« C’est ça que l’on respire, c’est ça que l’on boit… du phosphate… c’est comme ça tous les jours », lance Kouami1. L’eau de son puits est jaune, et une poussière de la même couleur envahit presque tous les jours sa maison familiale. Nous sommes dans l’agglomération de Kpémé, à un peu plus d’une trentaine de kilomètres à l’est de Lomé, la capitale du Togo. Dans cette zone, qui regroupe cinq villages et plus de 6 000 personnes, les habitants doivent partager leur vie quotidienne avec l’usine de la Société nouvelle des phosphates du Togo (SNPT).
Créée en 2007, cette entreprise nationale est l’héritière d’une longue histoire d’exploitation du phosphate qui a débuté avec les Français dès les années 1950. La première nationalisation – de ce qui s’appelait jusqu’alors la Compagnie togolaise des mines du Bénin (CTMB) – a lieu en 1974, après d’âpres négociations entre l’ex-président de la République du Togo, Étienne Gnassingbé Eyadema, et le directeur de la CTMB de l’époque, le Français Max Robert. Ainsi naît l’Office togolais des phosphates (OTP). Puis en 2001-2002, la gestion est à nouveau assurée en partenariat avec le privé, après la création d’une société d’économie mixte, l’International Fertilizer Group (IFG-Togo). En 2007, dans le cadre d’une nouvelle nationalisation, OTP et IFG-Togo donnent naissance à la SNPT.
Aujourd’hui, le phosphate est la principale richesse minière du Togo. En 2020, la valeur de sa production était estimée à 57,15 milliards de F CFA (87 millions d’euros), selon les chiffres déclarés à l’Initiative pour la transparence des industries extractives (Itie). La production moyenne est de 1,1 million de tonnes par an, selon le site de la SNPT. Le pays disposerait dans son sous-sol de plus de 2 milliards de tonnes de phosphate, et le gouvernement ambitionne de s’imposer dans le top 10 des producteurs mondiaux.
Une « menace sérieuse » pour l’homme et l’environnement
À Kpémé, l’usine n’est pas synonyme de développement, mais plutôt de « pauvreté » et de « pollution », déplorent les riverains. Si la SNPT n’utilise pas de produit chimique pour laver le phosphate sédimentaire, les différentes phases de l’extraction puis du traitement du minerai font ressortir de nombreux métaux lourds. « Ces métaux peuvent représenter un risque de contamination des sols, des eaux, de l’air, et de santé publique dans les zones affectées, indiquait en 2016 un rapport d’audit environnemental et social de la SNPT. Comparés aux autres gisements de phosphates sédimentaires dans le monde, les phosphates du Togo ont des concentrations légèrement plus élevées en métaux lourds (sauf pour le plomb) ». Selon l’Agence nationale de gestion de l’environnement (ANGE), cet audit est le dernier en date réalisé par la SNPT, bien que la loi stipule que les sociétés minières doivent en produire tous les quatre ans.
Dans un article publié en 2014, les chercheurs Adoté Agbéko Aduayi-Akue et Kissao Gnandi indiquent avoir réalisé des prélèvements de juillet à décembre 2012 sur la variété locale du maïs, le zea mays, cultivé aux alentours de l’usine de Kpémé. L’étude conclut que « le minerai de phosphate extrait à Hahotoé-Kpogamé et traité à Kpémé contient des métaux lourds. [...] Cette pollution représente une menace sérieuse pour l’environnement en général et pour l’homme en particulier à travers la chaîne alimentaire. »2
L’usine de traitement du phosphate de Kpémé est située à quelques mètres de l’océan Atlantique. Elle rejette plusieurs types de déchets. Au sein de l’usine, une cheminée émet de la poussière jaune. À l’extérieur, de grands amas de déchets solides sont visibles juste à côté de l’enceinte de l’usine (vers la plage de Goumoukopé). Enfin, à côté du long wharf où accostent les bateaux pour se charger de phosphate, un déversoir rejette dans la mer une boue jaunâtre.
La poussière issue des rejets de la cheminée se dépose presque tous les jours sur les habitations et sur les champs les plus proches. Il s’agit de poussières de phosphate « mélangées aux gaz de combustion (CO2) », indique l’audit de 2016. Ces poussières « polluent les sols et les nappes souterraines de la zone en métaux lourds et en fluor, ajoute l’audit. L’inhalation et la consommation des produits agricoles contaminés sont sources de nombreuses maladies d’intoxication aux métaux lourds et au fluor ». Et les poussières qui se déposent sur les sols « contribuent à la contamination des nappes phréatiques dans les villages autour ».
« On ne trouve plus beaucoup de gros poissons »
Ici, rares sont les personnes qui sont raccordées au réseau d’eau. La plupart des riverains de la SNPT utilisent donc quotidiennement l’eau de puits, y compris pour la consommer. Or cette eau est également contaminée, précise l’audit : « Les métaux cadmium et plomb montrent des valeurs au-delà des normes. »
Quant à la boue jaunâtre déversée dans l’océan et entraînée vers l’est jusqu’au Bénin voisin, la belle coloration azur qu’elle donne à l’eau est trompeuse… « L’usine d’extraction de phosphate de Kpémé contribue à la pollution de l’eau de mer par un apport de particules insolubles et des éléments métalliques », écrivaient dès 2005 des chercheurs de l’Université de Lomé3. La boue est faite « d’argile phosphatée mélangée à l’eau de mer » et « l’analyse des eaux filtrées de ces déchets montre qu’elles sont chargées en métaux lourds à des concentrations dépassant les normes ou les valeurs normales de l’eau de mer », précise l’audit de 2016. Ce rapport ajoute tout de même que la pollution marine au Togo est aussi due aux nombreux caniveaux qui déversent les eaux usées dans l’océan.
Non loin du déversement de la SNPT, des hommes trient les poissons qu’ils viennent de pêcher. Ils se sont accoutumés au phosphate, ce qui ne les empêche pas de s’en plaindre : « On ne trouve plus beaucoup de gros poissons. Quand ils lavent le phosphate, on n’en trouve pas du tout », lance Daté, tout en tirant un filet avec d’autres pêcheurs sur la plage de Kpessi, près de Kpémé. L’homme d’une quarantaine d’années nous montre un poisson d’où sort un liquide jaune : « Ça c’est la boue jaune du phosphate… le poisson a dû l’avaler. »
L’audit de la SNPT de 2016 explique qu’après échantillonnage, « en général, les résultats montrent une forte bioaccumulation des métaux traces dans les tissus des espèces étudiées, en particulier pour Cd, Pb, Ni et Cu [cadnium, plomb, nickel, cuivre, NDLR]. Des valeurs plus élevées chez les poissons et les moules que celles recommandées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ». Là encore, les résultats doivent prendre en compte la pollution globale de la mer, car les poissons sont mobiles – les moules le sont moins cependant. Le rapport rappelle qu’une « forte bioaccumulation des métaux dans leurs organismes » peut tuer les espèces marines, et représente un risque sanitaire pour l’homme.
Maladies, chômage et expropriations
Dans la zone de Kpémé, la maladie la plus visible est la fluorose dentaire : des dents avec des tâches marron, parfois mal formées, surtout chez les enfants. Elle serait due aux « teneurs fortes en fluor » dans les poussières, selon l’audit de la SNPT :
Les enfants sont plus affectés car le fluor très concentré dans leur sang à cause des poussières qu’ils respirent remplace le calcium des os et des dents chez les jeunes en pleine croissance. En plus des poussières, il faut signaler la contamination des sols et des produits maraîchers, du maïs et du manioc cultivés autour de l’usine, les eaux des puits et les poissons contaminés qui entrent dans la consommation quotidienne des personnes autour de l’usine.
L’audit de la SNPT rappelle aussi qu’en 2014, 283 cas de consultations au niveau des services de santé de la mine étaient dus à des affections respiratoires : bronchites chroniques, rhinites et dermites allergiques, conjonctivites, laryngites ou encore pneumopathies. « Chez les adultes, les métaux lourds contenus dans les poussières [...] peuvent affecter sérieusement leur santé, indique l’audit. Il s’agit surtout des maladies cardio-vasculaires (hypertension artérielle, dyslipidémies), des dysfonctionnements hépatorénaux, des maladies hépatorénales, du diabète, etc., qu’on peut aussi identifier chez les personnes exposées aux poussières de phosphate. »
Mais la pollution n’est pas le seul grief des riverains de la SNPT dans la zone de Kpémé. « Le ressenti de nos villages, c’est les impacts du chômage, alors que nous avons une usine implantée sur nos terres. Nombre de nos jeunes ont quitté la zone à la recherche d’un travail ailleurs. Car ils n’en trouvent pas ici. Et pourtant, nous avons une usine à côté ! Nous disons donc que cette usine est là pour nous appauvrir », explique un chef traditionnel ayant requis l’anonymat. La SNPT emploie bien des travailleurs locaux, « mais ce sont principalement des occasionnels, des contractuels », se plaignent les riverains.
Autre grief : lors de l’implantation de la SNPT, les villageois avaient dû lui céder des terres. Aujourd’hui, l’entreprise reverse 5 F CFA (0,0076 euros) par mètre carré par an ou par trimestre, selon le terrain, aux anciens propriétaires. Une somme jugée dérisoire.
Depuis 2017, les sociétés minières au Togo doivent reverser 0,75 % de leur chiffre d’affaires aux communautés locales. Une première avancée, estiment les riverains. Cet argent doit permettre de financer des projets socio-économiques dans la région, qui sont censés être approuvés et suivis par un comité tripartite composé des sociétés minières (en l’occurrence, dans la région de Kpémé, la SNPT et des entreprises qui extraient le sable), de la population (chefs traditionnels et membres des Comités villageois de développement) et de l’administration (mairie, préfecture). « C’est déjà une bonne chose, même si ce système souffre des lenteurs administratives. En trois ans, pour les neuf villages qui composent la région, il y a eu quatre projets presque terminés, les autres sont en cours », commente un notable de Kpémé qui a lui aussi requis l’anonymat.
Contactée par Afrique XXI, la SNPT n’a pas répondu à nos questions.
Le calvaire des déplacés des carrières
Au Togo, le phosphate est extrait dans le sud du pays, dans les préfectures de Zio et de Vo, dans des carrières à ciel ouvert. À Zio 1, à 25 km au nord de Lomé, tel un canyon, la roche a été creusée au sein d’une vaste carrière parcourue par des roues-pelles et par des camions. Des rails amènent le phosphate directement à l’usine de Kpémé pour le traitement. L’entreprise a déplacé des milliers des riverains. Eux aussi, tout comme ceux de Kpémé, affirment ne toucher que 5 F CFA par mètre carré et par trimestre.
Depuis douze ans, le village de Zegle (environ 2 000 habitants) a été progressivement détruit par l’avancée de la carrière. Le nouveau Zegle a été déplacé quelques kilomètres plus loin. Il y a deux ans, le village de Sagonou a commencé à connaître le même sort. Un de ses quinze quartiers a déjà été déplacé. Le nouveau Sagonou jouxte aujourd’hui le nouveau Zegle.
La SNPT a certes aidé à la relocalisation des habitants en leur fournissant des terrains et une aide à la réinstallation. Mais la majorité des déplacés est loin d’être satisfaite. Dans le nouveau Sagonou, là où tout est encore en construction, Kodjo, un agriculteur de 50 ans, nous reçoit dans sa nouvelle maison en construction. Il a dû déménager en novembre 2022 avec sa famille – deux femmes et huit enfants : « La SNPT nous propose de nous dédommager à hauteur de 1,4 million de F CFA pour la construction de la maison. Mais ça, c’est le prix pour une seule chambre… sans latrines, sans salon, sans cuisine... Ce n’est vraiment pas suffisant ! De cet argent, on nous a remis 250 000 FCFA en cash pour la main-d’œuvre du maçon, et maintenant, le reste, on nous le donne en matériel que l’on prend auprès de la SNPT. »
Kodjo dit avoir déjà dépensé 3 millions de F CFA pour sa maison encore en travaux. « Pour cette construction, j’ai dû vendre un terrain », se désole le cultivateur. Mais, surtout, il doit désormais prendre sa moto et dépenser du carburant pour se rendre dans ses plantations situées à 6 km de sa nouvelle habitation.
Des poussières chargées de métaux lourds
Les riverains des carrières ne sont pas épargnés eux non plus par la pollution. L’audit de 2016 de la SNPT précise qu’en zone minière le « décapage des couches stériles » expose « les nappes à toute forme de pollution ». Et les phosphates baignant « en permanence dans les nappes souterraines des carrières [...] favorisent le lessivage des métaux vers les eaux souterraines ». À Zegle comme à Sagonou, l’eau est souvent de couleur jaune et contient des dépôts.
L’extraction émet aussi des poussières qui sont « chargées en métaux lourds » et peuvent entraîner « des rhinites, des bronchites, des maladies cérébrovasculaires, des cancers, de la fluorose », selon l’audit. De nombreux habitants se plaignent également de problèmes aux yeux.
Contactée par Afrique XXI, la SNPT n’a pas non plus répondu aux questions sur l’impact de son exploitation vers sa carrière d’extraction.
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1Les prénoms de tous les interlocuteurs ont été modifiés afin de préserver leur sécurité.
2Adoté Agbéko Aduayi-Akue et Kissao Gnandi, « Évaluation de la pollution par les métaux lourds des sols et de la variété locale du maïs Zea mays dans la zone de traitement des phosphates de Kpémé (Sud du Togo) », International Journal of Biological and Chemical Sciences, 2014.
3Moctar L. Bawa, Yaya Boukari et Gbandi Djaneye-Bondjou, « Caractérisation de deux effluents industriels au Togo : étude d’impact sur l’environnement », Afrique Science, 2005.