Collectés26 081 €
87%
Objectif30 000 €

Togo. Faure Gnassingbé et la tentation d’un règne sans limite

Reportage · Malgré les protestations, le pays dirigé depuis des décennies par la famille Gnassingbé devrait basculer dans un régime parlementaire. Il pourrait permettre au chef de l’État de se maintenir au pouvoir sans aucune limite de temps tant que sa majorité l’emporte. Au grand dam de l’opposition et d’un certain nombre de citoyens, qui n’ont que peu d’espace pour s’exprimer.

L'image montre un homme assis à une table lors d'un événement officiel. Il porte un costume sombre et une cravate, et son expression semble sérieuse et attentive. Sur la table, il y a un petit vase avec des fleurs colorées, ajoutant une touche de vie à la scène. À côté de lui, on voit un drapeau qui représente le Togo. En arrière-plan, des drapeaux d'autres pays sont également visibles, indiquant un cadre international. L'atmosphère semble formelle et concentrée.
Faure Gnassingbé, en janvier 2021, lors du sommet extraordinaire de la Communauté économique des États d’Afrique de de l’Ouest.
© Présidence du Togo / Flickr

Dans les rues de Lomé, la capitale togolaise, le quotidien a repris le dessus sur l’actualité politique de ces derniers mois. « Nous avons déjà des difficultés à subvenir à nos besoins et ce n’est pas la politique qui pourra nous nourrir toute l’année », lance Honoré. Conducteur de taxi-moto le jour, gardien de sécurité la nuit, il gagne en tout 70 000 FCFA (106 euros) par mois.

Entre fin mars et fin avril, l’histoire du Togo a pris un tournant : le pays est passé d’un régime semi-présidentiel à un régime parlementaire, ouvrant la voie à une Ve République. Et, le 29 avril, juste après l’adoption au Parlement de la nouvelle Constitution, ont eu lieu les élections législatives, qui avaient été repoussées à cause des débats autour de ce nouveau texte. L’Union pour la République (Unir, anciennement le Rassemblement pour le peuple togolais), le parti au pouvoir depuis des décennies, en est sorti officiellement vainqueur. Si la Constitution a été promulguée en mai, la Ve République n’est pas encore opérationnelle, et il faudra certainement attendre 2025 pour qu’elle se mette en place.

Dans le nouveau régime, le pouvoir exécutif sera entre les mains du chef de la majorité parlementaire, sans limitation de mandats tant que cette majorité restera à l’Assemblée. Pour ce poste de « président du Conseil », tous les regards se tournent vers Faure Gnassingbé, président de la République du Togo depuis dix-neuf ans et chef de l’Unir. L’actuel chef de l’État, 58 ans, a succédé à son père Eyadema Gnassingbé, à sa mort en 2005. Celui-ci avait dirigé le Togo pendant trente-huit ans, à partir de 1967. 

La fin du suffrage direct

Dans le nouveau régime parlementaire, le futur « président de la République » n’aura lui plus qu’un simple rôle représentatif. Il sera élu pour un mandat de quatre ans renouvelable une fois par le Parlement (Assemblée nationale, mais aussi Sénat lorsqu’il sera créé) réuni en Congrès. Il n’y aura donc plus d’élection au suffrage direct pour ces deux postes clefs de « président du Conseil » et de « président de la République ».

Pour les défenseurs du texte, qui rappellent que ce sont des députés qui ont fait la demande de changement de Constitution, ce régime parlementaire permettrait un meilleur équilibre des pouvoirs. Selon eux, le chef de l’État sera soumis à plus de contrôles de la part du Parlement. Et, selon cette Constitution, « l’Assemblée nationale peut mettre en cause la responsabilité du gouvernement par le vote d’une motion de défiance ». Enfin, toujours selon ses partisans, ce nouveau régime permettrait de limiter les coûts liés aux élections présidentielles.

Afin de comprendre pourquoi cette nouvelle Constitution fait débat, il faut revenir un peu en arrière. Juste avant le 31 décembre 2023, date officielle de la fin de la législature, vingt-et-un députés de la majorité et de l’opposition dite « centriste » ont déposé au bureau de l’Assemblée une proposition de loi de changement constitutionnel. Mais ce n’est que le 15 mars que le parti Alliance nationale pour le changement (ANC), de l’opposant Jean-Pierre Fabre, révèle au public qu’une nouvelle Constitution s’apprête à passer en Commission des lois.

Pas de référendum

Le 25 mars a lieu la première plénière devant tous les députés, et le texte est adopté dans la nuit à la majorité (89 voix pour, 1 contre et 1 abstention) après des heures de lecture et de discussions. L’opinion publique s’empare alors du débat autour du nouveau régime : pour ses détracteurs, cette Constitution est surtout une manière de faire sauter le verrou de la limitation des mandats pour Faure Gnassingbé. En 2002, à l’époque de son père, l’Assemblée nationale avait abrogé la limitation des mandats présidentiels. À la suite de protestations populaires, le Togo avait réintroduit la limitation en 2019, dans sa Constitution, à deux mandats présidentiels de cinq ans. Techniquement, Faure Gnassingbé ne peut donc pas se représenter après 2030.

Face aux controverses, la présidence ne promulgue pas le texte et le renvoie devant l’Assemblée pour relecture. Après trois jours de consultations nationales, le document est finalement adopté le 19 avril avec 100 % des voix. Dix jours après et avec plusieurs mois de retard sont organisées les élections législatives, qui maintiennent la majorité du camp présidentiel. Ce n’est qu’après celles-ci, le 6 mai, que le texte final est promulgué par la présidence puis publié au Journal officiel.

Au-delà des débats sur le fond, c’est donc la manière dont la Constitution a été modifiée qui a fait couler beaucoup d’encre. D’une part, les Togolais n’ont pas été consultés par référendum, comme le prévoyait la Constitution en vigueur dès lors que le mandat présidentiel risquait d’être modifié. D’autre part, les citoyens ont dû attendre la publication du texte, adopté quelques jours seulement avant les élections, au Journal officiel pour pouvoir le lire.

Des manifestations interdites

Beaucoup de Togolais sont en désaccord avec cette nouvelle Constitution, mais donner son opinion ou manifester au Togo n’est pas sans risques. « Pour certains événements politiques, on a peur de se faire arrêter, donc on ne s’exprime pas trop sur les idées. Si tu contestes beaucoup, tu as des problèmes », explique Honoré, le taxi-moto et gardien de nuit cité plus haut, même s’il admet que sous le père de l’actuel président « c’était quand même pire » : « On avait même peur de parler dans nos maisons. »

Le couperet n’est jamais loin. Courant mai, deux jeunes Togolais ont été placés en détention préventive après avoir critiqué le président de la République, la Constitution et les dernières élections dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux. Ils ont finalement écopé de six mois de prison avec sursis. 

Ces derniers mois, plusieurs tentatives de protestation ont été tuées dans l’œuf. En avril, une marche prévue par l’opposition a été interdite et neuf opposants ont été arrêtés et détenus quelques jours après avoir tenté de sensibiliser au changement de Constitution les badauds sur un marché. Les forces de l’ordre sont allées jusqu’à bloquer des conférences de presse de membres de l’opposition et de la société civile au lendemain de la première adoption de la nouvelle Constitution. Amnesty International avait réagi en dénonçant un climat de « répression ». Par ailleurs, aucun visa n’a été délivré aux journalistes étrangers désirant venir couvrir le scrutin. Thomas Dietrich, qui avait tenté de se rendre à Lomé pour Afrique XXI, avait été violemment arrêté et expulsé. Depuis 2021, six journalistes togolais ont été emprisonnés pendant plusieurs semaines et les journaux sont souvent sanctionnés.

Pour empêcher les manifestations, le Togo s’appuie sur une loi restrictive votée en 2019 en réaction aux vastes protestations qui ont ébranlé le pouvoir en 2017-2018. Le texte interdit les manifestations sur toutes les routes nationales, les axes où se déroulent de fortes activités économiques, dans les centres urbains, près des institutions togolaises et des chancelleries, etc. Même les Nations unies avaient demandé au Togo de réviser cette loi. Dans ce contexte, trois meetings de la société civile ont été tenus, mais après la promulgation de la nouvelle Constitution et après les élections législatives du 29 avril. Côté opposition, c’est la campagne électorale, entre le 13 et le 27 avril, qui lui a permis de s’exprimer dans les rues.

« Fraudes massives » dénoncées par l’opposition...

Appelés aux urnes le 29 avril, les Togolais devaient choisir non seulement leurs députés mais aussi leurs conseillers régionaux. Ces derniers devront élire les futurs sénateurs – lorsque le Sénat sera créé. Selon les résultats officiels de ce double scrutin, la majorité présidentielle a remporté 108 des 113 sièges à l’Assemblée nationale, et 137 des 179 conseillers régionaux. Tous les recours déposés par des candidats contestataires auprès de la Cour constitutionnelle (pour les législatives) et la Cour suprême (pour les régionales) ont été rejetés.

Le jour des élections, de nombreux partis d’opposition et des candidats indépendants ont en effet dénoncé des « fraudes massives », notamment des « bourrages d’urnes », mais aussi des « votes par dérogation » ou encore des « procès verbaux pré-remplis », ce que conteste l’Unir. L’Alliance des démocrates pour le développement intégral (Addi), devenu le premier parti d’opposition en termes de sièges attribués, a même filmé une de ces fraudes. Dans cette vidéo, publiée sur internet, un homme portant des habits de la commission électorale glisse dans une urne plusieurs papiers semblant être des bulletins.

« C’était dans le bureau de l’école à Gnakpoung [dans le Nord] », atteste à Afrique XXI François Kampatibe, porte-parole de l’Addi. « Nous avons bien sûr déposé cette vidéo dans notre dossier de recours. Il a quand même été rejeté », lance-t-il sans être étonné par ce refus. L’Addi affirme que plusieurs militants ont voulu vérifier, voire empêcher, des bourrages d’urnes, notamment dans trois bureaux du nord du Togo. Des citoyens ont voulu faire de même, ce qui a parfois conduit à des affrontements. Plusieurs habitants de la ville de Samomoni sont actuellement en détention préventive à Dapaong à la suite des échauffourées lors des scrutins.

... et satisfecit des observateurs internationaux

Le candidat indépendant Emmanuel Palanga, qui a fait campagne dans la région centrale de la Kozah et n’a pas obtenu de siège, dit également avoir constaté des bourrages d’urnes. Selon lui, des représentants de son mouvement qui étaient censés surveiller le scrutin le jour du vote ont été empêchés d’entrer dans une vingtaine de bureaux. « En plus, précise-t-il, les résultats officiels que nous a attribués la Commission électorale dénombre des voix en moins par rapport à nos propres compilations de procès verbaux… Et cela sans compter les bureaux de vote dans lesquels nous n’avons pas pu rentrer. »

La communauté internationale ne s’est pas prononcée, à l’exception des observateurs autorisés lors de ces élections (Cedeao, OIF, UA, CEN-SAD) pour qui ces élections se sont bien déroulées. Quelques observateurs nationaux comme le Collectif des associations contre l’impunité au Togo (Cacit) ont malgré tout soulevé plusieurs dysfonctionnements, dont des bourrages d’urnes. Selon lui, certaines tentatives de fraudes ont pu être réglées le jour de l’élection avec l’appui notamment des forces de l’ordre.

Ces contestations auraient pu être l’occasion pour l’opposition togolaise de s’unir. Mais elle apparaît plus divisée que jamais. Pour le politologue Paul Amegakpo, « l’opposition a toujours eu du mal à être unie au Togo. Vers 2018, elle s’était certes rassemblée dans une coalition appelée “C14.” Mais cette coalition ne s’était pas rassemblée derrière l’opposant Tikpi Atchadam qui avait soulevé les foules pour réclamer la limitation du mandat présidentiel. La C14 a elle-même éclaté... Depuis lors, il y a une vraie crise de confiance chez les Togolais. »

Une opposition divisée

Lors des dernières élections, les grands partis d’opposition n’ont pas formé de nouvelle coalition pour présenter des listes communes. Certains (comme le Parti des Togolais ou la Dynamique Monseigneur Kpodzro, DMK) avaient même appelé à boycotter le scrutin.

Cette désunion s’est poursuivie après les élections. Certains opposants (Jean-Pierre Fabre, de l’ANC, et Paul Apevon, des FDR) ont ainsi refusé de siéger à leurs postes de députés dans la nouvelle Assemblée nationale pour protester contre le nouveau régime, contrairement à trois autres opposants élus (Brigitte Adjamagbo-Johnson de la DMP, Tchabouré Gogué et Wonyra Kossivi d’Addi), qui ont affirmé siéger sous l’ancienne Constitution, arguant avoir été élus sous celle-ci.

C’est dans ce contexte que des membres de la société civile engagée politiquement ont pris le relais en formant avec quelques opposants le front « Touche pas à ma Constitution » et en organisant des meetings – dont le dernier a eu lieu le 30 juin. Le 10 juin, avec quelques universitaires, la société civile a même présenté un nouveau « contrat citoyen » ouvert à tous. Ce texte participatif propose à chacun d’apporter sa contribution pour donner des idées sur le futur de la nation togolaise.

Biométrie électorale : une entreprise belge en question

Pour toutes ces élections, le Togo, comme bon nombre d’autres pays africains, utilise un système de biométrie. L’entreprise belge Zetes est implantée depuis plus de dix ans au Togo et appuie techniquement la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) au recensement électoral biométrique permettant d’établir les listes électorales. Ce recensement biométrique avec prise d’empreintes a quelques limites. Car s’il permet théoriquement d’éviter des doublons ou l’inscription de personnes décédées, certains Togolais s’inscrivent sans pièce d’identité. 

« S’inscrire sans pièce d’identité est légal1, car beaucoup de personnes au Togo n’ont pas eu l’opportunité de faire des papiers et ce n’est pas pour autant qu’ils ne devraient pas voter, explique Togbui Dagba, chef traditionnel du quartier de Bè, à Lomé. Donc, quand ce cas se présente, c’est un chef traditionnel ou un notable qui atteste de l’identité et de l’âge de la personne lors du recensement électoral. Cependant, j’ai vu une jeune fille qui habite Lomé qui avait une carte d’électeur mais dont le village natal est au Ghana. Comment peut-on être certain avec ce système qu’on ne fait pas voter des étrangers ou des mineurs… ? » s’interroge-t-il.

Au-delà de cette difficulté, la société Zetes a fait l’objet d’une plainte déposée à Bruxelles, après la présidentielle de 2015, par l’Alliance nationale pour le changement (ANC) de l’opposant Jean-Pierre Fabre (arrivé deuxième) pour « faux en informatique et usage de faux » et « fraude informatique ». Cette plainte stipule entre autres que dans le fichier électoral « 3 321 doublons ont été découverts sur 57 457 électeurs analysés. [...] Il existe également des duplicatas du numéro d’électeurs, soit un total de 29 775 cartes portant les mêmes numéros pour des électeurs différents. » En 2017, la procédure s’est soldée par un non lieu en l’absence de preuves suffisantes. Contactée par Afrique XXI, Zetes n’a pas souhaité faire de commentaire.

1Sur la légalité du recensement électoral sans carte d’identité ou sans papier, l’article 66 du code électoral stipule : «  Le comité des listes et cartes est assisté d’un chef traditionnel ou d’un notable légalement désigné en qualité de personne ressource pour l’identification des personnes ne disposant pas de pièces prévues à l’alinéa précédent. La liste des notables et des chefs traditionnels est établie par le ministère chargé de l’administration territoriale.  »