l’élection présidentielle par Macky Sall début février, est une illustration. De garant des institutions, le pouvoir présidentiel, excessif, en est devenu l’un des agents déstabilisateurs, et la tentation est grande de régler les antagonismes politiques sur le dos des institutions, sous couvert de les défendre.

Au commencement était un régime parlementaire

Avec l’indépendance, la plupart des nouveaux États issus de l’Empire colonial français en Afrique se dotent d’un pouvoir présidentiel fort, inspiré de la nouvelle Constitution de la Ve République en France. Le Sénégal est le seul État de l’ex-Afrique-Occidentale française (AOF) à conserver, au-delà de la période de transition, la forme du régime parlementaire strict.

Le type de régime est déjà un enjeu lors de la mise en place des institutions de la Fédération du Mali, en 19601. Contre son conseiller juridique français Michel Aurillac, fervent partisan de la Constitution de la Ve République2, Senghor croit encore, à cette période, aux vertus du régime parlementaire. Forçant quelque peu le trait, Aurillac nous présente un Senghor foncièrement allergique au pouvoir exécutif :

Depuis 1945, aux deux Assemblées constituantes, puis à l’Assemblée nationale, Senghor sera constamment élu, député du Sénégal, au Parlement de la IVe République, il en aura connu toutes les subtilités, il aura aimé la vie parlementaire et il croira, contre vents et marées, que le Parlement est un rouage essentiel de la démocratie3.

C’est que Senghor est lui-même président de l’Assemblée fédérale et qu’il se méfie de Modibo Keïta, le chef de l’exécutif fédéral. Après l’éclatement de l’éphémère Fédération du Mali, en août 1960, le tandem constitué par Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia pose les bases du jeune État sénégalais, qui confirment l’option parlementaire contre la mode présidentialiste des autres ex-colonies françaises.

« Une espèce de IVe République »

La nouvelle Constitution sénégalaise du 29 août 1960 donnera, aux dires de Michel Aurillac, qui s’en désole, « une espèce de IVe République, avec un Président ne disposant pas du droit de dissolution, sans vrais pouvoirs propres et soumis, étroitement, à l’obligation de contre-seing “à l’exception de ceux qu’il accomplit, en qualité de gardien de la Constitution et dans l’exercice de ses pouvoirs d’arbitrage” (art. 24) ». Ce maigre apport de la Ve dans une Constitution de type IVe République, l’article 24, qui fait du président l’arbitre des institutions en cas de tensions graves, sera pourtant décisif lors de la crise de 1962, comme s’en félicitera bien plus tard le même Aurillac : « Cet article, résultat d’un compromis que nous avons négocié, sans trop savoir ce qu’il aurait comme application pratique, s’avérera fort utile, deux ans plus tard »4.

Si, à ce stade, l’influence française ne détourne pas le Sénégal de sa trajectoire parlementaire, Senghor a bien conservé en mémoire les travaux du Comité consultatif constitutionnel français auxquels il a participé du 29 juillet au 21 août 1958, avec Aurillac, déjà5. Il connaît donc très bien la Ve République et peut mesurer pleinement l’écart avec la pratique sénégalaise.

À cette période, soit avant l’introduction de l’élection du président français au suffrage universel direct à l’automne 1962, la Ve République française permet encore, théoriquement, plusieurs futurs institutionnels possibles. Le format retenu pour l’élection du président de la République sénégalaise témoigne du mimétisme institutionnel avec la France. Le 5 septembre 1960, Senghor est élu pour sept ans par un collège électoral comprenant les membres de l’Assemblée nationale, un délégué par assemblée régionale et un délégué par conseil municipal – un modèle inspiré de l’élection de Charles de Gaulle en décembre 1958.

Une crise inévitable ?

À l’usage néanmoins, Senghor révisera vite ses conceptions sur le régime parlementaire, vivant mal son rôle presque secondaire derrière le président du Conseil, Mamadou Dia – qui tient la machine gouvernementale depuis 1957 et est par ailleurs ministre de la Défense – et le puissant ministre de l’Intérieur, Valdiodio Ndiaye. Senghor se consacre aux relations internationales, mais même dans ce domaine, les tournées diplomatiques de Mamadou Dia ou de ses ministres concurrencent le président, qui s’estime « minimisé ».

Léopold Sédar Senghor (à gauche) et Mamadou Dia à Dakar, le 5 septembre 1960.
Léopold Sédar Senghor (à gauche) et Mamadou Dia à Dakar, le 5 septembre 1960.
© AFP

Si Senghor a peu de pouvoir en tant que président, il demeure toutefois secrétaire général de l’Union progressiste sénégalaise (UPS), parti unique de fait qui dispose de tous les sièges sauf un à l’Assemblée nationale. Dia est son second au sein du parti. Or, dans ce mouvement ultra-dominant, les antagonismes ne vont pas manquer de surgir, portant sur des désaccords profonds quant aux orientations économiques du pays, et redoublés par les guerres d’entourages et de factions. À partir du congrès de Thiès, en février 1962, les tensions éclatent au grand jour.

La crise de 1962 a des causes multiples, bien connues6. Courant 1962, les contradictions s’aggravent entre le projet de réformes structurelles de l’économie sénégalaise porté par Dia et son équipe et la volonté senghorienne de ménager les intérêts économiques convergents de l’ancienne puissance coloniale, de la bourgeoisie d’affaires sénégalaise et des élites maraboutiques, comme d’ailleurs de quelques députés affairistes.

Les relations entre Senghor et Dia se détériorent radicalement à partir d’avril 1962. La coalition d’intérêts pro-Senghor dénonce le dirigisme de Dia, quand le camp de ce dernier reproche à Senghor de ne rien faire contre l’affairisme ambiant au sein du parti et pour défendre son Premier ministre, cible des attaques. Le remaniement de novembre 1962, présenté comme un compromis, ne règle rien.

Des forces armées décisives

L’étincelle vient du dépôt d’une motion de censure le 14 décembre par des députés pro-Senghor pour faire tomber le gouvernement Dia, au prétexte des abus gouvernementaux permis par la loi sur l’état d’urgence. Le 17 décembre, après l’échec des conciliations et dans l’attente de l’arbitrage du parti, Dia fait envoyer les gendarmes à l’Assemblée pour empêcher le vote de la motion de censure, qui est malgré tout adoptée dans des conditions rocambolesques au domicile du président de l’Assemblée, Lamine Guèye.

Dans la nuit du 17 au 18 décembre, le rôle des forces armées est décisif. Celles-ci se rallient à Senghor, qui se base sur l’article 24 et son interprétation pour revendiquer l’autorité sur les officiers, après avoir procédé au remplacement illégal du chef d’état-major Amadou Fall, fidèle à Dia, par le lieutenant-colonel Jean-Alfred Diallo, avec l’aide de militaires français de l’assistance technique et du commandement des forces militaires stationnées à Dakar7.

Le 18 décembre, une fois Dia et son équipe arrêtés par les parachutistes du capitaine Preira ralliés à Senghor, 55 députés sur 80 votent le transfert des attributions du président du Conseil au président de la République et donnent carte blanche à Senghor pour l’instauration d’un régime présidentiel en lui déléguant les pouvoirs constituants de l’Assemblée. En moins de vingt-quatre heures, le pouvoir a changé de mains, et l’exception parlementaire sénégalaise de 1960-1962 a vécu.

Faire comme tout le monde

Après cet épisode, la Constitution de 1960 a été présentée comme la cause principale de la crise. On ne compte plus les articles de presse ou les ouvrages qui font rituellement le procès du bicéphalisme exécutif et l’apologie d’un pouvoir présidentiel fort. La crise de 1962 a donc servi à condamner en bloc cette Première République sénégalaise, et ici comme ailleurs, l’histoire a été écrite par les vainqueurs. Or, à y regarder de plus près, la crise n’est pas née d’un échec du régime parlementaire, ni du bicéphalisme exécutif en tant que tel, mais précisément de la volonté du camp senghorien de transformer un conflit d’orientations politiques, assez classique dans un parti, en une crise institutionnelle pour liquider le régime parlementaire.

Par le dépôt de la motion de censure, l’enjeu du combat contre Dia était moins de défendre les prérogatives de l’Assemblée que « d’instaurer un régime présidentiel », comme l’atteste l’ambassadeur de France de l’époque lui-même8. Selon plusieurs témoignages, un projet de révision constitutionnelle circulait déjà les jours précédents la crise du 17 décembre et devait possiblement être voté dans la foulée de la motion de censure9.

Le 17 décembre, avant le vote de la motion de censure agissant comme forme de pression sur Dia, Senghor fait part à Dia de sa volonté d’évoluer vers un régime présidentiel et de lui accorder la position de vice-président. « Je crois qu’il faut que nous fassions, comme tout le monde, un régime présidentiel », lui dit-il en substance. Dia, pour qui l’urgence n’est pas au changement de régime mais à la résolution de la crise au sein du parti, s’y oppose10.

Ce qui s’apparente à une manœuvre bien organisée et structurée au moins depuis le mois de novembre 1962 a conduit Mamadou Dia dans un véritable piège11. En envoyant la force publique à l’Assemblée pour tenter d’empêcher le vote de la motion de censure, il a commis une erreur majeure qui a précipité sa chute. Mais, commente l’ambassadeur français, cette « bravade insensée » n’avait rien d’un « coup de force » prémédité. Cette décision, et l’arrestation de quatre députés anti-Dia, serviront à le discréditer aux yeux de la presse nationale et internationale en mettant en scène le narratif de « la tentative de coup d’État de Mamadou Dia ». Le vrai coup de force constitutionnel, celui des senghoristes, peut alors se dérouler derrière ce paravent médiatique.

Des signaux d’alerte

Encore aujourd’hui, ce coup est parfois présenté comme n’ayant pas été voulu par Senghor. Cette vision apologétique ne résiste pas à l’analyse : il suffisait, en ce cas, de proposer un nouveau président du Conseil pour remplacer Mamadou Dia, ce dont il n’a jamais été question, ou bien d’aller à de nouvelles élections.

Nul ne sait exactement quand a germé chez Senghor la volonté de passer à un régime présidentiel et donc de liquider la Première République sénégalaise. Selon lui, c’est la crise du 17 décembre qui l’a converti aux vertus du régime présidentiel. Mais sa méfiance est en réalité bien plus ancienne. Mamadou Dia évoque plusieurs signaux d’alerte entre le printemps et novembre 1962, émis par des personnalités aussi différentes qu’un proche parent de Senghor ou que le Premier ministre français Michel Debré.

L’actualité française, vers laquelle Senghor tourne toujours son regard, ne manque pas d’événements pouvant servir d’inspiration. Fin septembre 1962, l’indépendance de l’Algérie acquise, et sa majorité au Parlement devenant plus fragile, de Gaulle annonce sa volonté de faire désormais élire le président de la République française au suffrage universel. Pour parvenir à ses fins et sachant l’opposition des parlementaires, il détourne l’article 11 de la Constitution pour procéder par référendum. Après la censure de son gouvernement par l’Assemblée, il la dissout et organise le référendum du 28 octobre 1962, qui approuve à 62 % ce changement radical de la logique des institutions. Le déséquilibre présidentialiste, qui s’appuiera désormais sur l’élection présidentielle et le fait majoritaire, n’ira qu’en s’accentuant. Avec les législatives de novembre 1962, la victoire de De Gaulle est totale.

On ne peut qu’être frappé par la concomitance des tournants présidentialistes français et sénégalais. Senghor a-t-il gagné en audace en observant ce qui se faisait à Paris ? En décembre 1962, son conseiller juridique est toujours Michel Aurillac, qui, comme on l’a vu, ne fait pas mystère de sa préférence pour les institutions de la Ve. Mais la configuration sénégalaise est différente : l’obstacle à la concentration des pouvoirs réside moins dans l’Assemblée que dans la figure du président du Conseil, qui exerce la plénitude de ses pouvoirs. C’est ainsi que l’Assemblée sera la meilleure alliée de Senghor dans la crise. Mais une fois l’éviction de Dia assurée, elle sera mal payée pour ses services et vite renvoyée à son statut de chambre d’enregistrement.

Un « présidentialisme concentrationnaire »

En janvier-février 1963, une nouvelle Constitution est élaborée. Ses rédacteurs sont l’omniprésent Michel Aurillac, Dmitri Georges Lavroff, professeur de droit français, et Kéba Mbaye, magistrat sénégalais et futur président de la Cour suprême puis du Conseil constitutionnel. La bascule présidentialiste est actée dans la Constitution du 7 mars 1963. Mamadou Dia résumera crûment ce nouveau régime quelques décennies plus tard :

Senghor fera adopter une constitution instituant un présidentialisme concentrationnaire, en vertu de quoi, il régnait seul, sans vice-président, ni Premier ministre. L’Assemblée elle-même se vit priver de son fameux droit de censure. Elle fut réduite à une chambre d’enregistrement des décrets des lois et décrets du chef de l’État. La République s’était monarchisée12.

La révision constitutionnelle permet également d’introduire l’équivalent de l’article 16 de la Constitution française sur les pouvoirs exceptionnels du président, auquel le Sénégal, contrairement aux autres anciennes colonies françaises, avait jusque-là échappé.

Pour vendre ce tournant autoritaire à l’opinion publique et internationale, Senghor explique qu’il s’agit de restaurer une longue tradition nationale de démocratie basée sur le « dialogue » et dit s’inspirer de la figure du chef de village, voire des monarchies précoloniales. Plus aucune référence n’est faite à la tradition parlementaire et électorale du Sénégal. L’adoption par référendum de la nouvelle Constitution donne le ton de l’unanimisme désormais de rigueur : le « oui » l’emporte à 99,4 %, pour une participation de plus de 94 %...

Dès la fin décembre 1962, l’épuration politique et administrative des diaïstes est lancée. En mai 1963 se tient le procès de Mamadou Dia et de quatre de ses ministres. La Haute Cour de Justice est composée de six députés, dont trois à l’initiative de la motion de censure, à la fois juges et partie donc. Malgré le scepticisme des magistrats professionnels, en particulier le procureur général, Ousmane Camara, qui évoque des circonstances atténuantes, Mamadou Dia est condamné à la prison à perpétuité et ses compagnons à vingt ans et cinq ans de réclusion13. Cette longue période transitoire s’achève par les tragiques élections législatives et présidentielle de décembre 1963, qui feront des dizaines de morts dans les rangs de l’opposition. La présidentielle, remportée par Senghor avec 100 % des voix, inaugure une série de scrutins présidentiels lors desquels il sera, jusqu’en 1978, le seul candidat.

Une succession sans élection

De 1966 à 1974, le monopartisme est absolu. Faute de partis politiques, tous absorbés dans le parti unique, la contestation est portée par d’autres segments de la société, syndicats et étudiants notamment. C’est à la suite d’une tentative d’assassinat contre Senghor en 1967 et de l’ébranlement du régime en juin 1968 à la suite d’une vague de manifestations que le poste de Premier ministre est réintroduit en 1970 pour déconcentrer les pouvoirs présidentiels, et le multipartisme limité progressivement réintrodruit. La même année, la limitation du nombre de mandats présidentiels est instaurée, pour être finalement supprimée en 1976, lors d’une nouvelle révision constitutionnelle qui prévoit un dauphinat pour le Premier ministre, Abdou Diouf, seul titulaire du poste pendant toute la décennie.

Abdou Diouf en janvier 1975. Il était alors Premier ministre.
Abdou Diouf en janvier 1975. Il était alors Premier ministre.
© Wikimedia Commons

Minutieusement préparée, la succession Senghor-Diouf intervient à la fin de l’année 1980, après dix-huit ans de règne senghorien. Ce départ du pouvoir est célébré à juste titre, mais plus pour sa rareté dans le contexte des présidents à vie des années 1970 que pour sa nature démocratique, car il s’agit bien d’une succession sans élection.

L’élection présidentielle légitimant le pouvoir du nouveau président Abdou Diouf n’intervient qu’en 1983, avec la mise en place du multipartisme intégral. Le régime prend le chemin de la démocratisation, mais l’empreinte du legs hyperprésidentialiste se fait toujours sentir. Se considérant légitimé par le suffrage universel, Diouf supprime aussitôt le poste de Premier ministre, et ce jusqu’en 1991. Son pouvoir n’en est que plus contesté. Les élections de 1988 débouchent sur une crise politique majeure (violences, état d’urgence, leaders politiques emprisonnés) – une crise qui se répétera en 1993 (assassinat du vice-président du Conseil constitutionnel Babacar Sèye lors des législatives de 1993 après une élection présidentielle chaotique). Pourtant, le pouvoir présidentiel avait fait des concessions à l’opposition à partir de 1992, qui ont permis de forger un consensus sur le code électoral, marquant l’avènement d’élections plus transparentes et réellement compétitives.

Le précédent si souvent évoqué du départ « volontaire » du pouvoir de Senghor n’a pas vraiment été imité par ses successeurs, qui n’ont quitté le pouvoir que sous la contrainte d’une défaite électorale. En un sens, c’est un signe de démocratisation, puisque c’est le respect du verdict des urnes qui met fin au règne d’un président, et non son bon plaisir. Pourtant, en creux, les défaites électorales d’Abdou Diouf en 2000 et d’Abdoulaye Wade 2012 révèlent qu’à l’approche des fins de mandats, les présidents de ce « cycle senghorien »14, sont tentés de s’opposer à l’inéluctable. Mais deux obstacles s’imposent à eux : la limitation du nombre de mandats et l’existence d’un second tour.

Le temps des manœuvres

Le président Diouf, dont l’histoire a retenu le départ élégant du pouvoir en 2000, marquant la première alternance démocratique du pays quarante ans après son indépendance, n’en a pas moins tenté de se maintenir au pouvoir. Fin 1998, après des élections législatives montrant l’essoufflement de la majorité présidentielle et la dynamique de l’opposition, et en prévision de l’élection présidentielle de 2000, il parraine une loi de révision constitutionnelle qui supprime le quart bloquant (c’est-à-dire l’exigence d’avoir la majorité absolue des suffrages représentant le quart des inscrits pour être élu au 1er tour) et le principe de la limitation à deux du nombre de mandats présidentiels (réintroduit par consensus en 1992). Cette tentative unilatérale, finalement rendue vaine par le résultat des urnes en 2000, souligne combien le président de la République entend rester le « maître du jeu » et adapter les institutions aux intérêts politiques de sa majorité.

Sous Abdoulaye Wade (2000-2012), présidentialisme autoritaire et instabilité constitutionnelle vont de pair. Le pouvoir présidentiel est à l’origine de révisions constitutionnelles « déconsolidantes »15. Réélu en 2007, il se déclare candidat pour un troisième mandat théoriquement interdit par la Constitution, mais validé par le Conseil constitutionnel pour l’élection de 2012. Contrairement à Diouf, il n’a pas eu à réviser la Constitution sur ce point, mais a pu profiter d’une astuce juridique permise par le vote d’une nouvelle Constitution en 2001. Avant cela, Wade avait lui aussi succombé à la tentation de réviser la Constitution pour paramétrer à son avantage le scrutin : suppression du quart bloquant et mise en place d’un ticket présidentiel qui aurait permis, en cas de réélection, à son fils, Karim Wade, de lui succéder. Seule la mobilisation citoyenne du 23 juin 2011 a fait échec au projet.

Durant les deux mandats de Macky Sall (2012-2024), le cycle recommence : conditions discutables lors de l’élection de 2019 à laquelle deux des principaux opposants, Karim Wade et Khalifa Sall, ont été empêchés de participer après une condamnation judiciaire ; suppression du poste de Premier ministre après la réélection de 2019 (fonction qui sera une nouvelle fois rétablie en 2022) ; contorsions sémantiques et juridiques pour vendre à l’opinion la possibilité d’un troisième mandat interdit par la Constitution ; et finalement report de l’élection à un mois du scrutin en février 2024. En censurant la révision constitutionnelle actant le report, le Conseil constitutionnel a toutefois, dans une décision historique le 15 février 2024, affirmé son rôle de garde-fou et tenu tête à l’exécutif.

Les référendums constitutionnels de 2001 et 2016 n’ont semble-t-il rien réglé au problème de l’hyperprésidentialisme, ancré dans les pratiques au-delà même des textes. Le président reste le secrétaire général de son parti, et les moindres tensions au sein du parti rejaillissent sur les institutions. Le chef du gouvernement a toujours du mal à exister, il ne se rend à l’Assemblée nationale qu’une fois pendant son mandat pour son discours de politique générale, et n’est responsable en réalité que devant le président. Les députés de la majorité se font eux-mêmes appeler « députés du président ». Le pays est à l’arrêt quand le président voyage, et les ministres se réfugient derrière la figure du « monarque républicain » pour échapper à leurs responsabilités. Des propositions existent en faveur d’un vrai régime parlementaire (projet issu des Assises nationales de 2009), ou à l’inverse d’un régime présidentiel assumé comme tel, mais sans possibilité de réélection par exemple. Mais le « cycle senghorien » résiste, et la question institutionnelle ouverte par la crise de 1962 n’est toujours pas réglée.

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1Fédération née avant l’indépendance et composée en janvier 1959 du Sénégal, du Soudan Français (Mali), de la Haute-Volta (Burkina Faso) et du Dahomey (Bénin), puis réduite aux deux premiers États, qui obtiendront leur indépendance conjointe en avril 1960. En août 1960, la Fédération disparaît à la suite du conflit entre équipes dirigeantes sénégalaise et malienne au sujet de la répartition des pouvoirs.

2Michel Aurillac, maître des requêtes au Conseil d’Etat, fit partie en 1958 du groupe de travail présidé par Michel Debré chargé de préparer la nouvelle Constitution française. De 1959 à 1963, il fut conseiller juridique de Senghor et par ailleurs membre de la Cour suprême du Sénégal. En 1960, il revient de l’ex-AEF, où il est intervenu dans l’élaboration des Constitutions du Tchad, du Gabon et de la République centrafricaine, ainsi que du Togo, sur le modèle de la Ve République. Proche de Jacques Foccart et de Pierre Messmer, il sera ultérieurement ministre de la Coopération de Jacques Chirac (1986-1988), et président du club gaulliste «  Club 89  ».

3Michel Aurillac, «  Senghor homme d’État  », communication au colloque «  Senghor et son éternité  », 15 février 2002.

4C’est en effet en se réclamant de ce rôle de garant de la Constitution que Senghor parviendra à convaincre, notamment les militaires, au petit matin du 18 décembre 1962, de le soutenir contre Mamadou Dia.

5Ce comité, dont 26 membres ont été élus par le Parlement et 13 nommés par le gouvernement, devait donner son avis sur l’avant-projet gouvernemental de la Constitution de la Ve République, permettant de réintroduire en partie le point de vue du Parlement, mais aussi de préciser les relations entre la France et les États associés dans la Communauté.

6Lire notamment : Mamadou Dia, Afrique, le prix de la liberté, L’Harmattan, 2001  ; Roland Colin, Sénégal notre pirogue. Au soleil de la liberté. Journal de bord 1955-1980, Présence africaine, 2007  ; Ousmane Camara, Mémoires d’un juge africain. Itinéraire d’un homme libre, Karthala-Crepos, 2010. Pour un point de vue favorable à Senghor, cf. Magatte Lô, Sénégal : l’heure du choix, L’Harmattan, 1985.

7Ousmane Camara, Mémoires d’un juge africain, op.cit., p. 148.

8Centre des archives diplomatiques de Nantes (CADN), Lucien Paye à Son Excellence Monsieur Couve de Murville, Ministre des Affaires étrangères, «  La crise gouvernementale au Sénégal. III. Remarques et réflexions  », Dakar, le 28 décembre 1962, n°440/DAM/CP, CADN, p. 16. Ancien recteur de l’Université de Dakar, l’ambassadeur Paye livre dans ce document des réflexions sur les événements, qui exonèrent Dia, à l’opposé de la couverture médiatique française de l’époque.

9Ernest Milcent, Au carrefour des options africaines : le Sénégal, Éditions du Centurion, 1965, p. 90.

10Mamadou Dia, Afrique, le prix de la liberté, op. cit., p. 205.

11Pour l’ambassadeur de France, l’éviction de ministres farouchement opposés à Dia du gouvernement lors du «  compromis  » de novembre 1962 devait en réalité contribuer à monter l’Assemblée nationale contre Dia (CADN, Lucien Paye, art. cit., p. 2).

12Entretien avec Sud Hebdo, 17 décembre 1992, cité par Abdou Latif Coulibaly, Le Sénégal à l’épreuve de la démocratie. Enquête sur 50 ans de lutte et de complots au sein de l’élite socialiste, L’Harmattan, 1999, p. 84.

13Sur le procès de Mamadou Dia et de ses compagnons, lire Ousmane Camara, Mémoires d’un juge africain, op. cit.. Enfermés à Kédougou, ils ne seront libérés qu’en 1974, après de nombreuses pressions internationales sur le président Senghor, qui a besoin de redorer son image après la mort en prison de l’opposant Omar Blondin Diop l’année précédente.

14Momar-Coumba Diop et Mamadou Diouf (dir.), Le Sénégal sous Abdou Diouf, Karthala, 2010  ; Momar Coumba-Diop (dir.), Le Sénégal sous Abdoulaye Wade. Le Sopi à l’épreuve du pouvoir, CRES-Karthala, 2013.

15Sur cette période de révisions constitutionnelles frénétiques, en particulier entre 2004 et 2007, quand Macky Sall est Premier ministre d’Abdoulaye Wade, voir Assane Thiam, «  “Une Constitution, ça se révise  !” Relativisme constitutionnel et État de droit au Sénégal  », Politique africaine, n° 108, 2007, p. 145-153.