Dans la région du Hodh Ech Chargui, le vent et le sable modèlent à leur guise les paysages desséchés de l’est de la Mauritanie. Ici, le soleil fait parfois grimper les températures à plus de 50 °C. Mais pour Mohamed Salem Ould Salem, les dunes et les acacias épineux n’ont rien de menaçant. À dos de dromadaire, ce sous-officier patrouille dans le désert depuis vingt-huit ans. « Nous pouvons parcourir jusqu’à 70 kilomètres par jour dans des zones inaccessibles aux véhicules. Nous portons des armes légères pour nous déplacer avec agilité », confie le militaire mauritanien, assis à l’ombre d’un acacia et en pleine préparation du traditionnel ataya (thé vert).
Les cheveux grisonnants et le visage rond, Mohamed Salem fait partie de la brigade des méharistes, membre du Groupement nomade (GN), une unité de la Garde nationale mauritanienne. Il raconte avec sérieux son amour du désert et son sens du devoir. Aussi appelées « les sentinelles du désert », les patrouilles du GN effectuent des déplacements pouvant durer plusieurs semaines afin d’atteindre les zones les plus reculées.
En ce mois de novembre 2023, leur destination est le petit village de Mekhezin, où les habitants les attendent sous une grande tente dressée pour l’occasion. Les dromadaires et leurs cavaliers sont accueillis avec des cris de joie. Plus que militaire, l’action des méharistes s’apparente à un service de proximité, qui propose une assistance médicale, mais aussi une aide administrative ou encore une distribution de matériel scolaire. Assis en tailleur sur un tapis coloré, Famouri Keita, méhariste infirmier, ausculte des femmes et des enfants qui se pressent en nombre. « Nous sommes parfois à des dizaines, voire des centaines de kilomètres de tout centre de santé », explique-t-il.
Ces services sont nécessaires, mais l’objectif est aussi de collecter du renseignement. « Si la population se sent en confiance, elle nous contacte dès qu’il y a un problème de sécurité », se félicite le lieutenant-colonel Ekar Ould Akjeil, qui dirige la brigade dans le camp militaire d’Achemmim, à une trentaine de kilomètres de Nema, le chef-lieu du Hodh Ech Chargui.
Anticiper les attaques djihadistes
Certains renseignements ainsi obtenus auraient permis d’anticiper, en 2011, une attaque djihadiste sur une caserne militaire, à Bassikounou, près de la frontière avec le Mali. La Mauritanie faisait alors face à une menace terroriste d’ampleur, venue du territoire voisin. Les deux pays partagent plus de 2 000 kilomètres de frontière, dont la grande majorité dans le désert du Sahara, qui couvre 90 % du territoire mauritanien.
La brigade des méharistes a vu le jour au début du XXe siècle, pendant l’époque coloniale, avant de tomber quelque peu dans l’oubli. Son utilité a été remise en lumière à la suite de plusieurs attaques menées en Mauritanie au début des années 2000 par des groupes djihadistes (notamment le Groupe salafiste pour la prédication et le combat, devenu en 2007 Al-Qaïda au Maghreb islamique1), et elle a pu bénéficier d’un financement de l’Union européenne (UE) à partir de 2018.
« L’approche sécuritaire et militaire seule ne fonctionne pas. Le terrorisme est avant tout une idéologie qui entre dans la tête des gens, assure Moulay Sidi Mohamed, commandant général de la Garde nationale mauritanienne. Il faut essayer de la bloquer au plus près des populations pour couper les jambes des groupes djihadistes. »
Aujourd’hui, la Mauritanie est fière de sa stratégie sécuritaire. Dans les rangs de l’armée, on se félicite qu’aucune attaque n’ait été enregistrée dans le pays depuis 2011. La République islamique est désormais considérée au Sahel comme un exemple en matière de lutte contre le djihadisme, et comme un partenaire important de l’UE.
Au Mali, une situation qui inquiète
Mais la situation au Mali inquiète Nouakchott. Les attaques des groupes armés se poursuivent, et le conflit a repris entre les indépendantistes de l’Azawad et l’armée malienne (Fama), soutenue par la société de sécurité privée russe Wagner, malgré un accord de paix signé en 2015. Le retrait de la mission de paix de l’ONU (Minusma), à la demande de la junte au pouvoir depuis 2021 a joué un rôle de catalyseur.
Selon les chiffres de l’ONU, plus de 370 000 personnes sont déplacées à l’intérieur du Mali, et au moins 200 000 Maliens ont quitté leur pays. Dans le camp de M’bera, près de Bassikounou (à la frontière malienne), géré par le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), près de 100 000 personnes ont été enregistrées, dont plus de 10 000 en 2023. D’autres réfugiés vivent hors du camp et survivent dans les villages frontaliers.
« La crainte est que, malgré l’hospitalité des communautés locales, une pression trop forte soit exercée sur des services médiocres et des ressources naturelles limitées dans une région déjà soumise à des chocs climatiques », redoutent les experts du HCR. Nouakchott s’inquiète de voir des tensions intercommunautaires apparaître dans les régions frontalières, notamment dans le cadre de l’accès aux ressources en eau.
Dialoguer avec les djihadistes ?
« Le flux d’exilés à travers la frontière et le récit de ces derniers nous montrent que la situation au Mali est extrêmement confuse et préoccupante », admet le commandant Moulay Sidi Mohamed. Sa grande taille, ses cheveux noirs et sa moustache lui donnent un air d’inspecteur. Dans son bureau de Nouakchott, il assure que la Mauritanie contrôle aujourd’hui correctement ses frontières. Il vante une stratégie antiterroriste basée sur trois piliers : le renforcement des capacités militaires, le développement et le dialogue avec les djihadistes.
Cette politique, notamment l’ouverture de négociations avec les djihadistes, peut-elle être répliquée ailleurs dans le Sahel ? Cette question est au cœur de nombreux débats. En 2010, les autorités mauritaniennes ont entamé une série de discussions avec 70 djihadistes emprisonnés. Le but était de les « déradicaliser » pour ensuite les réintégrer dans la société, et freiner la propagation de l’idéologie salafiste. Pendant quinze jours, des ouléma (théologiens islamiques) nommés par le gouvernement les ont rencontrés pour débattre de leurs croyances.
« Le gouvernement s’est mis au même niveau qu’eux, raconte le journaliste Mohammed Fall, qui a suivi de près toutes les étapes du dialogue. Comme ils essaient de se légitimer en utilisant les textes sacrés avec de fausses réinterprétations, il fallait les désavouer d’emblée sur le plan idéologique. » À la suite de ces discussions, 47 détenus se sont engagés à déposer les armes et à renoncer à l’idéologie extrémiste. Après avoir reconnu leur culpabilité, ils ont bénéficié d’une grâce présidentielle. « Avant de combattre des milliers de personnes, il vaut mieux discuter avec quelques dizaines et ensuite combattre l’extrémisme dans les madrasas (écoles coraniques) », estime Mohammed Fall.
La plupart des anciens djihadistes libérés après le dialogue national vivent toujours dans le pays. L’un d’entre eux, Abdallahi Ould Aidiya, dirige l’ONG Rachad, qui aide les anciens détenus et œuvre contre l’extrémisme violent. Mahfoudh Ould El Waled Abu Hafs (également connu sous le nom de Abou Hafs al Mouritani), considéré comme l’ancien prédicateur et idéologue d’Oussama Ben Laden2, figure aussi sur la liste. Afrique XXI a tenté de les rencontrer, mais ils n’ont pas souhaité recevoir de journalistes.
La controversée « moutarakha »
Ces dialogues, couplés à la stratégie militaire, suffisent-ils à expliquer l’absence totale d’incursions djihadistes en Mauritanie depuis près de treize ans ? Un fonctionnaire de l’État, qui n’a pas souhaité dévoiler son identité, dénonce des dialogues « mis en scène » pour « obtenir des financements » étrangers. Il affirme que de nombreux prisonniers djihadistes auraient été libérés avant même le début des dialogues. D’autres auraient refusé d’y participer et trois seraient même retournés au Mali pour reprendre les armes. « Un groupe d’oulémas ne peut pas faire changer d’avis des extrémistes en quelques heures de débat », affirme-t-il.
Certains analystes estiment qu’il faudrait creuser plus loin pour comprendre les raisons de cette relative tranquilité. Un mot, bien connu en Mauritanie, est à l’origine de nombreuses controverses : la « moutarakha » (littéralement la « détente mutuelle »), est une sorte de pacte de non-agression dont les contours restent vagues. Le sujet a refait surface en mars 2023, lorsque quatre djihadistes se sont évadés d’une prison à Nouakchott, tuant deux gardiens.
À cette occasion, Mahfoudh Abu Hafs a déclaré sur les réseaux sociaux que les autorités mauritaniennes devaient voir l’épisode comme « une initiative individuelle », donc ne pas y lire une déclaration de guerre. Une source universitaire ayant échangé avec Abu Hafs a affirmé à Afrique XXI que cette déclaration visait bien à préserver ladite « moutarakha », et à rassurer les autorités sur sa pérennité. « Il pourrait y avoir une forme de dissuasion : les groupes terroristes reconnaissent que la Mauritanie n’intervient pas militairement au Mali et, en échange, ils n’attaquent pas la Mauritanie », explique Ely Cheikh Mome, activiste soufi et membre du parti Alvadila au sein de la coalition au pouvoir.
Un courrier retrouvé dans la cache de Ben Laden
Mais à en croire des révélations de l’agence de presse Reuters, Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) aurait, à un moment, voulu aller plus loin dans les négociations. En 2016, l’agence a consulté une lettre datant de 2010, obtenue par les forces spéciales américaines dans la cache d’Oussama Ben Laden au Pakistan. Dans ce courrier, des membres d’Aqmi auraient demandé à leur chef l’autorisation de conclure un accord de non-agression avec Nouakchott. Aucune réponse à cette lettre, ni de preuve d’un contact entre Al-Qaïda et les autorités mauritaniennes, n’ont été trouvées. Aujourd’hui, nombre d’observateurs s’accordent pour dire que cet accord n’a probablement jamais eu lieu.
« Cette lettre prouve seulement que les djihadistes voulaient négocier, explique Luca Raineri, chercheur en études de sécurité à l’université Sant’Anna de Pise, spécialisé sur l’extrémisme religieux au Sahel. Le document parlait de la libération de tous les prisonniers, du paiement d’une rançon... Tout cela n’a pas eu lieu. » « Je ne crois pas que les autorités mauritaniennes aient ouvert des négociations avec les djihadistes en sachant qu’un jour ou l’autre les services secrets occidentaux l’apprendraient », estime pour sa part Hassane Koné, analyste à l’Institut d’études de sécurité (ISS) à Dakar, et ancien colonel en Mauritanie. « C’est un compromis grave qui ne donnerait d’ailleurs aucune garantie parce qu’un chef avec qui on négocie aujourd’hui peut être tué demain », ajoute-t-il.
La « moutarakha » a-t-elle débuté avec le dialogue de 2010 ? « Peut-être celui-ci a-t-il permis d’ouvrir d’autres canaux de communication avec les dirigeants des groupes djihadistes ? Aurait-il pu conduire à une “moutarakha” implicite et non officielle, dont même les autorités ne seraient pas conscientes ? », s’interroge Luca Raineri.
La jeunesse séduite par le salafisme
Au-delà d’un possible accord tacite, les groupes djihadistes pourraient au moins vouloir maintenir le statu quo pour s’assurer une base arrière de repos, un refuge pour leurs familles et un accès maritime depuis le Mali enclavé. « Il est possible qu’un membre de la Katiba Macina [un groupe djihadiste affilié au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, issu de la fusion de plusieurs groupes liés à Al-Qaïda, NDLR] cache ses armes au-delà de la frontière et entre ensuite en Mauritanie pour retrouver les membres de sa famille qu’il a placés ici ou dans des camps de réfugiés, suggère Hassane Koné. L’État mauritanien n’a pas de liste exhaustive de tous les membres du groupe. »
À l’heure actuelle, la stabilité de la Mauritanie est une grande fierté pour les autorités et pour une partie de la population. Cependant, rien n’est définitif. Selon Ely Cheikh Mome, les idées salafistes seraient même en pleine expansion. « En Mauritanie, le salafisme possède une base considérable constituée de jeunes », affirme-t-il. « Ces individus pensent que la violence est la seule solution contre la pauvreté et la marginalisation. Les jeunes qui adhèrent au salafisme sont une bombe à retardement pour la Mauritanie. »
Pour l’instant, dans les villages de l’est du pays, rien ne semble devoir perturber les habitants, qui vivent au rythme du désert. Sur les étendues de sable, des éleveurs au pas léger promènent leurs troupeaux en quête d’un pâturage, de plus en plus rare. Les méharistes se fondent facilement dans ce paysage aux nuances d’ocre. Et quand vient la nuit, ils se regroupent autour d’un feu, avec la certitude que c’est ici, dans le désert, qu’ils peuvent œuvrer à la paix de leur pays.
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1Le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) est une organisation djihadiste née en 1998 d’une scission du Groupe islamique armé (GIA) durant les dernières années de la guerre civile algérienne. Le 25 janvier 2007, le GSPC a prêté allégeance à Al-Qaïda, et a pris pour nom Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi).
2Lire notamment Lemine Ould M. Salem, avec la contribution de Abou Hafs Al Mouritani, L’Histoire secrète du Djihad, Flammarion, 17 janvier 2018, 240 pages.