De l’histoire de la Zambie émergent des noms d’hommes : l’explorateur et colon britannique Percy M. Clark connu pour son Guide to the Victoria Falls publié en 1925, le militant Kenneth Kaunda qui mena la Rhodésie du Nord à l’indépendance en 1964 et devint le président d’un pays rebaptisé en l’honneur du fleuve Zambèze, et bien sûr son successeur en 1991, le syndicaliste Frederick Chiluba. Les bons connaisseurs de ce pays citeront aussi l’incroyable Edward Mukuka Nkoloso, combattant de l’indépendance et initiateur, dans les années 1960, du programme spatial zambien. Tous ces personnages masculins se retrouvent dans The Old Drift, puissante fresque romanesque écrite par la Zambienne Namwali Serpell et récemment traduite en français par Sabine Porte sous le titre Mustiks. Mais si ces hommes apparaissent à plusieurs reprises au cours du récit, ils ne monopolisent ni l’attention ni le propos : The Old Drift est un roman-fleuve aux innombrables affluents qui couvre plus de cent ans d’histoire zambienne à travers l’existence de trois familles durant trois générations.
« J’ai écrit une première partie du roman quand j’étais encore étudiante à Yale, en dernière année, dans un atelier d’écriture, confie Namwali Serpell. C’est l’histoire de Matha Mwamba (bien qu’à l’époque elle portait un nom différent) alors qu’elle commence à pleurer sans pouvoir s’arrêter [NDLA : histoire à lire ici]. Son histoire a donné naissance à l’histoire de sa fille Sylvia, qui a elle-même donné naissance à l’histoire de son fils Jacob. Dès le début, ces trois générations me sont apparues dans des genres très différents. » Et c’est là l’une des particularités de Mustiks : mélanger allègrement les genres littéraires.
Le texte commence comme un roman historique, emprunte au réalisme magique sud-américain, se développe en méandres tragicomiques, politiques, romantiques, érotiques, pour s’achever dans la plus pure science-fiction, quelques années après notre présent. Un tel assortiment d’ingrédients divers pourrait, sur quelque 700 pages, s’avérer indigeste. Pourtant la sauce prend grâce à une épice que Namwali Serpell dose habilement : l’humanité de ses personnages et tout particulièrement celle de ses protagonistes féminines.
Objectif Lune et Mars
L’un des plus attachants est précisément celui de Matha Mwamba. Cette Zambienne - qui a réellement existé1 - allait sur ses 17 ans quand elle fut choisie par Edward Mukuka Nkoloso, alors directeur de l’Académie nationale zambienne des sciences, de la recherche spatiale et de la philosophie, afin de participer aux missions programmées en direction de la Lune et de Mars. Dans un article de Time paru une semaine après l’indépendance de la Zambie, le 24 octobre 1964, elle est citée de cette manière : « Nkoloso entraîne d’ores et déjà douze astronautes zambiens, y compris une jeune femme de 16 ans tout en courbes, en les faisant tourner autour d’un arbre dans un baril de pétrole et en leur apprenant à marcher sur les mains, “la seule manière pour les humains de se déplacer sur la lune”. » Dans son voyage vers Mars, Matha Mwamba devait être accompagnée de douze chats : à son arrivée sur la planète rouge, elle les aurait libérés afin de savoir si l’atmosphère pouvait permettre à l’homme de survivre…
Si le programme spatial zambien entraîna bien des moqueries de la part de la presse internationale, Namwali Serpell y trouve matière à créer un fabuleux personnage de fille fantasque et révolutionnaire qui, abandonnée par son amant, lui-même inspiré de l’afronaute-rocker Godfrey Mwango, passe une grande partie du roman à pleurer – littéralement – toutes les larmes de son corps.
Où se trouve le vrai ? Où se cache le faux ? Peu importe. Face à une certaine absurdité du monde et aux contingences qui dictent les destins des uns et des autres, Serpell corrode le réel avec des sels de magie et de poésie. Ainsi, Matha Mwamba n’est pas la seule femme extraordinaire de la génération des grands-mères auxquelles la première partie du roman est consacrée. Il y a aussi Sibilla, la petite Italienne née en 1939, dont le corps est entièrement couvert de poils, lesquels poussent si vite qu’il faut les couper chaque jour. Il y a également Agnès, la petite-fille du colon raciste Percy M. Clark, qui doit renoncer à son avenir tout tracé de championne de tennis parce qu’elle perd la vue, et qui tombe amoureuse d’un étudiant rhodésien noir. Toutes ces femmes donnent naissance à des filles, qui donnent elles-mêmes naissance à des enfants, au gré d’histoires amoureuses plus ou moins pimentées et plus ou moins durables.
« Je ne pense pas qu’un roman puisse être féministe »
Questionnée sur le rôle central des femmes qui, dans son livre, ne sont jamais de simples faire-valoir des hommes, Namwali Serpell demeure circonspecte :
Les commentaires des lecteurs ont souligné avec force cet élément, au point que certaines personnes se sont trompées dans le titre de la troisième partie, évoquant « les filles » au lieu des « enfants », alors même qu’il y a deux jeunes hommes, Jacob et Joseph. Le livre commence aussi avec trois patriarches, mais les gens parlent souvent d’une généalogie matrilinéaire ou matriarcale, alors que ce n’est pas correct. Mais il y a quelque chose dans la manière dont je décris les personnages féminins – peut-être parce qu’il y en a plus que des personnages masculins parmi les principaux protagonistes, encore que je n’ai pas fait d’analyse complète de la population du roman – qui semble avoir accrédité l’idée que The Old Drift est un livre de femmes. Peut-être cela vient-il d’une forme de féminisme involontaire chez moi. En tout cas je ne l’ai pas construit ainsi intentionnellement. C’était seulement ce qui m’intéressait.
Féminisme involontaire ? « Je suis féministe, complète Namwali Serpell. Les gens peuvent être féministes, les personnages peuvent être féministes. Néanmoins, je ne pense pas qu’un roman puisse être féministe, ou prendre une position politique singulière – il contient trop de voix en lui. »
Grouillant d’humanité, riche de l’évolution de chacun de ses personnages et des interactions des uns avec les autres, Mustiks n’est en effet pas un roman féministe au sens militant du terme. Comment se fait-il, alors, qu’il laisse cette impression de « jamais lu », ou de « rarement lu » sur la féminité ? Peut-être cela a-t-il à voir avec la manière dont Serpell évoque les corps et ce qu’ils produisent au quotidien. Manta Mwamba ne cesse de pleurer. Les cheveux et les poils de Sibilla ne cessent de pousser. Agnès, qui est blanche, ne voit pas la peau noire de son mari. Mai a peur de devenir noire si elle se fait vacciner. Thandiwe a des règles abondantes et douloureuses.
Poils, cheveux, peau, sang, larmes sont fréquemment et longuement évoqués dans tout le livre. « Quand je pense aux différents types de corps que je décris dans le roman, il apparaît que ce qui m’intéresse vraiment, c’est le corps comme interface entre l’intérieur et l’extérieur, explique Serpell. Les poils, les cheveux, le sang sortent de vous. Le corps est fait de surfaces qui nous permettent d’interagir avec le monde. Je trouve la transgression de ces surfaces particulièrement intéressante, tant sur le plan expérimental que sur le plan épistémologique. »
« Et alors, man ? C’est quoi ces manières ? »
Dans un monde idéal, hommes et femmes auraient le même droit aux larmes, le même rapport aux poils et aux cheveux. Mais en Zambie comme partout ailleurs, les normes sociales régissent les corps – et sans doute un peu plus celui des femmes que celui des hommes. Avec fantaisie et lucidité, Serpell évoque à plusieurs reprises la question des règles et de ce qu’elles impliquent dans la vie quotidienne – et ce n’est en rien anodin.
Mais pour l’instant, elle était joyeuse et éméchée – après quatre verres -, suffisamment euphorique pour avoir apporté une bouteille de champagne dans les toilettes, écrit-elle à propos de Thandiwe. Elle la prit et but au goulot en faisant pipi, appréciant son poids dans sa main, savourant le picotement soyeux sur sa langue, s’amusant à l’idée de se remplir et de se vider simultanément. Elle avala le nectar chatouillant, baissa la bouteille et c’est là qu’elle la vit : une tache de sang sur le fond du slip écarté entre ses mollets, un cercle de rouge sur fond blanc comme le drapeau japonais. Elle déroula du papier toilette. Elle s’essuya, examina et confirma. C’étaient ses règles. La nuit de noce. Désespérée, Thandi s’assit sur la lunette hasardeuse et pleura. Comment avait-elle pu aussi mal choisir son moment ?
Et quelques dizaines de minutes plus tard, alors que la soirée de mariage bat son plein : « Tout ce qu’elle voulait, c’était être seule chez elle et saigner tranquillement, roulée en boule dans son lit. »
Moteur des relations entre humains, le sexe sous ses différents aspects joue aussi un rôle essentiel tout au long du livre, Serpell s’attachant à décrire aussi bien l’enthousiasme des premiers rapports que la lente usure de la libido dans les couples. Mais là encore, c’est surtout la question de l’orgasme féminin que l’autrice approfondit à travers ses personnages. Ainsi Thandiwe, débordante de désir, se trouve délaissée par son mari volage : « Quelle humiliation d’être là nuit après nuit, allongée sur le dos, les tétons frôlant sa nuisette à chaque respiration, à se languir de lui alors qu’il ronflait en sifflant imperceptiblement, couché en chien de fusil, les mains serrées glissées entre les genoux. » Du coup, chaque soir ou presque, elle rejoint en douce la chambre d’ami pour se masturber.
D’autres femmes, plus militantes, osent réclamer leur dû. C’est le cas de Naila, petite-fille de Sibilla, après sa première nuit insatisfaisante avec Joseph, qui s’est endormi juste après avoir joui : « Et alors, man ? dit-elle en tchipant. C’est quoi ces manières ? […] Il est cinq heures et demie. Je ne fais pas dans la charité. C’est du troc. Donnant-donnant. J’ai bien dit, donnant. » Entre ces deux-là, les choses s’amélioreront plus tard. Lors d’un coup de fil en visioconférence avec son amie Tabitha qui boit du thé « dans un mug violet sur lequel [est] inscrit en blanc DÉCOLONISE TA CHATTE », Naila se confie ainsi : « Je ne peux pas partir. Je suis accro à sa queue. […] Elle n’est même pas si… C’est juste que je l’ai dressée. Comme un serpent domestique. Un Kundalino. »
Subvertir les attentes
Si les tabous culturels ou sociétaux pèsent sur les corps, le capitalisme aussi impose ses règles, s’immisçant partout, régissant aussi les corps. Ainsi les petites filles de Sibilla ont hérité de son hirsutisme. Une particularité remarquable : leurs cheveux poussent très rapidement. Leur mère, qui a épousé un commerçant d’origine indienne, décide d’utiliser cette manne pour créer son entreprise. Tondant chaque jour ses filles qui ont de longs cheveux raides et noirs, elle entreprend de commercialiser des extensions, à la manière de certaines entreprises indiennes de la ville de Tirumala qui récupèrent les cheveux coupés lors des pèlerinages en l’honneur du dieu Venkateswara…
Sur la fin du roman, basculant dans la science-fiction, Serpell explore encore plus avant la question de la manipulation des corps, aussi bien féminins que masculins : dans un futur proche, un consortium sino-américain teste sur la population zambienne une nouvelle forme de téléphonie mobile – la Perle – entièrement intégrée dans la main, technologie dont on comprend qu’elle peut devenir un terrifiant instrument de contrôle des populations.
Née en Zambie d’un père zambien blanc d’origine britannique et d’une mère zambienne noire, Namwali Serpell y a grandi jusqu’à son adolescence, avant de partir vivre aux États-Unis, puis de faire des allers-retours pour rendre visite à sa famille. À sa sortie aux États-Unis, en 2019, The Old Drift a été presque immédiatement qualifié de « grand roman zambien » : couvrant plus d’un siècle d’histoire de ce pays, croisant les trajectoires de dizaines de personnages connus ou imaginés, entremêlant les genres et les références…
À l’origine, c’est moi qui ai parlé de « grand roman zambien », confie celle qui est aujourd’hui professeure à l’Université de Californie (Berkeley), une plaisanterie datant de mes années d’étudiante, quand mes amis me charriaient sur le sujet. Mais cela n’était qu’une blague concernant l’ampleur du livre. Je n’ai aucune prétention à être la seule. J’espère que le roman inspirera d’autres écrivains zambiens à proposer leur version de l’histoire. Mais sur le plan politique, ce que je souhaitais, c’était subvertir les attentes sur ce que cela signifie d’être « zambien », un terme remis en cause à plusieurs reprises dans le roman. Ainsi, dans la génération des grands-mères, Agnès est une Britannique blanche qui devient zambienne. Naila, qui appartient à la génération contemporaine, est née zambienne d’une mère d’origine italienne et d’un père indien qui se considèrent eux-mêmes comme zambiens. Il est très difficile de séparer les questions raciales, culturelles et nationales. Je voulais aussi, dans une veine marxiste, réfléchir aux classes sociales et au devenir des révolutions politiques.
D’une certaine manière, The Old Drift est un roman socialiste – socialiste au sens où l’entend Namwali Serpell dans son article « A simple ethos », paru en 2022 dans Dissent Magazine. Elle y raconte notamment comment, en juillet 2015, après avoir reçu le Caine Prize for African Writing pour sa nouvelle The Sack, elle décida de partager le montant du prix (10 000 livres, plus de 11 000 euros) avec les quatre autres participants. Sa mère, auprès de qui elle s’excusait pour cette décision financièrement risquée, lui répondit : « C’est brillant ! Après tout, nous sommes tous socialistes ici, en Zambie. »
Si l’humanisme selon Kenneth Kaunda a fait long feu, l’homme s’étant un peu trop habitué au pouvoir, Serpell continue d’y croire à sa manière. « La mise en place du socialisme est redoutablement complexe, menacée de toutes parts par des forces historiques et la corruption individuelle (mais on pourrait dire exactement la même chose du capitalisme). Le socialisme en tant qu’éthique est, en revanche, assez simple. Je suis toujours socialiste parce que c’est une manière d’être humaine parmi les humains, une personne dans une société du peuple. »
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1Lire Namwali Serpell, « The Zambian “Afronaut” Who Wanted to Join the Space Race », The New Yorker, 11 mars 2017.