« Les Africains furent au cœur de la construction de notre monde moderne »

Entretien · Dans un essai passionnant écrit en anglais, Born in Blackness, Howard W. French, un journaliste américain devenu universitaire, prend à contre-pied l’orthodoxie historique dominante. Grâce à une documentation riche, il démontre que l’Afrique et les Africains réduits en esclavage ont joué un rôle majeur dans la construction de ce que l’on a appelé la « modernité » de l’Occident.

Cap 110, un mémorial consacré à l’esclavage érigé à l’Anse Caffard, en Martinique.
Denis Brothier / flickr.com

Born in Blackness est un livre sensationnel qui n’a pour l’heure pas été traduit en langue française. Son auteur, Howard W. French, un journaliste américain devenu universitaire, prend à contre-pied l’orthodoxie historique dominante depuis plusieurs siècles en démontrant, de manière convaincante et à l’aide d’une documentation riche, que l’Afrique et les Africains réduits en esclavage furent au cœur de la « modernité » de l’Occident.

Les récits détaillés du processus qui a ruiné les sociétés complexes du continent africain et déshumanisé des millions d’hommes, de femmes et d’enfants noirs, mais aussi de l’avidité insatiable des marchands d’esclaves, des négociants et des chasseurs de fortune portugais, anglais, français, hollandais et espagnols, ou encore de la condition des « prisonniers » du sucre, du coton et du tabac, rendent la lecture tout à la fois douloureuse et compulsive.
L’Europe a effacé tout cela depuis longtemps – mais elle ne le peut plus aujourd’hui.

Ce livre est le fruit de dix années de travail, mais – c’est une coïncidence - il est publié à un moment où l’esprit du temps s’y prête. Dans le monde anglophone, il a été accueilli avec un profond respect et un enthousiasme rare. Aux États-Unis, une invitation à s’adresser à une seule classe dans le cadre d’un cours d’histoire à la fac s’est transformée du jour au lendemain, pour French, en un discours lu devant l’ensemble de l’université. Et au Nigeria, un homme a tout simplement commandé... 1 200 exemplaires de l’ouvrage.

Victoria Brittain : Le thème central et audacieux de votre livre consiste à réécrire l’histoire du monde, du XVe siècle à la Seconde Guerre mondiale, en plaçant l’Afrique et les Africains au cœur de la construction de l’économie capitaliste mondiale. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez entrepris un projet aussi vaste et ambitieux, et comment vous vous êtes plongé dans des archives rares à travers les continents pour faire de l’esclavage africain le pivot de la modernité ?

Howard W. French : Un certain nombre de facteurs se sont conjugués pour me pousser à effectuer cette recherche et m’amener à écrire ce livre. Le premier d’entre eux concerne mon histoire familiale. Je suis un Afro-Américain, dont les ancêtres ont été réduits en esclavage des deux côtés de ma famille. Le volet de cette histoire que je connais et qui est le plus significatif et le plus directement lié à ce livre remonte aux débuts de l’histoire des États-Unis et concerne un ami et un allié politique de Thomas Jefferson, le troisième président états-unien. Jefferson a eu des enfants d’une femme esclave qui lui appartenait, et il y a une histoire étonnamment similaire dans ma propre lignée, du côté de ma mère. L’ancêtre en question, une femme nommée Priscilla, a eu un enfant de son propriétaire, le gouverneur de l’État de Virginie, James Barbour [1775-1842]. Ses enfants métis ont mené une lutte acharnée pour se préserver de l’esclavage et obtenir finalement des terres en Virginie, et leur combat a été au cœur des discussions dans ma famille tout au long de ma vie. J’ai toujours essayé de comprendre l’esclavage et la résistance à la fois comme un travail intellectuel et comme une expérience humaine vécue.

Howard French
DR

Le deuxième grand fil directeur est lié à mon expérience de journaliste. Au cours de ma carrière de correspondant à l’étranger pour le New York Times, j’ai travaillé très fréquemment dans le monde atlantique, qui est le théâtre de mon livre. J’ai notamment travaillé en Afrique occidentale et centrale, durant deux longs séjours, mais aussi aux Caraïbes et en Amérique latine. J’ai en outre mené des missions dans le sud des États-Unis et en Europe. Je parle plusieurs des langues qui sont au centre de cette histoire globale, notamment l’anglais, le français et l’espagnol, ainsi que le portugais, langue dans laquelle je me débrouille.

Le dernier aspect qui mérite d’être mentionné est que, pendant les onze dernières années de mon travail à l’étranger pour le Times, j’étais basé en Asie, d’abord au Japon, puis en Chine. Cette expérience m’a ouvert les yeux à bien des égards, mais le plus frappant fut que le thème de l’ascension de l’Occident, qui a réussi à éclipser temporairement l’Asie en termes de richesse et de pouvoir, demeure un sujet très sensible en Asie de l’Est, et même en Inde. Mon précédent livre, Everything Under the Heavens : How the Past Helps Shape China’s Push for Global Power [Knopf, 2017], était en majeure partie un ouvrage d’histoire et, en même temps, une exploration de cette question. Au cours de mes recherches pour ce livre, j’ai approfondi l’histoire de la navigation portugaise aux XVe et XVIe siècles, et j’ai été stupéfait de découvrir, à partir de récits contemporains, que les Portugais avaient passé des décennies à privilégier l’exploration maritime de l’Afrique avant de se lancer en Asie.

« Pourquoi n’avais-je jamais appris cela ? »

Pourquoi, me suis-je demandé, moi qui suis une personne cultivée et raisonnablement instruite, n’avais-je jamais appris cela ? En fait, ces récits sapent et contredisent fondamentalement le récit conventionnel et omniprésent que nous avons tous appris, selon lequel la modernité est née de l’obsession européenne d’atteindre l’Asie par la mer. L’Afrique, selon ce récit classique de l’histoire, était sans intérêt intrinsèque et ne représentait guère plus qu’un obstacle. La construction d’un tel scénario a été le premier acte d’un projet séculaire d’effacement de l’Afrique et des Africains dans notre histoire commune de la modernité.

Victoria Brittain : L’or a amené le Portugal en Afrique de l’Ouest à la fin du XVe siècle. Pourriez-vous nous parler d’Elmina, le fort situé dans l’actuel Ghana que les Portugais ont construit en 1482, et de la nature des relations de négoce de l’or avec les dirigeants africains locaux au cours du siècle qui a précédé le remplacement du commerce de l’or par celui des Noirs ?

Howard W. French : Le Portugal a été poussé à explorer la côte ouest-africaine dans les premières décennies du XVe siècle à la suite de la révélation, en Europe, d’une formidable manœuvre géopolitique menée par le dirigeant de l’empire du Mali au début du siècle précédent, dans le but de renforcer les liens de l’Afrique de l’Ouest avec le monde arabe musulman, et en particulier avec le sultanat mamelouk en Égypte. Ce dirigeant malien, Mansa Musa [dixième mansa de l’empire dans la première moitié du XIVe siècle], a parcouru 5 600 kilomètres jusqu’au Caire avec un énorme cortège transportant 18 tonnes d’or, qu’il a distribué dans des gestes de patronage et générosité extraordinaires.

Cela a fait baisser le prix de l’or sur les marchés méditerranéens pendant de nombreuses années, et les récits de la richesse du Mali se sont rapidement répandus en Europe, où les cartographes se sont affairés à essayer de localiser le royaume de Musa. Au début du XVe siècle, la jeune et pauvre dynastie portugaise des Aviz était obsédée par la recherche de cette source d’or et par la création d’un commerce avec l’Afrique de l’Ouest, dans le but de prospérer et d’assurer sa domination sur les autres couronnes ibériques qui convoitaient son territoire.

Elmina, premier avant-poste fortifié

Les premières explorations maritimes portugaises du XVe siècle ont trouvé peu d’or. Pour couvrir le coût de leurs expéditions océaniques, les Portugais ont commencé à lancer des raids militaires sur les populations vulnérables le long de la côte ouest-africaine, emmenant les malheureux qu’ils parvenaient à capturer au Portugal, où ils étaient vendus comme esclaves dans le pays et en Espagne. Avec le temps, cependant, les Portugais ont commencé à rencontrer des sociétés de plus en plus organisées en Afrique de l’Ouest, et ont vite compris qu’ils n’auraient pas les moyens de les conquérir. De plus, ils ont commencé à subir des pertes humaines considérables lors des raids côtiers.

Dans un revirement de stratégie, les Portugais ont commencé à privilégier la diplomatie et le commerce avec les sociétés mieux organisées qu’ils rencontraient. Elmina n’est pas le premier endroit où cela s’est produit, mais c’ est devenu un site extrêmement important dans la transition vers la modernité pour tout un tas de raisons. C’est ici qu’a été construit le premier avant-poste européen fortifié dans les tropiques, à l’issue de négociations menées entre les souverains locaux et les Portugais. Grâce au commerce de l’or, Elmina est devenue la source d’un quart des revenus de la couronne portugaise au cours des deux ou trois décennies suivantes. Jusque dans les années 1600, la stratégie du Portugal en Afrique occidentale et centrale était basée sur la diplomatie et le commerce, et, en effet, pour une grande partie de cette époque, le commerce des êtres humains réduits en esclavage était beaucoup moins important que le commerce de l’or ou d’autres biens.

Le fort d’Elmina, situé sur la côte ghanéenne, en février 2007.
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La diplomatie la plus impressionnante de toutes a été établie à cette époque avec le Royaume du Kongo, remarquablement sophistiqué, qui a adopté très rapidement et de manière tout à fait volontaire le christianisme comme religion et le portugais comme langue de la cour. Le Kongo a envoyé un grand nombre des enfants de son élite dans des écoles en Europe. Dans certains cas, des Kongolais ont travaillé au Portugal à des postes élevés au sein du gouvernement. Le Kongo avait des prêtres ordonnés par le Vatican, dont un archevêque. Et il a fini par envoyer des diplomates jusqu’au Brésil.

Victoria Brittain : Pourriez-vous nous en dire plus sur la façon dont ces relations africaines très poussées avec l’Europe se sont développées, et ont permis au Portugal de se transformer grâce à la richesse africaine ? Parlez-nous en particulier de vos découvertes sur le royaume du Kongo et ses rois chrétiens, ainsi que de leurs lettres au roi Joao III du Portugal en 1526.

Howard W. French : Les relations entre le Kongo et le Portugal ont fini par se désagréger sur la question de l’esclavage. Au départ, le Kongo était disposé à vendre des Africains réduits en esclavage aux Portugais et à d’autres. Dans leur conception, et selon leur loi, le commerce des esclaves devait se limiter aux captifs d’autres sociétés contre lesquelles les Kongolais faisaient la guerre, ou, dans certains cas, aux criminels kongolais. Cependant, avec l’expansion de l’esclavage au Brésil dans les années 1500, la demande portugaise d’Africains réduits en esclavage a rapidement pris de l’ampleur, et les commerçants portugais d’Afrique centrale ont commencé à s’installer sur les marchés locaux pour acheter des captifs parmi les Kongolais eux-mêmes. Cela a conduit à un remarquable échange de correspondances entre les souverains du Kongo et du Portugal, dans lesquelles le souverain du Kongo, Afonso, a écrit à son homologue de Lisbonne, le roi Joao, pour lui demander de mettre fin à ce commerce illégal.

Voici un extrait de cette lettre :

Et ce mal nous est arrivé à tel point que lesdits marchands prennent tous les jours nos compatriotes, les fils de nos terres et les fils de nos nobles, ainsi que nos vassaux et nos parents, parce que les voleurs et les hommes de mauvaise conscience sont guidés par le désir de posséder les choses et les biens de ce Royaume dont ils sont avides, ils les saisissent et les vendent de telle sorte, Monsieur, qu’à cause de cette corruption et de cette licence, notre pays est presque dépeuplé, ce qui n’est bon ni pour vous ni pour votre service, Votre Altesse. Et pour éviter tout cela dans notre Royaume, nous n’avons pas besoin de plus de prêtres ou de plus d’enseignants, ni même de plus de marchandises, à l’exception du vin et de la farine pour le saint sacrement, car ce que nous demandons à Votre Altesse, c’est de nous aider et de nous favoriser dans cette affaire en disant à vos représentants de ne pas faire venir de marchands ou de marchandises ici, car notre volonté est que dans ce Royaume il n’y ait pas de commerce d’esclaves ni aucun débouché pour lui.

Victoria Brittain : Elmina est à nouveau un lieu clé de l’histoire lorsqu’en 1637, les Hollandais s’emparent du fort, après avoir vaincu les Portugais, et en font une plaque tournante du commerce transatlantique des esclaves. Pouvez-vous décrire l’ampleur de cette transformation pour le continent ?

Howard W. French : Il est important de comprendre que le commerce massif d’êtres humains réduits en esclavage de part et d’autre de l’Atlantique - que nous qualifions de manière quelque peu aseptisée sous le terme de « traite des esclaves » - a pris racine à différentes époques et à différents endroits en Afrique. La côte de l’actuel Ghana, où se trouve Elmina, n’a pas été un site initial de trafic humain de masse. Bien avant que le Ghana ne devienne l’une des principales sources d’esclaves envoyés dans les chantiers du Nouveau Monde - que nous aseptisons également en les appelant « plantations » - la Haute-Guinée (c’est-à-dire la Guinée côtière, la Guinée-Bissau et ses environs), l’Afrique centrale et certaines parties de la côte nigériane étaient les principales sources de personnes captives.

Des guerres navales « gravement négligées »

Elmina et la côte ghanéenne ne sont devenues importantes, pour ce commerce, que dans la seconde moitié du XVIIe siècle, alors que le trafic d’êtres humains en provenance d’Afrique s’intensifiait. Ce n’est pas un hasard si cette période coïncide avec le moment où l’Angleterre (puis la Grande-Bretagne) devient la première puissance européenne en ce qui concerne le commerce des esclaves. Entre 1660 et 1713, l’Angleterre à elle seule a fait entrer 560 000 Africains dans l’esclavage occidental. Les historiens ont appelé la période de treize ans comprise dans cet intervalle de temps, de 1700 à 1713, la « ruée vers les esclaves », en raison de son intensité particulière. Au cours de cette seule période, 119 552 captifs ont été expédiés dans des camps de travail, à partir d’Elmina et d’autres centres de traite installés sur la Côte-de-l’Or (Ghana), afin de cultiver du sucre et d’autres produits en Amérique.

Victoria Brittain : Pourriez-vous décrire l’ampleur des guerres navales que se sont livrées le Portugal, la Hollande, la France, l’Espagne et la Grande-Bretagne pendant trois siècles pour se disputer les esclaves ?

Howard W. French : Ces guerres se répartissent en trois catégories différentes, qui ont toutes été gravement négligées dans les récits habituels de la construction du monde moderne. La première est presque entièrement inconnue, sauf par un petit cercle d’historiens, et concerne la lutte entre le Portugal et l’Espagne pour le contrôle de l’énorme commerce de l’or que le Portugal a établi à Elmina après 1471. Lorsque les Espagnols ont découvert l’ampleur du commerce de l’or du Portugal, ils ont immédiatement entrepris d’en prendre le contrôle. L’Espagne d’Isabelle de Castille [reine de Castille et León de 1474 à 1504, d’Aragon, de Majorque, de Valence, de Sardaigne, de Sicile de 1479 à 1504, et de Naples de 1503 à 1504] envoya un convoi de 35 navires pour revendiquer le commerce d’Elmina. Profitant de rapports de services de renseignement, un escadron portugais plus petit mais lourdement armé tendit une embuscade aux Espagnols le long de la côte ouest-africaine et battit ses rivaux de manière déterminante.

Le deuxième type de guerre qu’il convient d’examiner ici est la gigantesque compétition qui s’est déroulée entre les Hollandais et les monarchies unifiées d’Espagne et du Portugal pour le contrôle de l’ensemble de l’Atlantique Sud, qui déterminait le contrôle de l’industrie sucrière immensément lucrative du Brésil, et du commerce d’esclaves africains qui l’alimentait. Les Hollandais et les Espagnols se sont affrontés âprement pour le contrôle du Brésil entre 1580 et 1640, et l’un des chapitres les plus intrigants de cette lutte fut l’alliance entre les Hollandais et le Royaume du Kongo, proposée par ce dernier en 1623, afin d’expulser les Portugais de l’Afrique centrale et de mettre fin au commerce de masse d’êtres humains pratiqué par Lisbonne dans cette région.

« Le Kongo avait une conscience aiguë des subtilités de la politique européenne »

Mon livre contient de nombreux exemples de l’influence de l’Afrique sur l’histoire du monde, mais celui-ci est l’un des plus impressionnants à mon avis. Le Kongo avait une conscience aiguë des subtilités de la politique européenne et il était en mesure de monter une extraordinaire manœuvre diplomatique en opposant une puissance européenne à une autre. Malheureusement pour le Kongo, lorsque le Portugal a recouvré son indépendance vis-à-vis de l’Espagne en 1640, les Hollandais ont soudainement changé de cap, ne ressentant plus le besoin de travailler avec le Kongo pour combattre Lisbonne et affaiblir l’Espagne. Pire encore, les Hollandais eux-mêmes sont devenus des acteurs de premier plan dans le commerce atlantique des esclaves.

Le dernier exemple concerne les Caraïbes, où les archives montrent des déploiements extraordinairement importants de navires par la Grande-Bretagne, la France et aussi l’Espagne, pour le contrôle des lucratives colonies de plantation. Au cours d’un seul de ces trois déploiements, dirigé par l’amiral Edward Vernon en 1741, la Grande-Bretagne a perdu 22 000 hommes à cause de la fièvre jaune et de la malaria. Et malgré de telles pertes - qui ne prennent pas en compte le bilan des combats - la Grande-Bretagne et la France ont continué à investir énormément dans la guerre navale dans les Caraïbes.

Cette situation est historiquement intéressante pour de nombreuses raisons, notamment parce qu’une grande quantité d’encre et d’énergie académique a été dépensée en Occident pour tenter de réfuter les arguments avancés dans les années 1930 par l’homme d’État trinidadien, Eric Williams (1911-1981), un érudit1. Selon lui, la richesse des Antilles - qu’elle provienne du sucre ou de la traite des esclaves elle-même - était d’une importance économique primordiale pour l’Europe à cette époque. Des décennies de négationnisme enfiévré ont suivi, et personne n’a jamais proposé d’argument convaincant pour expliquer pourquoi les grandes puissances européennes étaient prêtes à dépenser autant de sang et de ressources pour contrôler les Caraïbes à cette époque, si ce n’est dans la perspective de réaliser d’immense profits.

Portrait de Toussaint Louverture, le libérateur de Haïti.
DR

Un autre grand intellectuel des Caraïbes, C.L.R. James, a bien sûr identifié la véritable motivation lorsqu’il a écrit dans son livre [publié en 1938] The Black Jacobins : Toussaint L’Ouverture and the San Domingo Revolution, que Saint-Domingue, qui est devenu plus tard Haïti - un pays libéré par le soulèvement victorieux des esclaves en 1804 - avait autrefois fourni les deux tiers de l’ensemble du commerce extérieur de la France.

Victoria Brittain : Pouvez-vous estimer le nombre d’esclaves africains qui ont été acheminés sur le continent américain et ceux qui sont morts en mer ? Pouvez-vous comptabiliser également les personnes tuées en Afrique dans les guerres intra-tribales que vous décrivez, qui ont été encouragées par les Hollandais et par certaines formes de commerce qui incluaient des armes à feu pour les Africains ?

Howard W. French : Si l’on tient compte non seulement de la violence mais aussi des ravages engendrés, en utilisant le concept épidémiologique de « surmortalité », c’est-à-dire le nombre de personnes qui sont mortes au-delà du taux de mortalité qui aurait existé en l’absence d’un commerce international d’esclaves à travers l’Atlantique, l’Afrique a probablement perdu entre 20 et 30 millions de personnes à cause de ce commerce - et encore, il s’agit de la fourchette la plus prudente.

Douze millions et demi d’Africains réduits en esclavage ont été débarqués vivants dans les ports de ce que l’on appelle le Nouveau Monde pendant la longue période du commerce européen des Africains. Les estimations des pertes avant le débarquement sur les marchés aux esclaves varient considérablement. Quelque 15 à 25 % des esclaves transportés par bateau sont morts en mer avant d’atteindre les Amériques. Beaucoup d’autres sont morts dans les centres de rétention, ou « barracoons », dans lesquels les Africains captifs étaient détenus le long de la côte africaine avant d’être embarqués sur les navires négriers.

« La violence engendrée par ce commerce a touché l’ensemble du continent »

Un grand nombre de personnes - un nombre considérable mais impossible à déterminer avec précision - sont mortes sur le sol africain dans les guerres et le chaos que les Européens ont délibérément entretenus en Afrique en utilisant des armes à feu et en favorisant l’accès aux biens de valeur pour dresser les groupes les uns contre les autres. La violence et l’insécurité engendrées par ce commerce ont touché l’ensemble du continent, jusqu’à ses confins, et un nombre considérable de personnes ont disparu mystérieusement après avoir été capturées par des chasseurs de primes à l’intérieur du pays. L’historien Joseph Miller a tenté d’en estimer le bilan en disant que dans la région de l’Afrique centrale, par exemple, le village agricole hypothétiquement moyen perdait entre un et deux de ses quelque vingt jeunes hommes au cours de chaque cycle agricole. Presque aucune famille ou petit cercle de connaissances n’était épargné.

Victoria Brittain : Vos récits obligent le lecteur à faire preuve d’imagination. Pouvez-vous nous en donner un aperçu ?

Howard W. French : En 1627, le navire anglais William and John, à bord duquel se trouvaient les hommes qui allaient devenir les premiers colons européens installés de façon permanente sur l’île de la Barbade - et qui allaient devenir immensément riches en tant que pionniers de l’industrie sucrière -, a attaqué un navire battant pavillon portugais alors qu’il faisait route vers la Barbade. Au cours de cette attaque, ils ont saisi dix Africains, que les Portugais avaient probablement fait venir d’Angola pour les vendre dans le cadre du commerce d’esclaves du Nouveau Monde. J’ai souvent pensé à la terreur et au désarroi qu’ont dû ressentir ces captifs africains. Ils allaient devenir les premiers Africains réduits en esclavage à la Barbade, une île qui a généré plus de richesses pour l’Angleterre, grâce à la production de sucre, que l’Espagne n’en a jamais obtenu avec tout l’argent et l’or que ses galions ont transporté à travers l’océan depuis la Bolivie et le Mexique. En essayant d’imaginer ce qui a dû leur passer par la tête, j’écris que les Africains saisis par les Anglais ce jour-là avaient probablement pris la mer pour la première fois de leur vie. Ils n’avaient aucune idée de la raison pour laquelle ils avaient été attrapés et enchaînés, ni de leur destination, ni du sort qui les attendait, ni même de la raison pour laquelle deux tribus différentes de Blancs s’étaient livrées à une bataille en mer aussi féroce pour les contrôler. Des millions d’autres, bien sûr, les suivront dans ce terrifiant passage vers l’inconnu, leurs histoires étant à jamais perdues.

Victoria Brittain : Vous évoquez de nombreuses formes de résistance dans différents endroits et à différentes époques, y compris par des moyens peu connus, comme le suicide. Or la résistance est absente, elle est minimisée voire effacée, dans le récit qui est fait de l’histoire de l’esclavage – y compris en ce qui concerne Haïti.

Howard W. French : L’une des idées les plus insidieuses et les plus répandues sur l’esclavage est que de nombreux Noirs étaient satisfaits de leur condition. Cette légende a été perpétuée par les propriétaires d’esclaves, les écrivains et les intellectuels de toutes les puissances impériales européennes qui se sont engagées dans la traite des esclaves et dans les plantations agricoles qu’elle a engendrées. Et ce jusqu’à très récemment : pas plus tard qu’en 1989, Daniel Boorstin, ancien directeur de la bibliothèque du Congrès américain, a écrit un manuel d’histoire pour les écoles secondaires dans lequel il affirmait que de nombreux esclaves étaient heureux de leurs conditions de vie. Le fait est que les Africains ont résisté à l’asservissement à chaque phase de la traite, qu’il s’agisse de ceux qui se sont battus, ont fui ou se sont rebellés contre leurs geôliers sur le sol africain, de ceux qui se sont révoltés à bord des navires ou se sont suicidés en mer, ou encore de ceux qui ont conspiré et organisé d’innombrables soulèvements dans les camps de travail du Nouveau Monde.

Lithographie conservée à la Bibliothèque nationale de France, légendée ainsi : « Les Anglais faisant part aux Africains du Traité de paix des puissances alliées du 20 octobre 1815 sur l’abolition de la traite des noirs ».
BNF

Victoria Brittain : Vous corrélez les débuts du panafricanisme avec l’idéologie créole en Haïti et les révoltes dans les plantations de tabac et de coton du sud des États-Unis. Pouvez-vous développer cette idée ?

Howard W. French : Le panafricanisme est né de l’esclavage et de la révolte. Dans mon livre, je considère que le premier acte majeur du panafricanisme est une révolte qui a eu lieu contre l’asservissement par les Européens sur l’île de Sao Tomé, avant même que le commerce transatlantique des esclaves ne soit établi. Avant l’arrivée des Européens, à partir du XVe siècle, nulle part en Afrique subsaharienne les Africains n’avaient une quelconque notion (abstraite ou synthétique) d’eux-mêmes en tant qu’Africains. Une telle notion n’avait aucun sens dans un paysage culturel où tout le monde, ami ou ennemi, parent ou étranger, était noir. Ce n’est que lentement et très progressivement que la violence de la traite des esclaves a commencé à susciter une prise de conscience de la race telle que nous la comprenons aujourd’hui.

Les camps de travail, « creusets » du panafricanisme

Le premier véritable et profond sentiment commun d’africanité, et même, comme je l’affirme, de panafricanisme, est né dans le creuset des camps de travail et des prisons, lorsque des Noirs de divers horizons et de différents groupes linguistiques se sont organisés pour renverser les Européens qui les contrôlaient. Haïti en est bien sûr l’exemple le plus célèbre. Les Africains amenés là-bas par la France pour y être exploités à mort ont surmonté leurs origines disparates pour vaincre les trois plus grandes puissances impériales de l’époque : l’Espagne, l’Angleterre et la France. J’appelle les esclaves de Saint-Domingue (Haïti) de cette époque des Africains, car l’espérance de vie typique d’une personne débarquée sur cette île pour y cultiver du sucre ou du café n’était que de cinq à sept ans. Cela signifie que les Noirs qui ont vaincu les armées européennes étaient encore culturellement africains. Ils venaient d’Angola, du Kongo, du Ghana ou du Nigeria. Leur victoire était donc une victoire panafricaine.

Victoria Brittain : Dans de nombreuses parties du livre, vous évoquez les stratégies de déshumanisation des Africains à travers les terribles pratiques de l’esclavagisme, mais vous parlez aussi de la rupture des normes culturelles et de la destruction de la confiance entre les peuples que celui-ci a engendrées. Pouvez-vous nous parler de ces questions fondamentales ?

Howard W. French : Il ne fait aucun doute que les Africains ont participé sur le sol africain à la traite des esclaves. Ce simple fait est souvent brandi comme un argument disculpatoire facile pour ceux qui voudraient minimiser l’horreur morale qui accompagne la fondation de l’Occident. Par « Occident », pour être précis, j’entends l’Europe occidentale et les Amériques, dont la viabilité économique et la mise en valeur étaient solidement et inéluctablement fondées sur la déshumanisation et l’exploitation de millions de personnes sur la base de leur race. Soyons clairs, et c’est ce que j’affirme dans mon livre, il n’y aurait pas eu d’Occident, ni de divergence entre l’Europe et les autres régions du monde en termes de richesse et de puissance, sans l’expropriation violente de la main-d’œuvre africaine à une telle échelle (avant 1820, on a fait traverser l’Atlantique à quatre fois plus de personnes venant d’Afrique que d’Europe).

Il faut également dire que l’esclavage tel que pratiqué par les Africains était très différent du modèle développé par les Européens. Il n’était, bien sûr, pas fondé sur la race. Il n’était pas obligatoirement perpétuel et transgénérationnel, comme l’esclavage l’était toujours dans le Nouveau Monde. Il s’agissait rarement de broyer la vie des gens, c’est-à-dire de les faire travailler jusqu’à la mort. Ce sont là quelques-unes des caractéristiques déshumanisantes de ce que l’on appelle « l’esclavage chattel » (ou, en français, « esclavage mobilier »). « Chattel » est le terme employé, en anglais, pour décrire le nouveau type d’esclavage qui commence à émerger massivement des camps de travail pénitentiaires à Sao Tomé, où les Africains, à cause de leur race, sont automatiquement considérés par les Européens comme étant légitimement soumis à l’esclavage. « Chattel » dérive de la même racine latine que le mot « cattle » (« bovin » en français), ce qui exprime une caractéristique fondamentale de cette nouvelle forme d’esclavage de masse, par lequel les esclaves africains sont réduits à la condition de bêtes de somme et privés de tous les droits normalement associés à l’humanité.

Un des droits arrachés aux esclaves « chattel » était celui de constituer une famille. La famille, comme institution, était niée aux gens mis en esclavage sous ce régime, et les membres de la famille étaient régulièrement séparés et dispersés en fonction des caprices des propriétaires. Qui plus est, les enfants des esclaves étaient eux aussi automatiquement condamnés à l’esclavage pour toute leur vie, comme l’étaient leurs descendants, et ainsi de suite pour l’éternité - comme il arriverait avec le bétail.

« La guerre rend l’or rare, mais les nègres abondants »

Afin de s’assurer un approvisionnement régulier en esclaves en provenance d’Afrique, les Européens ont rapidement adopté des tactiques visant à perpétuer le conflit entre les Africains. Les Hollandais, par exemple, avaient un dicton qui disait : « La guerre rend l’or rare, mais les nègres abondants ». Semer le conflit et le désordre est devenu une stratégie clé pour maintenir un volume élevé de captifs. Je soutiens que cela a eu des effets durables et profonds sur l’Afrique elle-même, en brisant les institutions politiques locales, en déformant et finalement en détruisant les économies locales, et enfin en minant la confiance sociale entre les Africains d’une manière qui, selon certains spécialistes des sciences sociales que je cite, peut encore être mesurée aujourd’hui.

Il faut également tenir compte de l’impact démographique de ce commerce d’êtres humains. L’Afrique a probablement perdu entre 20 et 30 millions de personnes dans ce commerce. On sait que seuls 12,5 millions d’entre elles ont été débarquées sur les côtes du Nouveau Monde, mais le reste, beaucoup moins facile à comptabiliser, est mort dans le chaos de la violence alimentée par la traite, ou a péri en mer. Ces chiffres doivent être comparés à la population du continent dans son ensemble, estimée à 100 millions d’habitants au XVIIIe siècle, période de pointe de ce trafic d’humains.

Victoria Brittain : Votre livre semble s’inscrire parfaitement dans l’air du temps, notamment auprès d’une jeune génération en Occident et aussi très largement dans les pays du Sud. Pensez-vous que l’on en a fini avec le très long déni occidental quant aux conséquences de l’esclavagisme ?

Howard W. French : Je pense que le champ du débat, de la discussion et de l’éducation sur le passé est en train de s’ouvrir à ce que l’on appelait autrefois, de manière peu élégante, les « perspectives subalternes ». Les changements sociaux de ce type se font par vagues, chaque avancée importante entraînant un retour de bâton. C’est ce que nous vivons actuellement aux États-Unis et en Europe dans une large mesure. Une illustration dans mon pays natal : dans certains États, des législateurs interdisent les livres scolaires véhiculant ce que ces politiciens conservateurs considèrent comme des perspectives qui déconstruisent les récits conventionnels sur la façon dont les États-Unis sont devenus riches et puissants. Ces politiciens voudraient faire taire les voix qui portent un regard critique sur la « race », et plus particulièrement sur l’exploitation et la suppression des personnes venues d’Afrique, ainsi que de leurs descendants. J’ai cependant confiance dans le fait que des efforts comme les miens, visant à prendre en compte cette histoire de manière plus complète, seront repris par d’autres, et que le projet de construire une histoire moins hagiographique ou, pour le dire autrement, plus précise et plus inclusive de nos origines, se poursuivra.

1Il a notamment écrit un ouvrage célèbre : Capitalism & slavery, Chapel Hill, Univ. of North Carolina Press, 1944, traduit en français sous le titre Capitalisme et esclavage, Présence africaine, 2020.