Françafrique, une histoire sans fin (2)

Sécurité des ambassades. Le traitement « low-cost » des vigiles africains

BONNES FEUILLES · En Afrique de l’Ouest, la France est devenue une cible de choix pour les groupes djihadistes. La sécurité de ses chancelleries, de ses diplomates et de ses ressortissants est un enjeu coûteux. Elle choisit pourtant de sous-payer et de sous-équiper ses agents de sécurité locaux, qui sont les premières victimes lors d’attaques terroristes.

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En 2018, Vincent Ledoux, rapporteur spécial de l’action extérieure de l’État à l’Assemblée nationale, écrivait : « En 2017 une légère hausse de la consommation du plafond d’emploi avait permis de créer 67 emplois au titre du ’plan de renforcement des moyens de lutte antiterroriste et de protection des communautés et intérêts français à l’étranger’, principalement pour la coopération de sécurité et de défense en Afrique et au Moyen-Orient, ainsi que pour des emplois de gardes de sécurité en Afrique et en Asie. » Ces moyens humains supplémentaires sont insuffisants, sinon ridicules, pour satisfaire pleinement les nouveaux besoins sécuritaires des ambassades de France en Afrique et des diplomates.

Après avoir renforcé les enceintes de ses chancelleries, en les rehaussant et en les doublant, la France a pu compter sur la coopération des pays d’accueil qui ont déployé des unités de protection. Les rues adjacentes ont été fermées et mises sous bonne garde, ou presque. […] Encore faut-il que les policiers ou militaires soient suffisamment bien formés, équipés et payés pour qu’ils consentent à risquer leur vie en cas d’attaque : en 2018, à Ouagadougou, lors de l’assaut contre l’ambassade de France mené par des combattants djihadistes, Diabri Razakou, un membre de l’Escadron de sécurité et d’intervention (ESI) du Burkina Faso, avait été le seul à perdre la vie, ses camarades ayant fui devant les assaillants. Le ministère des Affaires étrangères s’appuie également sur des sociétés locales de sécurité privée. Cette ligne budgétaire est constamment mise sous pression, ce dont pâtissent en bout de chaîne les vigiles.

Ainsi d’Abidjan. L’ambassade est située en plein centre-ville, dans le quartier du Plateau, à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau de la Présidence. Depuis peu, comme d’autres chancelleries françaises, un second mur est venu doubler l’enceinte historique, le bâtiment principal est désormais invisible depuis la rue. Deux sas blindés permettent de passer chacune de ces protections. Devant la porte principale destinée aux piétons, deux vigiles font le piquet en plein soleil. L’un d’eux ouvre une porte vitrée sans teint. Elle donne accès à un premier local gardé par trois autres agents, équipé d’un scanner et d’un portique de détection. L’organisation est la même pour le second accès. Tous sont employés par une société de sécurité locale nommée Siga Sécurité. Pantalon bleu et polo jaune, aucun n’est armé ni équipé de gilets pare-balles. Une première ligne bien fragile si des hommes armés et déterminés se présentaient à eux.

Padou (le prénom a été changé) travaille pour Siga depuis une quinzaine d’années. Marié, père de quatre enfants, il vit dans le quartier populaire de Yopougon, à une quinzaine de kilomètres de l’ambassade, à l’ouest de la ville. « Tous les matins, à 5h20, je rejoins à pied une navette pour aller au travail  », témoigne-t-il. Il a accepté de parler sous couvert d’anonymat, après s’être inquiété de savoir si je ne travaille pas pour la société qui l’embauche. Il estime son emploi précaire. « Nous n’avons pas de représentants syndicaux, et chaque fois que nous avons voulu en élire un, la direction a menacé de nous licencier », dit-il. Il prend son service à 6h30. Sa journée dure douze heures, coupée par un déjeuner pris sur place. À raison de six jours sur sept, il travaille 72 heures par semaine.

Des petits jobs à côté

« Le droit du travail est pourtant clair : la durée hebdomadaire légale est de 56 heures par semaine, assure Jérémi Kouassi Yao, responsable du secteur de la sécurité privée au sein de la Confédération ivoirienne des syndicats libres (CISL). En réalité, les vigiles font effectivement 72 heures, et les heures supplémentaires ne sont pas payées. » Padou touche 110 000 francs CFA par mois, primes comprises, soit environ 170 euros. À l’embauche, le salaire est plutôt de 90 000 francs (137 euros), soit le smic (60 000 francs) auquel s’ajoutent 30 000 francs de prime de transport. Il précise par ailleurs que certains équipements, dont ses chaussures de sécurité, ont été payés de sa poche. « Nous cotisons à la caisse nationale de prévoyance sociale, mais il n’y a aucune autre assurance ou prime de risque », ajoute Jérémi, lui-même vigile.

En mars 2019, des salariés de Siga ont exprimé leur colère lors d’une manifestation devant les locaux de leur employeur. Ils dénonçaient des ponctions sur leur salaire, qu’ils considéraient injustes. Parmi celles-ci, « 30 000 francs pour la formation, 5 000 francs pour leur imperméable, 15 000 francs pour les chaussures » relate un journal local1. Et « malgré la présentation d’un certificat médical, les jours non travaillés pour cause d’arrêt maladie ne sont pas pris en compte par l’entreprise ».

Même les contrats ne sont pas pérennes. « Ces sociétés jouent avec la loi, reprend le syndicaliste. Normalement, les contrats à durée déterminée ne peuvent dépasser deux ans. Au bout de ce délai, le salarié doit être passé en contrat à durée indéterminée. Dans les faits, ils sont mis en CDD un an, parfois deux ans, au terme duquel on leur accorde des congés d’un mois ou deux. Puis on leur refait un CDD. » Aucun des vigiles interrogés pour cette enquête n’avait signé un CDI. « Mon salaire me permet tout juste de payer la maison et les charges. Ma femme est une commerçante qui gagne peu d’argent. Je suis obligé de faire des petits jobs à côté pour subvenir aux besoins de ma famille », conclut Padou.

Jérémi Yao, qui tente non sans mal d’organiser la profession afin de mieux la défendre, estime que les vigiles ivoiriens ne sont « ni équipés, ni protégés correctement. Beaucoup de nos amis sont morts dans l’exercice de leur fonction, comme lors de l’attaque de Grand Bassam2. Nous ne pourrons assurer correctement notre mission que si nous-mêmes sommes considérés et en sécurité  ».

Une histoire de famille

Siga Sécurité emploie quelque 3 000 vigiles dans le pays. Elle gère aussi le gardiennage de la résidence de France. Dirigée par une Française, Maryse Malaganne-Delpeuch, la société a été créée par son père en 1970. La patronne est depuis au moins 2011 l’un des deux conseillers du commerce extérieur de la France en Côte d’Ivoire. Siga est une filiale du premier groupe de sécurité français, Seris. Dirigé par la famille Tempereau, entrée dans le palmarès des 500 familles les plus riches de l’Hexagone3, il ne compte pas moins de 43 000 salariés. C’est ainsi : l’État français sous-traite le gardiennage de ses ambassades à une société française de droit local, qui profite des conditions minimales qu’offre une législation approximative pour faire de substantiels bénéfices. Le chiffre d’affaires mondial de Seris a atteint 662 millions d’euros en 2020.

« Aujourd’hui, le marché est autour de 250 000 francs par vigile et par mois, le ministère tire régulièrement les prix vers le bas », confie une source au sein du ministère des Affaires étrangères. Charge au sous-traitant de s’en arranger. Difficile de croire que le ministère n’a pas une petite idée des conséquences qu’engendre une telle décision. Rien d’illégal, mais une drôle de conception de sa sécurité : 380 euros par mois, tel serait le prix d’une vie ivoirienne potentiellement sacrifiée pour la protection de l’ambassade la plus prestigieuse du réseau diplomatique français en Afrique. Contactés, ni Siga, ni Seris n’ont souhaité s’exprimer.

Cette situation est-elle à la hauteur des enjeux sécuritaires, d’une part, et des valeurs défendues par la France, d’autre part ? Le Centre des Hautes Études du ministère de l’Intérieur (Chemi), a mené en 2019 une étude sur le marché de la sécurité privée en Afrique. Ce rapport, jamais rendu public mais présenté brièvement au Milipol 20194, permet d’expliquer en partie la situation des vigiles ivoiriens, qui sont loin d’être les seuls Africains du secteur traités ainsi par l’État français. Huit pays ont été étudiés : Maroc, Algérie, Égypte, Éthiopie, Afrique du Sud, Nigeria, République démocratique du Congo et Sénégal.

Plusieurs milliers d’employés

Dans le contexte d’une « augmentation sans précédent de ce secteur en Afrique » sur les vingt dernières années (due notamment à une baisse des effectifs militaires, une augmentation des attaques terroristes et une insécurité croissante, une arrivée en nombre de multinationales et un chômage élevé…), « la réglementation est au mieux perfectible, sinon inadaptée. […] la plupart du temps, les salariés ne sont pas protégés par une réglementation spécifique ». Un flou législatif dont profitent sans vergogne les employeurs et leurs contractants, au premier rang desquels la France.

« L’État français emploie plusieurs milliers de personnes de ce secteur sur le continent africain pour protéger nos alliances françaises, nos ambassades, les lycées, les implantations de nos services », égrène Jean-Martin Jasper, le directeur du Chemi, lors de son intervention au Milipol 2019. « Au Quai d’Orsay, la sous-direction de la sécurité des emprises diplomatiques qualifie les sociétés de sécurité. Ces sociétés, à ma connaissance, sont en général les meilleures du pays dans lequel elles évoluent », ajoute une source au ministère de l’Intérieur. Mais, avoue-t-elle, « on ne confie pas le marché à un grand groupe national [français]… C’est mieux pour les finances publiques ! On est loin de la politique des Américains… », qui signent des contrats avec quelques sous-traitants US pour l’ensemble de leur réseau diplomatique.

Conséquence, « la question se pose de la qualification et du niveau de rémunération des agents. Quand on tire trop les prix vers le bas, on a ce qu’on a pour son argent. Il faut investir un peu pour que ces employés aient un minimum de motivation à défendre leur niveau de vie ». Outre le salaire, « il faut penser à leur protection physique. Il n’y a pas de guérite du 21e siècle. Le gars est à l’extérieur, il est couché, il a chaud. Pas de protection solaire, ni d’outils anti-armement… on est très très loin des guérites en France ou à l’Union européenne… ». Ce spécialiste des questions de sécurité prévient : pour quelques billets supplémentaires, un agent mal payé est plus facile à retourner contre les intérêts qu’il défend.

1« Cote d’Ivoire / Secteur de la Sécurité Privée : Se plaignant de maltraitance, les Agents de Siga Sécurité-Seris souhaitent une amélioration de leurs conditions », La Tribune de l’info, mars 2019.

2Le 1er mars 2016, une attaque terroriste dans la station balnéaire de Grand Bassam a fait 22 morts.

3« Les 500 plus grandes fortunes de France 2020 », classement du journal Challenge, 2020.

4Milipol est un salon professionnel consacré à la « sécurité intérieure » des États, qui se tient tous les deux ans à Paris.