La lettre hebdomadaire #124

Éthique

L'image présente un téléviseur ancien, dont l'écran affiche un bruit visuel, souvent appelé "neige", constitué de points blancs et noirs qui scintillent. L'appareil est placé sur le sol, et l'éclairage ambiant est faible, ce qui met en avant le contraste de l'écran lumineux par rapport à l'obscurité environnante. Le téléviseur a des bords arrondis et un design rétro, typique des modèles d'une autre époque. La scène dégage une atmosphère nostalgique et un sentiment d'attente.
© Fran Jacquier/Unsplash

L’ÉDITO

BIENS MAL ACQUIS BIEN VITE OUBLIÉS

Depuis près de six mois, Yves Bigot, le directeur général de TV5 Monde, a entrepris de faire entrer sept États africains dans le capital de la chaîne de télévision francophone. Ces sept pays sont le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Gabon, la République démocratique du Congo (RDC), le Cameroun et le Congo. La proposition est la suivante : chacun de ces États participe à hauteur de 600 000 euros par an (soit un total de 4,2 millions, pour un budget de 124 millions en 2024). En échange, les nouveaux membres participeront à tour de rôle, durant un an, à la conférence des ministres et au conseil d’administration, et leurs journaux télévisés bénéficieront d’une visibilité à l’antenne.

Yves Bigot a soumis ce projet le 8 décembre dernier aux représentants des six pays ou régions déjà actionnaires : la France, le Canada, le Québec, la Suisse, la Fédération Wallonie-Bruxelles et Monaco, qui l’ont validé. Depuis, il s’est rendu dans tous les pays ciblés, hormis au Sénégal – il attendait que le président récemment élu, Bassirou Diomaye Faye, soit installé. Selon lui, tous sont intéressés, certains sont même prêts à signer dès maintenant. Mais ce n’est que le 8 mars, soit trois mois après en avoir parlé aux actionnaires, que la rédaction en a été informée, via un e-mail de la directrice de l’information, Françoise Joly.

Depuis, une partie de la rédaction est vent debout, quand une autre partie exige des gages d’indépendance. Pour les premiers, parmi lesquels figurent la rédaction en chef de TV5 Afrique, le fait de ne pas avoir été associés en amont est inadmissible. Ils s’étonnent en outre de voir que des dictatures telles que le Congo et le Cameroun, ou qu’un régime de transition issu d’un coup d’État tel que le Gabon, soient dans cette liste. Dans un courrier adressé à la direction le 19 mars, trois rédacteurs en chef ont fait part de leurs « préoccupations », déplorant le « corset » imposé par la direction générale, qui ne les a jamais consultés, et questionnant les critères qui ont abouti au choix de ces sept pays. « Pourquoi ces pays et pas d’autres ? ont-ils demandé. Que faire des pays qui portent atteinte à la liberté de presse et d’opinion ? […] Quelle garantie d’indépendance ? »

Pour les autres, certains noms dérangent certes, mais ils ne savent pas où situer le curseur des États acceptables et préfèrent donc œuvrer au renforcement de leur indépendance. C’est le cas de la Société des journalistes (SDJ) notamment, qui ne dit pas « non » au projet et préfère l’accompagner plutôt que de le subir, en mettant en place des mécanismes afin de renforcer la protection des journalistes, et notamment des correspondants basés dans ces pays, sur lesquels les pressions, déjà importantes, pourraient s’accentuer. La SDJ a ainsi proposé à la direction générale un accord sur l’indépendance éditoriale qui serait plus contraignant que la charte actuelle.

Personne, au sein de la chaîne, ne remet en cause l’idée de Bigot, qui dirige TV5 depuis 2012. Il s’agit selon ce dernier d’ouvrir la chaîne au « Sud global » et d’en finir avec une gouvernance exclusivement partagée par les pays du Nord – un héritage du passé devenu anachronique, estime-t-il, alors que le gros des téléspectateurs se trouvent dans des pays du Sud, et principalement en Afrique. Trente-deux ans après le lancement de TV5 Afrique, le continent représente plus de 80 % des 62 millions de téléspectateurs hebdomadaires de la chaîne.

Cependant, le nom de certains pays ciblés pose un sérieux problème, et pas seulement pour l’indépendance de la rédaction. C’est sur ce point que la SDJ et la direction de l’information veulent mettre l’accent, ce qui peut se comprendre. Mais ce projet pose d’autres questions, bien plus profondes, qui touchent à l’éthique non seulement d’une rédaction ou d’une entreprise, mais plus largement d’une société.

Première question : est-ce acceptable de recevoir de l’argent d’un État qui maintient dans la misère son peuple, alors qu’il dispose de ressources naturelles importantes qui sont captées par ses élites en toute opacité et qui leur servent à s’éterniser au pouvoir et à financer un train de vie de milliardaire ? Autrement dit : peut-on accepter de l’argent dont on sait depuis au moins quinze ans et le début de l’affaire dite des « Biens mal acquis », qu’il est sale et qu’il finance un système de corruption à grande échelle ? Il est question ici du Gabon, du Congo, ou encore du Cameroun.

Deuxième question : est-ce acceptable de se faire financer, et d’intégrer dans la gouvernance d’un média public, des États dirigés par des régimes qui oppriment leur peuple, refusent l’alternance, emprisonnent, torturent ou font disparaître les opposants ? Il est encore ici question du Congo, où les voix discordantes sont depuis des années « congelées » et du Cameroun, où un journaliste, Martinez Zogo a été sauvagement torturé et assassiné il y a un an, mais aussi du Gabon (même si le régime n’est plus le même après le coup d’État du général Oligui Nguema en août dernier), de la RDC et même des autres pays, où les libertés publiques ont régressé ces derniers années.

Évidemment, aucun État n’est parfait en la matière, et la dérive autoritaire de la France ces dernières années montre qu’elle serait bien mal placée pour donner des leçons – dans ce pays aussi, les libertés publiques sont quotidiennement sapées. Seulement, ce sont des questions qui devraient être au cœur du débat, au sein de la rédaction de TV5 et au-delà. Le choix de proposer à un tyran comme Denis Sassou-N’Guesso d’intégrer la gouvernance d’un média dont le journal joue un véritable rôle de contre-pouvoir critique sur le continent, et qui représente pour beaucoup de téléspectateurs et de téléspectatrices une bouffée d’oxygène, devrait inquiéter tous les démocrates d’Afrique et d’ailleurs. Et le fait d’accepter ses billets tachés de sang devrait tous nous scandaliser.
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À LIRE

POUR UN PANAFRICANISMENOVÉ

Auteur d’un essai remarqué en 2019 (La Dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, La Découverte), Norman Ajari, docteur en philosophie et maître de conférences en études noires francophones à Edimbourg, continue de creuser son sillon et de proposer ses réflexions sur la condition des Noirs et sur les moyens d’obtenir leur libération. Il revient cette fois avec un texte court, publié au Seuil dans la collection « La couleur des idées », qui se veut être un manifeste accessible au plus grand nombre. Son titre est explicite : Le Manifeste afro-décolonial. Le rêve oublié de la politique radicale noire. Le début de son introduction aussi : « La question noire est à nouveau posée ».

Dans cet ouvrage qui se lit d’une traite, Ajari dénonce (les effets de la déshumanisation des Noirs) et critique (certaines théories en vogue actuellement), mais il propose aussi, et pose les bases d’une nouvelle idéologie panafricaine. Il s’inscrit pleinement dans l’histoire du panafricanisme, dont il cite les principales figures, lorsqu’il écrit que « [les sociétés à majorité blanches] ne parviendront jamais à dépasser [leur propre négrophobie] sans y être contraintes par un pouvoir noir concentré et de haute intensité » – et même si l’on ne comprend pas très bien à quoi ce pouvoir pourrait ressembler –, et lorsqu’il rappelle qu’il s’agit avant tout d’un internationalisme. Pour lui, « seule la libération de l’Afrique peut permettre de mettre à la négrophobie […] une muselière politique », et « seule la conscience africaine des Noirs de la diaspora peut favoriser […] la renaissance africaine ».

Certains aspects de sa démonstration sont contestables et ne manqueront pas de faire réagir (des mouvements féministes notamment). Mais l’intérêt de cet essai est qu’il apporte une nouvelle pierre à l’édifice d’un mouvement qui revient au devant de la scène sous des formes parfois inquiétantes en Afrique, et qui se cherche sinon un nouvel idéal, du moins de nouvelles figures en mesure de l’incarner.

À lire : Norman Ajari, Le Manifeste afro-décolonial. Le rêve oublié de la politique radicale noire, éditions du Seuil, avril 2024, 143 pages, 14,50 euros.
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