
L’ÉDITO
AU BURKINA FASO, L’UN DES DERNIERS REMPARTS FACE À L’ARBITRAIRE MENACÉ
De mémoire de militant⸱e, il faut remonter au putsch manqué du général Diendéré, en septembre 2015, onze mois après l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014, qui avait chassé Blaise Compaoré du pouvoir, pour assister à une telle avalanche de communiqués du monde syndical et associatif. Depuis ce lundi 6 novembre, de solides organisations de la société civile burkinabè – bien distinctes de celles qui ont bourgeonné pour encenser le président de la transition, Ibrahim Traoré, après son coup d’État du 30 septembre 2022 – répliquent aux ordres de réquisition du ministère de la Défense, qui ciblent certaines de leurs figures, ainsi que des journalistes.
Une mesure dans la lignée des « déportations forcées, arrestations arbitraires, enlèvements et disparitions de citoyens », selon l’Organisation démocratique de la jeunesse. Il est aussi question d’« écraser toute voix critique », selon le Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés, d’« abus de pouvoir » et d’utilisation du décret de mobilisation générale paru en avril pour « réprimer toute personne émettant un avis sur la gestion actuelle de notre pays », selon un communiqué cosigné par seize organisations, dont la Confédération générale du travail du Burkina (CGT-B). Ce communiqué évoque encore « un pas en avant dans la fascisation du pouvoir » et appelle à « résister contre l’arbitraire ».
Il faut prendre la mesure de ces mots dans le climat de censure et de terreur qui rend l’air irrespirable au Burkina Faso. Un an après l’arrivée au pouvoir d’Ibrahim Traoré, nul n’est plus libre de dire, de contredire, d’analyser, de s’opposer, sans être la cible de messages de haine et de menaces. Les politiques ont été les premiers à se taire, sans trop faire de vagues – les activités des partis politiques avaient été suspendues après le putsch du 30 septembre. Les médias ont suivi, à quelques titres près, dès les premiers appels au meurtre de journalistes en décembre 2022 par les bruyants partisans d’« IB » (surnom d’Ibrahim Traoré). D’éminents chercheurs ont cessé de fréquenter les plateaux TV.
En mars, un célèbre défenseur des droits humains (quasi aveugle) a fait l’objet d’une nouvelle forme de musellement : l’enrôlement forcé comme volontaire pour la défense de la patrie (VDP, supplétifs civils de l’armée). Une pratique qui s’est banalisée. Les rapts ciblant jusque-là les membres de la communauté peule se sont quant à eux étendus aux voix gênantes. Par exemple ces chefs, traditionnels, coutumiers ou religieux impliqués dans le dialogue local avec les insurgés djihadistes mis en place par le prédécesseur d’Ibrahim Traoré, et rejeté par ce dernier. Ont également disparu un député, des activistes, un homme d’affaires. Tous ont été enlevés par des hommes cagoulés circulant dans des véhicules non immatriculés, selon un mode opératoire imputé à l’Agence nationale de renseignement.
Face à cet anéantissement continu des contre-pouvoirs, la CGT-B s’est exprimée le 14 octobre pour condamner les « dérives autoritaires » du régime et appeler à commémorer l’insurrection populaire le 31 octobre. Un acte fort venant de ce monument des corps intermédiaires qui a marqué l’histoire politique burkinabè depuis sa création, en 1988. Rempart contre l’oppression dans les années Blaise Compaoré (président de 1987 à 2014), elle avait ferraillé pour réclamer justice dans des affaires d’assassinat – notamment du célèbre journaliste d’investigation Norbert Zongo en 1998 –, puis marché contre la vie chère dès 2008. Des luttes menées aux côtés d’organisations sœurs (Mouvement burkinabè des droits de l’homme et des peuples, Association nationale des étudiants du Burkina), liées comme elle au Parti communiste révolutionnaire voltaïque (PCRV), un parti clandestin créé en 1978. Fin octobre, toutes ces structures étiquetées PCRV, très respectées au Burkina Faso, ont rallié la CGT-B dans son bras de fer avec le régime. Ses sbires n’avaient pas tardé à intimider la centrale syndicale, se filmant machettes à la main dans des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux.
La CGT-B et ses alliés ont eu beau renoncer à leur meeting du 31 octobre 2023, ce sont en partie leurs militants qui sont visés par les réquisitions annoncées en début de cette semaine. Il s’agit de casser l’un des derniers remparts face à l’arbitraire – certainement le plus puissant. Ce bras de fer constitue-t-il un tournant ? Si l’appel à la résistance de la CGT-B est porteur d’espoir et de changement, dans une société très attachée à la liberté d’expression, il se heurte aussi à un contexte guère favorable à la mobilisation, entre le climat de peur généralisé et le conflit armé qui ne cesse de se dégrader depuis 2018.
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Dans l’actu
GÉNOCIDE DES TUTSI⸱ES. QUAND LE TEMPS SERT LES CRIMINELS
Le 13 novembre s’ouvre à Paris le procès du Dr Sosthène Munyemana. Accusé de « génocide, complicité de génocide et crimes contre l’humanité », durant le génocide de 1994 perpétré contre les Tutsi⸱es, qui a fait au moins 800 000 morts en trois mois, ce Rwandais de 68 ans a tout fait pour ne pas passer sous les fourches caudines de la justice. Attaqué par plusieurs ONG depuis 1995, il a fallu vingt-huit ans pour qu’il soit enfin présenté devant la Cour d’assises de Paris, une fois tous les recours épuisés.
La traque des génocidaires rwandais se trouve bien souvent confrontée à plusieurs écueils : la difficile localisation des tueurs, la lenteur de la justice et, in fine, l’âge des accusés. Comme le rappelait Alain Gauthier, président du Collectif des parties civiles du Rwanda, à Paris en septembre, « au rythme actuel, il faudra quarante ans pour aller au bout des procédures en cours. D’ici là, beaucoup seront morts ». Pour d’autres, la maladie empêche déjà la tenue de leur procès.
C’est le cas de Félicien Kabuga. Homme d’affaires rwandais richissime, il est soupçonné d’avoir été l’un des principaux financiers du génocide, notamment en ayant importé des centaines de milliers de machettes distribuées à la population hutue et en étant l’actionnaire principal de la Radio télévision libre des mille collines (RTLM), outil de propagande qui, dès 1993, a appelé au massacre des Tutsi⸱es. Il aura fallu vingt-six ans de traque, entre Genève, Kinshasa, Nairobi et Paris, pour qu’il soit enfin interpellé, en 2020, à Asnières, en banlieue parisienne.
Depuis septembre 2022, il était poursuivi devant le Mécanisme de l’ONU chargé des derniers dossiers du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), à La Haye (Pays-Bas). Mais, à 87 ans, souffrant de démence d’origine cardiovasculaire, Félicien Kabuga a été jugé, en juin 2023, « inapte » à subir un procès. La célèbre série documentaire consacrée à la traque des plus grands criminels de la planète, « World’s Most Wanted », disponible depuis 2020 sur la plateforme de streaming Netflix, revient sur cette poursuite qui a mobilisé le FBI et les polices du monde entier.
Il y est également question, de manière fortuite, de l’arrestation d’un autre génocidaire présumé qui sera jugé à Paris (aucune date n’a encore été communiquée) : le médecin Eugène Rwamucyo. Il a été arrêté en 2010 en région parisienne, lors des obsèques de Jean-Bosco Barayagwiza, cofondateur de la RTLM. La police française surveillait la cérémonie pensant mettre la main sur Félicien Kabuga. C’est le journaliste et écrivain Jean-François Dupaquier qui raconte cet épisode. Il était présent sur place pour filmer cette opération et orienter les forces de l’ordre.
À (re)lire et à (re)voir :
+ « World’s Most Wanted : Félicien Kabuga, le financier du génocide rwandais », saison 1, épisode 2, 2020, disponible sur Netflix.
+ Maria Malagardis, Sur la piste des tueurs rwandais, Flammarion, 2012, 320 pages, 21 euros.
+ Thomas Zribi et Damien Roudeau, Rwanda, à la poursuite des génocidaires, Steinkis/Les Escales, 21 septembre 2023, 192 pages, 24 euros.
+ Jean-François Dupaquier, L’Agenda du génocide. Le témoignage de Richard Mugenzi ex-espion rwandais, Karthala, 2010, 372 pages, 29 euros.
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LES ARTICLES DE LA SEMAINE
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