Collectés26 081 €
87%
Objectif30 000 €

Littérature

Prix Goncourt. Écrire ou faire l’amour, sur les traces de Yambo Ouologuem

Avec son quatrième roman, La plus secrète mémoire des hommes, inspiré par le destin « tragicomique » de Yambo Ouologuem, le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr livre un texte aux ramifications multiples, refusant les oppositions simplistes entre l’Orient et l’Occident, le passé et le présent, l’écriture et la vie. Il a remporté, en France, le prix Goncourt 2021.

Cette image présente un homme debout, portant un t-shirt noir. Il a la peau foncée et un style de coiffure court. Son expression est sérieuse, et il regarde directement vers l'objectif avec une intensité qui attire l'attention. Le fond de l'image est texturé et neutre, mettant en valeur son visage et son corps. La lumière éclaircit certaines zones, ajoutant de la profondeur et du contraste à l'ensemble.
Mohamed Mbougar Sarr.
Antoine Tempé / Philippe Rey

Publié en 1968 en France, aux éditions du Seuil, Le devoir de violence reçoit la même année le prix Renaudot. Salué tout autant que critiqué, ce roman du Malien Yambo Ouologuem alimente un temps la polémique, avant d’être la cible d’accusations plus graves. L’auteur aurait plagié plusieurs écrivains, et notamment Graham Greene (C’est un champ de bataille) et André Schwarz-Bart (Le dernier des justes)... La suite de l’histoire est (relativement) connue : même s’il continuera d’écrire (Lettre à la France nègre, Les mille et une bibles du sexe...), Ouologuem rentrera au pays et se tiendra désormais à distance des médias et du petit monde des lettres françaises, jusqu’à sa mort en 2017.

Cette tragédie littéraire et humaine est à l’origine de La plus secrète mémoire des hommes, ambitieux récit que le jeune Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr dédie à celui qui fut surnommé « le reclus de Sévaré ». L’écrivain génial accusé de plagiat s’appelle ici T.C. Elimane et n’a produit qu’un seul livre, Le Labyrinthe de l’inhumain, en 1938, avant de disparaître. Des années plus tard, à Paris, un jeune écrivain subjugué, Diégane Latyr Faye, originaire du Sénégal où règne encore « le spectre de l’encombrant Senghor », se lance à la recherche de T.C. Elimane, essayant de saisir à la fois l’homme et l’écrivain à travers ceux qui l’ont connu, de près ou à peine approché. « Elimane s’est enfoncé dans sa Nuit, écrit Mohamed Mbougar Sarr. La facilité de son adieu au soleil me fascine. L’assomption de son ombre me fascine. Le mystère de sa destination m’obsède. Je ne sais pas pourquoi il s’est tu quand il avait encore tant à dire. » La plus secrète mémoire des hommes raconte ainsi – entre autres - la quête et l’enquête d’un jeune romancier bouleversé par un texte et parti à la recherche de son auteur comme de lui-même.

Biographie imaginaire

« Toute personne qui connaît Yambo Ouologuem est fasciné, tant par l’œuvre que par la personne et la légende, confie Mohamed Mbougar Sarr à la terrasse d’un café parisien. Quand je travaillais sur mon projet de thèse1, plus je le lisais et plus sa vie ressemblait pour moi à un roman tragicomique. Partir à sa recherche pose un genre littéraire, celui du polar. Mais je n’avais pas envie de rester collé à sa vie, je voulais laisser une part de mystère intact. Les biographies imaginaires sont toujours les meilleures. C’est par l’invention qu’on se rapproche le plus d’une vérité poétique. »

Après plus d’une année de maturation et de lecture, puis deux ans d’écriture et de réécriture, Mohamed Mbougar Sarr ose un roman qui s’aventure à travers tous les genres – policier, érotique, initiatique, journalistique, critique – porté par une écriture ample, souple et érudite. Littéralement habité par son sujet, Sarr pulvérise les frontières temporelles, géographiques et littéraires, parfois même stylistiques, sans jamais perdre un certain sens de l’humour comme un sens certain de la narration. « Après trois romans sur des sujets bien précis [Terre Ceinte, Silence du choeur et De purs hommes2, NDLR], j’avais envie de me confronter à un roman total dans la forme et le propos, qui déborderait la tentative de le réduire à un sujet et dont on ne saurait dire ce qui se trouve en son centre », dit-il.

Embarqué dans sa quête, le jeune Diégane croise toute une panoplie de personnages et plusieurs générations d’écrivains vivants ou morts, réels ou imaginaires. Chaque rencontre est l’occasion de nouvelles découvertes sur la vie de T.C. Elimane, sa naissance, ses origines, son rapport à l’écriture, à l’amour et au sexe, mais ces découvertes conservent chaque fois la partialité et l’imprécision propres au regard d’autrui. Le doute s’installe néanmoins : s’agit-il d’un personnage de fiction, de Yambo Ouologuem lui-même ou d’un autre auteur oublié par l’histoire ?

Une même condition humaine

« Je suis heureux d’avoir pu créer du trouble : certains lecteurs sont allés chercher si T.C. Elimane avait vraiment existé, confie Mohamed Mbougar Sarr. En dresser le portrait est impossible, mais il est la figure éclatée de tous ceux qui ont pu le connaître, tout en étant plus encore que cette figure. Pour moi, la littérature, quand elle se confronte à l’absolu, est promise à l’échec, mais elle parvient à ramasser des éclats de vérité qui sont son véritable orgueil et la rendent nécessaire . »

Si La plus secrète mémoire des hommes porte une réflexion quasi métaphysique sur la littérature et la place de l’écrivain, il serait pourtant erroné de croire qu’il s’agit d’une sorte d’essai sec et aride se tortillant dans les sables de l’esprit. Sarr n’a pas son pareil pour raconter des histoires, les lier les unes aux autres, peindre des personnages, leur donner souffle et chair. La plantureuse romancière Marème Siga D. - qui rappelle beaucoup Ken Bugul - a pour surnom l’araignée-mère, tandis que l’aveugle Ousseynou Koumakh – peut-être le père de T.C. Elimane – officie comme réparateur de filets de pêche : la métaphore n’est sans doute pas anodine. « Le mot « texte » vient du latin « texere », « tisser », reconnaît le romancier. Il y a en effet quelque chose de l’ordre du tissage, du fil, et ce fil doit courir dans toutes les directions, faire le lien entre des territoires qui sembleraient éloignés, tout tenir dans une toile à la fois belle et complexe dans laquelle nous sommes pris, araignées ou proies... Il ne s’agit pas d’une conception réparatrice, mais de l’idée que nous partageons tous une même condition humaine. »

Magie de l’existence

Si le sexe – et l’amour - occupent une place prépondérante dans les 450 pages du roman, ce n’est pas seulement en référence à la vie libertine supposée d’Utto Rodolph, le pseudonyme utilisé par Yambo Ouologuem pour signer Les mille et une bibles du sexe en 1969, mais parce que c’est là que se concentrent nos appétits, nos bassesses, nos grandeurs et nos espérances. Mbougar Sarr pose les éléments dès le début, dans la bouche de Marème Siga D. : « Vous croyez que la littérature corrige la vie. Ou la complète. Ou la remplace. C’est faux. Les écrivains, et j’en ai connu beaucoup, ont toujours été parmi les plus médiocres amants qu’il m’ait été donné de rencontrer. Tu sais pourquoi ? Quand ils font l’amour, ils pensent déjà à la scène que cette expérience deviendra. Chacune de leur caresse est gâchée par ce que leur imagination en fait ou en fera, chacun de leur coup de reins, affaibli par une phrase. Lorsque je leur parle pendant l’amour, j’entends presque leurs « murmura-t-elle ». Ils vivent dans des chapitres. […] C’est la vie qui compte. L’œuvre ne vient qu’après. Les deux ne se confondent pas. Jamais. »

Écrire ou faire l’amour, il faudrait choisir ? Diégane Latyr Faye – qui ressemble évidemment beaucoup à Mbougar Sarr – ne peut accepter une aussi péremptoire dichotomie, il s’essaie donc à vivre et à écrire sans éteindre la magie de l’existence. Et s’il se méfie du terme « réalisme magique », qui prête à la caricature comme à l’exotisme, Mohamed Mbougar Sarr revendique une présence continue de l’irréel et de l’irrationnel dans son roman. « J’ai eu aussi envie d’écrire un roman qui admet l’invisible, les fantômes, ce qui nous attend ou l’idée que l’on s’en fait, dit-il. Comme beaucoup de Sénégalais, je suis le fruit d’un syncrétisme fort, je ne rejette pas la part animiste profonde qui est en moi, je l’assume totalement. »

Comme Ouologuem, qui citait plus qu’il ne plagiait, travaillant par collages et assemblages, Sarr procède par métissages au sein et à travers la forme romanesque, ce « genre qui peut avaler tous les autres » comme il dit. L’écrivain togolais Sami Tchak dit : « Il y a les écrivains qui vivent pour écrire et ceux qui écrivent pour vivre ». Mbougar Sarr appartient à la catégorie, rare, de ceux pour lesquels l’écriture et la vie se confondent, son roman se vit autant qu’il se lit.

1La thèse inachevée de Mbougar Sarr avait pour titre « L’autre 1968 : La plaie (Malick Fall), Le Devoir de Violence (Yambo Ouologuem), Les soleils des indépendances (Ahmadou Kourouma), ou la révolution de l’auteur et du roman africain francophone postcolonial ».

2Terre Ceinte (2015) et Silence du choeur (2017) ont été publiés par les Éditions Présence Africaine, De purs hommes (2018) par les Éditions Philippe Rey.