
Le 18 mars 2021, dix jours après des manifestations populaires ayant embrasé le Sénégal, le collectif de graffeurs sénégalais Radikal Bomb Shot (RBS) dévoilait, à l’Institut fondamental d’Afrique noire de l’Université de Dakar, une fresque en hommage aux combattants de la libération noire à travers le monde. Aux côtés du psychiatre martiniquais Frantz Fanon, de la prêtresse casamançaise Aline Sitoe Diatta et du réalisateur sénégalais Ousmane Sembène, Omar Blondin Diop y est dépeint, cigarette à la main, en train de lire l’ouvrage Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme de l’historien Amzat Boukari-Yabara. La photographie qui a inspiré ce portrait en peinture aérosol date de 1970 et fut capturée peu de temps après son expulsion de France pour avoir participé aux manifestations de Mai 68.
Quelques années plus tard, le dissident est devenu martyr. À sa mort en détention, quatorze mois après avoir été condamné à trois ans de prison pour « atteinte à la sûreté de l’État », les autorités sénégalaises avaient affirmé qu’il s’était suicidé. Mais de nombreuses voix avaient de bonnes raisons de soupçonner son assassinat. Depuis lors, sa famille exige sans relâche que justice soit faite, tandis que militants et artistes ont pris les devants dans le maintien de sa mémoire.
La mort d’Omar Blondin Diop ne peut cependant être isolée comme un malheureux accident de l’Histoire. Il s’agit, au contraire, d’un épisode tragique se situant dans une longue série de violences menées par l’État du Sénégal. Il est peu courant de mettre l’accent sur les mouvements de résistance au régime de Léopold Sédar Senghor, ou de leur donner du crédit, le premier président du Sénégal (1960-1980) ayant réussi à ériger le pays en « exemple démocratique ». La persistance d’intérêts étrangers, soutenus et alimentés par nombre de classes dirigeantes nationales, était un spectacle courant dès les années 1960 : à la suite des indépendances politiques, les autocraties du continent, épaulées par les anciennes métropoles coloniales, ont fait le pari de maintenir leur pouvoir en étouffant les perspectives révolutionnaires de mouvements appelant à s’émanciper de l’impérialisme et du capitalisme.
Ainsi, la mythification de « l’humanisme républicain » du « poète-président » Léopold Sédar Senghor a brouillé notre appréciation de son action politique. Sous l’Union progressiste sénégalaise, le parti unique qu’il dirigea, les autorités déployèrent des méthodes brutales de répression : intimidant, arrêtant, emprisonnant et torturant ses dissidents, allant jusqu’à les « suicider »1.
Une jeunesse internationaliste
Blondin Diop est né dans la colonie française du Niger en 1946. Son père, « médecin africain », avait été affecté de Dakar, la capitale administrative de l’Afrique-Occidentale française, à Niamey. Ses positions politiques n’étaient pas des plus radicales, mais les autorités coloniales le soupçonnaient de « sentiments antifrançais » en raison de ses activités syndicales et de son adhésion à la Section française de l’Internationale ouvrière de Me Lamine Guèye. Craignant le renforcement des mouvements anticoloniaux au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la métropole surveillait de près ceux qu’elle qualifiait d’« éléments antifrançais ». Une fois que sa famille fut autorisée à rentrer au Sénégal, Blondin Diop passa son enfance essentiellement à Dakar. À l’âge de 14 ans, il s’installa en France, où son père amorça un doctorat de médecine2.
Blondin Diop a vécu en France durant la majeure partie des années 1960. À Paris, il a poursuivi des études littéraires au lycée Louis-le-Grand puis à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, où il a approfondi sa connaissance des classiques de la philosophie occidentale, d’Aristote et Kant à Hegel et Rousseau. C’est une époque où les mouvements anticapitalistes en Europe tiraient leur inspiration de la Révolution culturelle en Chine et s’opposaient avec virulence à l’agression militaire américaine au Vietnam. Les étudiants africains en France, au nombre de 10 000 en 1968, militaient davantage dans des logiques nationales ou panafricaines. Blondin Diop, pour sa part, avait un pied dans les deux mondes. Peu de temps après avoir entendu parler du militant sénégalais, le cinéaste Jean-Luc Godard le sélectionna pour jouer dans son film La Chinoise, sorti en 19673.

En 1968, l’étudiant-professeur de philosophie participa activement aux débats organisés par divers groupes de gauche comme l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, puis, depuis la jeune faculté de Nanterre, aux premiers jours du mouvement du 22-mars, étincelle de Mai 68. Inspiré par les écrits de Spinoza, Marx et Fanon, Blondin Diop cultivait l’éclectisme théorique : entre le situationnisme, l’anarchisme, le maoïsme et le trotskisme, il puisait sa pensée politique d’une multitude de courants idéologiques4. Pour lui, la révolution à venir ne pouvait qu’être internationale, comme l’attestent ses écrits sur la jeunesse révolutionnaire sénégalaise défiant le régime néocolonial du président Senghor ; sur le Front national de libération du Sud-Vietnam dans sa lutte contre les bombardements américains ; et sur l’expansion du rock and roll auprès des couches désaffiliées de la jeunesse britannique5.
À l’été 1968, alors à Londres en tant que consultant « Black Power » auprès de Jean-Luc Godard pour son nouveau film One Plus One, Omar Blondin Diop rencontra Nadia Wells, une journaliste américaine de l’hebdomadaire marxiste The Guardian. À son retour à New York, elle écrivit une lettre afin qu’il rédige un article sur les derniers soubresauts du mouvement étudiant français, avant de décrire elle-même le mouvement anti-guerre aux États-Unis et les grèves étudiantes en cours : « Premièrement, c’étaient les enseignants, après c’étaient les communautés (le peuple, les parents, etc.) luttant pour le contrôle des écoles par les habitants des quartiers (bien sûr les quartiers en question étaient noirs et porto-ricains) et finalement c’était une grève des étudiants qui ne voulaient pas aller à l’école plus [de huit] heures par jour (pour payer les enseignants extra, parce qu’ils ont perdu l’argent pendant leur grève) et parce que les élèves refusaient d’être plus “fucked-up”. […] Tous les militants ne sont pas socialistes encore, et le capitalisme est tellement complexe que c’est difficile de décider où l’attaquer. Il ne peut pas [souffrir à] New York. C’est le centre de la décadence et la terreur, c’est incroyable. J’ai un grand appartement mais on ne peut pas ouvrir les fenêtres parce que l’air est tellement sale. »6
Contre-attaquer en néocolonie
En raison de ses activités politiques, Omar Blondin Diop fut expulsé de France vers le Sénégal fin 1969. Aux côtés d’autres camarades sénégalais ayant étudié en Europe, il participa au Mouvement des jeunes marxistes-léninistes, dont une des scissions donna naissance au front anti-impérialiste And Jëf. Assistant de recherche à l’Institut fondamental d’Afrique noire, Blondin Diop intervenait régulièrement dans des conférences. Les après-midis, il passait des heures à pérégriner dans Dakar et ses quartiers populaires aux côtés d’artistes iconoclastes ; les nuits, au son du rhythm and blues, il prévoyait les luttes à venir avec des camarades afro-américains de passage en Afrique de l’Ouest7.
Repoussant les structures formelles, Blondin Diop promut la performance artistique et développa le projet d’un « théâtre dans la rue qui dira ce qui préoccupe et intéresse le peuple », étroitement lié au Théâtre de l’Opprimé, d’Augusto Boal. Se penchant sur l’art et son potentiel révolutionnaire, il écrit : « Avant de jouer dans un quartier il faudra en connaître les habitants, s’implanter parmi eux notamment parmi les jeunes [...]. Notre théâtre ira sur les lieux de rassemblement de la population (marchés, cinéma, stades). [...] S’efforcer donc de donner à chaque thème, à chaque situation, à chaque personnage, une dimension africaine. […] Surtout fabriquer soi-même tout ce qu’il est possible de fabriquer. [...] Conclusion morale : Plutôt la mort que l’esclavage. »8
Le Sénégal indépendant était un espace néocolonial. Senghor s’était initialement opposé à l’indépendance immédiate, plaidant plutôt pour une autonomie progressive sur vingt ans9. Ainsi, même après être devenu président, il appelait régulièrement au soutien de la France. En 1962, Senghor accusa à tort son collaborateur de longue date Mamadou Dia, président du Conseil des ministres, d’avoir tenté un coup d’État contre lui – Dia et ses compagnons furent arrêtés, déportés et emprisonnés pendant plus d’une décennie. En 1968, à l’éclatement d’une grève générale à Dakar, qui s’étendit au reste du pays, la police réprima le mouvement avec l’aide des troupes militaires françaises10. La proximité de Senghor avec la France atteint son apogée en 1971, à l’occasion de la visite d’État du président français Georges Pompidou, un ami proche et un ancien camarade de classe du « poète-président ». Pendant plus d’un an, Dakar s’était préparé au bref séjour de 48 heures du président français. Sur la voie principale du cortège officiel, les autorités avaient réhabilité routes et bâtiments, tentant de rendre invisible tout signe de pauvreté dans la capitale.
Pour nombre de jeunes militants radicaux, ce fut la goutte de trop ; la réception du président français était une provocation. Quelques semaines auparavant, un groupe s’inspirant du Black Panther Party américain et des Tupamaros uruguayens avait incendié le Centre culturel français de Dakar et une annexe du ministère des Travaux publics. Au moment de la visite, ce même groupe tenta d’attaquer le cortège présidentiel, mais ses membres furent arrêtés. Parmi les détenus figuraient deux frères de Blondin Diop. Lui aussi croyait en l’action directe mais il n’était pas impliqué dans l’attaque ; il était retourné à Paris quelques mois plus tôt, après la levée de sa mesure d’expulsion.
Le piège de Bamako
Dans la tourmente, Blondin Diop tâcha d’obtenir le soutien de Samir Amin et d’Aimé Césaire avant de décider de quitter la France avec plusieurs amis afin de s’initier à la lutte armée. À bord de l’Orient-Express, ils traversèrent l’Europe en train, avant d’atteindre un camp syrien de fedayin palestiniens et de guérilleros érythréens. Leur plan était d’enlever l’ambassadeur de France au Sénégal et de le libérer en échange de leurs camarades emprisonnés. Au bout de deux mois, Blondin Diop et ses amis passèrent du désert à la ville. Ils avaient l’espoir d’obtenir le soutien du Black Panther Party, en exil à Alger, qui pourrait alors les mettre en contact avec le Front de libération nationale algérien. Mais une crise ouverte au sein du mouvement les obligea à revoir leur stratégie.
Après un court passage à Conakry, ils se rendirent à Bamako, lieu de résidence d’une partie de la famille Blondin Diop, où ils fréquentèrent des sympathisants du président déchu Modibo Keïta et tentèrent en vain de se procurer des armes du Liberia via la Côte d’Ivoire. La police arrêta le groupe à la fin du mois de novembre 1971, quelques jours avant une visite d’État du président Senghor – sa première dans le pays depuis l’éclatement de la Fédération du Mali, en 1960. Les services de renseignement maliens, sous la tutelle du tristement célèbre directeur de la Sûreté nationale Tiékoro Bagayoko, les avaient étroitement surveillés pendant des mois.
Extradé vers le Sénégal, Omar Blondin Diop fut condamné à trois années de réclusion pour « atteinte à la sureté de l’État ». Suivant les ordres de l’administration, les gardes de la prison de Gorée se montraient intransigeants vis-à-vis des détenus politiques – autorisés, à tour de rôle, à une heure de lumière naturelle par jour – et les envoyaient régulièrement en cellule disciplinaire. Entre deux séjours au mitard, Blondin Diop envoya une lettre à l’autorité pénitentiaire pour avertir des risques d’un tel traitement : « Mes visites, lorsqu’elles ne sont pas supprimées, sont strictement hebdomadaires et limitées à mes parents. Les parents ne sont pas les seuls amis d’un homme. Les journaux et ouvrages de mon choix sont censurés et ne me parviennent pas, bien qu’ils soient en libre circulation au Sénégal. Les visites régulières du médecin ont été interrompues. Lorsque je demande à me rendre à l’hôpital, l’administration pénitentiaire délivre les autorisations de sortie dans des délais qui peuvent être fatals en cas d’urgence. »
« Assassins, Blondin vivra »
Le 11 mai 1973, les autorités annoncèrent la mort d’Omar Blondin Diop. Il avait 26 ans. La nouvelle fit l’effet d’une bombe. Des centaines de jeunes prirent d’assaut les rues et inscrivirent sur les murs de la capitale : « Senghor, assassin ; On tue vos fils, réveillez-vous ; Assassins, Blondin vivra ». Le ministre de l’Intérieur, Jean Collin, un ancien administrateur colonial français qui obtint la nationalité française à l’indépendance (par ailleurs neveu par alliance de Senghor), est soupçonné d’avoir donné l’ordre de châtier Blondin Diop11. Le jour de l’enterrement, Collin refusa de rendre le corps à la famille et organisa son inhumation expéditive par des policiers anti-émeute.
D’emblée, l’État du Sénégal a maquillé le crime. Tandis que l’autopsie officielle présentait la mort d’Omar Blondin Diop comme un « suicide par pendaison », le père du défunt, médecin, rédigea un rapport de contre-expertise attestant de coups reçus au cou12. Il déposa alors plainte pour « coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort et non-assistance à personne en danger », à la suite de laquelle le doyen des juges d’instruction chargé de l’affaire inculpa plusieurs gardes pénitentiaires. Après une tentative échouée de reconstitution du « suicide » dans la cellule qu’occupa Blondin Diop, le juge Moustapha Touré découvrit dans le registre de la prison que le détenu s’était évanoui plusieurs jours avant l’annonce de sa mort. Mais avant qu’il n’eût le temps de procéder à l’inculpation des deux derniers gardes suspects, les autorités le remplacèrent par un autre juge qui, deux ans plus tard, mit fin à cette procédure judiciaire en délivrant une « ordonnance d’incompétence »13.
Le père de Blondin Diop fut par ailleurs condamné – le seul dans cette affaire – à verser 1 franc symbolique pour « propagation de fausses nouvelles ». Tous les 11 mai jusque dans les années 1990, les forces de police ont encerclé la tombe de Blondin Diop afin d’empêcher toute forme de commémoration publique.

Depuis des décennies, Omar Blondin Diop est une source d’inspiration pour militants et artistes14. Expositions, peintures et films continuent de revisiter son histoire qui fait écho au contexte politique d’aujourd’hui. Les méthodes autoritaires déployées par l’actuel gouvernement du Sénégal illustrent à quel point l’impunité se nourrit du passé. Ces dernières années, l’exécutif s’est efforcé de restreindre la liberté de manifestation, de détourner les fonds publics et d’abuser de ses pouvoirs. Être activiste au Sénégal aujourd’hui, c’est, comme l’a montré la répression des mois de février-mars 2021, courir le risque de se faire intimider, arrêter et emprisonner arbitrairement. Dans ce contexte, l’État sénégalais ne semble pas pressé de rouvrir le dossier sur la mort d’Omar Blondin Diop. Mais ses proches ne désespèrent pas : comme le veut l’adage qu’ils citent régulièrement, « quelle que soit la longueur de la nuit, le soleil finit toujours par se lever ».

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1Pascal Bianchini, « The 1968 years : revolutionary politics in Senegal », Review of African Political Economy, 46 (160), 2019, pp. 184‑203.
3Anne Wiazemsky, Une année studieuse, 2012, Gallimard, pp. 139-181
4Alioune Sall dit « Paloma », témoignage à l’occasion du 40e anniversaire de la mort d’Omar Blondin Diop, 10 mai 2013.
5Un ouvrage à paraître (Nous voir nous-mêmes du dehors), compilé par Florian Bobin, regroupe une sélection d’écrits politiques d’Omar Blondin Diop.
6Nadia Wells, « Lettre à Omar Blondin Diop », 25-31 décembre 1968.
7Voir Amandla Thomas-Johnson, Becoming Kwame Ture, Chimurenga, 2020.
8Omar Blondin Diop, « Projet de théâtre urbain », in Vincent Meessen, L’autre Pays, Sternberg Press, 2018.
9Roland Colin, Étienne Smith, Thomas Perrot, « Alors, tu ne m’embrasses plus Léopold ? Mamadou Dia et Léopold S. Senghor », Afrique contemporaine (233), 2010, p. 118.
10Omar Gueye, Mai 1968 au Sénégal, Senghor face au mouvement syndical, Karthala, 2017, p. 246.
11Roland Colin, Sénégal notre pirogue : au soleil de la liberté, Présence africaine, 2007, p. 324.
12« Le docteur Diop Blondin affirme que son fils a été assassiné », Le Monde, 5 juin 1973.
13Abdou Latif Coulibaly, Pape Amadou Fall, « Interview de Moustapha Touré, président démissionnaire de la CENA », La Gazette, 21 décembre 2009.
14Florian Bobin, « Omar Blondin Diop : un artiste et militant ouest-africain en mouvement », in Manga Mohamed Lamine (dir.), Mobilités en Afrique de l’Ouest. Peuplement, territoires et intégration régionale, Hermann-Kala, 2022, pp. 121-142.