
Début 2024, Shell a annoncé son intention de vendre tous ses intérêts pétroliers et gaziers terrestres dans le delta du Niger, au Nigeria, afin d’achever son retrait de cette région particulièrement troublée. C’est un processus entamé il y a plus de dix ans. Le mot « désinvestissement » est souvent utilisé pour décrire ces ventes d’actions et d’actifs impliquant toutes les grandes sociétés pétrolières et gazières occidentales qui ont engrangé d’énormes profits en exploitant le « sweet crude » (pétrole brut léger) pendant des décennies. Ainsi, les autorités de régulation nigérianes ont récemment approuvé la vente des dernières participations terrestres du géant italien ENI à des sociétés enregistrées au Nigeria.
Mais de toutes ces transactions, c’est l’annonce faite par Shell en janvier 2024 qui a attiré le plus l’attention, en raison des protestations des communautés qui ont subi l’impact de la pollution au cours des dernières décennies. Une pétition publique a appelé les autorités de régulation nigérianes à rejeter la vente d’actions, la qualifiant d’« escroquerie » élaborée par la multinationale britannique pour échapper à son obligation de débourser des milliards de dollars pour les décennies de destruction de l’environnement, de la santé et des moyens de subsistance des populations locales. En vendant ses parts dans le delta du Niger à Renaissance – un consortium qui aurait été fondé par d’anciens cadres nigérians de Shell et par des personnes liées au pouvoir central –, Shell transfère la responsabilité à des entités qui n’auront ni la capacité ni la motivation d’entreprendre les vastes travaux de remise en état qui s’imposent.
Le delta du Niger dévasté
Le transfert des coûts réels de la production de combustibles fossiles aux États et aux citoyens, y compris à certaines des personnes les plus vulnérables, fait partie intégrante des plans des « Big Oil »1. Au-delà de son impact sur le réchauffement climatique, l’extraction du pétrole aspire la vie des terres et des populations sur les sites d’extraction. Le delta du Niger en est probablement l’exemple le plus flagrant, car on y trouve certains des sites d’extraction de combustibles fossiles les plus dévastés sur le plan environnemental.
Dans cette région, les compagnies pétrolières et gazières internationales ont longtemps éludé leur responsabilité dans les niveaux de pollution monumentaux décrits comme un « génocide environnemental » dans un rapport récent de la Commission du pétrole et de l’environnement de l’État de Bayelsa (BSOEC). Ajoutée aux préoccupations liées au changement climatique, l’indignation suscitée par ces situations dans le delta du Niger a motivé les appels lancés aux entreprises de combustibles fossiles pour qu’elles se désengagent en faveur de combustibles plus propres.
Cependant, Shell et les autres entreprises ne se désengagent pas du Nigeria. Tout en s’éloignant de leurs intérêts à terre (« onshore »), Shell et ENI, entre autres, développent leurs investissements dans le forage au large des côtes (« offshore ») en eau profonde dans le golfe de Guinée, loin des communautés, et là où la réglementation gouvernementale, notoirement laxiste, est quasiment inexistante.
« Tous les sites de Shell étaient pollués »
L’histoire de Shell au Nigeria révèle des réalités complexes et troublantes qui remontent aux années 1930, à l’époque de la colonisation britannique. Dès le début, Shell a fait partie de la stratégie d’exploitation des ressources de l’Empire. Depuis lors, la compagnie a dominé l’industrie pétrolière du Nigeria et a forgé des liens étroits avec les gouvernements nigérians successifs, y compris certaines des dictatures militaires les plus brutales et les plus corrompues. Cet héritage a permis à Shell d’opérer dans une quasi-impunité en adoptant des pratiques de réduction des coûts qui ont gravement nui à l’environnement, aux communautés et aux économies locales. Dans les années 1990, Bopp Van Dessel, un responsable des études environnementales de Shell en poste au Nigeria, avait démissionné après avoir constaté le mépris de l’entreprise pour les normes environnementales les plus élémentaires. « Tous les sites de Shell que j’ai vus étaient pollués », avait-il affirmé.
La situation s’est aggravée alors même que l’entreprise faisait l’objet d’un examen de plus en plus minutieux à l’échelle mondiale dans le cadre de la campagne de boycott de Shell. Cette campagne, menée dans les pays occidentaux, a été motivée en grande partie par la résistance des communautés du delta du Niger, en particulier le peuple ogoni, dont le leader Ken Saro-Wiwa a dirigé le Mouvement pour la survie du peuple ogoni (Movement for the Survival of the Ogoni People, MOSOP). La lutte des Ogonis a attiré l’attention du monde entier sur l’impact environnemental dévastateur des déversements de pétrole, du torchage de gaz et du déversement de déchets de Shell, ainsi que sur l’exploitation plus large des ressources du Nigeria.
Malgré la condamnation internationale croissante, les opérations de Shell ont continué à dévaster le delta du Niger, parce que le gouvernement nigérian n’avait pas la volonté politique de lui demander des comptes, mais aussi parce que les gouvernements du Royaume-Uni et des Pays-Bas sont restés complices. Avec le soutien matériel et les encouragements de Shell, la junte militaire nigériane de l’époque a brutalement réprimé la résistance locale, notamment en exécutant Saro-Wiwa et huit autres militants ogonis en 1995. À l’époque, Shell tirait du delta du Niger ses plus gros bénéfices mondiaux.
Des milliards de dollars pour nettoyer
À la suite des protestations des communautés, des études scientifiques telles que le rapport 2011 du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) sur l’Ogoniland et le rapport 2023 du BSOEC ont révélé une contamination importante des sols due à des déversements persistants de pétrole qui ont rendu de vastes zones agricoles infertiles, privant les communautés locales de leur principal moyen de subsistance. Le sol ainsi contaminé, chargé d’hydrocarbures, de vastes étendues de terre sont devenues toxiques et inutilisables pour l’agriculture. Les sources d’eau potable ont également été gravement touchées.
Le rapport du BSOEC fait état de niveaux alarmants de substances toxiques, du chrome cancérigène ayant été trouvé dans l’environnement de l’État de Bayelsa à des niveaux plus de 1 000 fois supérieurs à ceux que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère comme acceptables. Ces résultats corroborent le rapport du PNUE, qui avait révélé que les concentrations de benzène dans l’eau potable de l’Ogoniland étaient 900 fois supérieures aux limites de sécurité de l’OMS. La pollution de l’air aggrave le problème : le torchage systématique du gaz associé libère continuellement dans l’atmosphère des cocktails de substances nocives qui provoquent toutes sortes de problèmes de santé, allant des troubles respiratoires au cancer.
Dans son rapport de 2011, le PNUE estimait qu’un nettoyage complet de l’Ogoniland nécessiterait à lui seul au moins 1 milliard de dollars (961 millions d’euros) et prendrait plus de trente ans, tandis que le BSOEC prévoit que la réparation des dommages environnementaux à Bayelsa nécessiterait un investissement minimum de 1 milliard de dollars par an sur une période de douze ans. Or ces deux territoires, l’Ogoniland et le Bayelsa, ne représentent qu’une fraction de l’ensemble du delta du Niger. Le coût de l’assainissement de toute la région serait beaucoup plus élevé.
Une vaste escroquerie
La vente d’actifs à des populations autochtones pour échapper à toute responsabilité en matière de pollution n’est pas une nouveauté pour Shell. En 1985, la société avait vendu sa raffinerie de Curaçao, dans les Antilles, au gouvernement local pour 1 dollar symbolique, le contrat de vente garantissant que cet État autonome au sein du royaume des Pays-Bas ne pourrait jamais tenir Shell pour responsable de la pollution, passée ou présente. Trente ans plus tard, Curaçao est toujours aux prises avec un paysage massivement pollué, héritage des activités de Shell qui ont laissé derrière elles des sols contaminés, des émissions toxiques et un fardeau économique que l’île continue de supporter.
Ce modèle de cession d’actifs, déguisé en une étape censée mener vers la durabilité, illustre la stratégie de Shell qui consiste à externaliser ses responsabilités environnementales à des États et à des communautés affaiblis, tout en maximisant les profits et en maintenant une façade de responsabilité sociale et environnementale.
La récente décision de Shell au Nigeria marquerait la fin de la privatisation des coentreprises entre les grandes compagnies pétrolières et l’État, qui sont aujourd’hui contrôlées par un réseau d’agents du pouvoir dont l’influence s’étend de la présidence à des voyous locaux. Ces sociétés ont mis en place un système dans lequel la richesse des ressources est siphonnée par les élites, tandis que les communautés qui subissent les pires effets de l’extraction des fossiles restent appauvries, empoisonnées et impuissantes.
Lors d’une récente réunion à Abuja, une sombre réalité s’est imposée : la compagnie nationale d’énergie est au bord de la faillite. Le directeur de la Nigerian National Petroleum Corporation Limited (NNPC) a avoué ce que l’on savait depuis longtemps : l’industrie pétrolière nigériane est une vaste escroquerie. Étonnamment, les oléoducs et les gazoducs sont exploités depuis des décennies sans système de comptage, ce qui empêche les régulateurs de déterminer avec précision le volume de pétrole atteignant les terminaux d’exportation.
Des vols en bande organisée
Cette opacité bien ancrée a permis aux compagnies pétrolières internationales et aux agents de l’État de commettre des vols de pétrole monumentaux. Pendant ce temps, ces mêmes acteurs se plaignent hypocritement des vols à plus petite échelle associés aux raffineries artisanales. Celles-ci, bien que visibles et souvent accusées de pollution, masquent la dévastation de l’environnement causée par Shell et d’autres acteurs majeurs. En permettant à ces opérations informelles de proliférer, l’État, Shell et d’autres multinationales pétrolières évitent commodément de rendre compte de leurs propres vols et de leur rôle dans la destruction de l’environnement. Ils rejettent la responsabilité sur les communautés appauvries qui ont été contraintes au raffinage artisanal en raison de la pauvreté systémique, du manque d’accès à l’énergie sur les sites d’extraction et de l’absence d’alternatives économiques viables. Ce « pacte de corruption » détourne l’attention des défaillances structurelles les plus profondes, laissant les vrais coupables impunis tandis que les communautés du delta du Niger continuent de subir le poids de cette exploitation.
Alors que les défenseurs de l’environnement prônent la décarbonation, le delta du Niger nous le rappelle brutalement : sans responsabilité environnementale locale et sans restitution des terres dépolluées aux communautés affectées, la « transition énergétique » ne peut être ni juste ni complète.
Il est indéniable que le désinvestissement des combustibles fossiles est essentiel pour lutter contre le changement climatique. Cependant, les communautés qui ont supporté le poids de l’extraction ne peuvent pas être les laissées-pour-compte de cette nouvelle donne. Une transition juste doit intégrer un cadre de désinvestissement juste qui donne la priorité aux réparations, à l’assainissement de l’environnement et au développement durable pour les communautés dont les terres et les vies ont été dévastées au nom des profits tirés des combustibles fossiles. L’énergie verte ne doit pas devenir un nouveau chapitre d’une longue histoire d’inégalités. Les mêmes dynamiques de pouvoir qui ont permis l’extraction des combustibles fossiles ne doivent pas être autorisées à persister dans l’avenir.
Une transition énergétique sans justice
Shell ne devrait pas être autorisée à simplement plier bagage et à quitter ses opérations terrestres dans le delta du Niger en abandonnant les personnes et les communautés qui ont enduré des décennies de dommages environnementaux et sociaux. Une sortie responsable exige que Shell s’acquitte de ses obligations envers les terres dont elle a profité en remédiant à l’héritage catastrophique de ses activités. Cela doit inclure, en premier lieu, une remise en état complète de l’environnement. Shell doit payer intégralement les efforts de nettoyage pour remédier à la contamination du sol, de l’eau et de l’air. Ces projets doivent répondre à des normes rigoureuses et faire l’objet d’une vérification indépendante afin de garantir une restauration complète.
Deuxièmement, elle doit prévoir des réparations : il est essentiel d’indemniser les victimes des crises sanitaires, des pertes économiques et des perturbations sociales causées par les activités de Shell.
Le delta du Niger témoigne du besoin urgent d’une approche de la transition énergétique axée sur la justice, qui donne la priorité au bien-être de ceux qui ont supporté les coûts environnementaux et sociaux de l’extraction des combustibles fossiles. L’action climatique est incomplète si l’on ne prend pas en compte le coût humain de l’extraction. Après les échecs enregistrés lors de la COP 29 à Bakou, en Azerbaïdjan (novembre 2024), le débat sur le financement du climat doit aborder les dures réalités auxquelles sont confrontées les communautés et impliquer les sociétés pétrolières dans la question de la responsabilité. Le pollueur doit payer !
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1Ou « supermajors » : il s’agit du nom donné à un groupe qui réunit les sept principales multinationales du pétrole, ExxonMobil, Shell, BP, TotalEnergies, Chevron Texaco, ConocoPhillips, ENI.