En mai 2021, Uhuru Kenyatta, alors président du Kenya (son mandat s’est achevé en septembre 2022), s’est rendu dans le nord-est du pays pour inaugurer le port de Lamu, du nom de l’île principale de l’archipel situé juste en face. Le Lamu Port and Lamu-Southern Sudan-Ethiopia Transport Corridor (Lapsset) est un complexe qui s’inscrit dans un corridor régional principalement constitué d’un pipeline et de diverses infrastructures routières et ferroviaires permettant d’acheminer du pétrole depuis le Soudan du Sud. Le coût total de sa construction s’élève à environ 25 milliards de dollars (22,9 milliards d’euros).
Le projet fait partie des « Nouvelles routes de la soie maritimes » dont le président chinois, Xi Jinping, avait fait l’éloge à Pékin en mai 2017, lors du Forum de la Ceinture et la Route1. Selon la rhétorique désormais bien connue du Parti communiste chinois, elles doivent compléter le versant terrestre, passant par l’Asie centrale, de la « Belt and Road Initiative » (ou, en français, « Initiative ceinture et route », la nouvelle appellation de la « Nouvelle route de la soie » depuis 20172), afin de contribuer au développement des pays du « Sud global » dans une perspective présentée comme relevant du « gagnant-gagnant ».
Le projet kényan s’annonçait ambitieux depuis son lancement, en 2013, puisqu’il s’agissait officiellement de transformer un village de pêcheurs et quelques centaines d’acres de terres cultivées en un port permettant d’accueillir des supertankers et destiné à ouvrir le deuxième corridor économique du pays. Des projections prévoyaient même qu’à terme le port dépasse celui de Mombasa, le plus grand port d’Afrique de l’Est situé plus au sud, sur la côte kényane.
Si le Kenya, comme d’autres pays africains, a bénéficié d’une politique très généreuse de prêts chinois, cette tendance a sérieusement ralenti après avoir culminé en 20163. Pour le port de Lamu, il s’agit d’un contrat sur financement kényan en partie remporté par un consortium d’entreprises chinoises, dont la China Communications Construction Company (CCCC). Celui-ci prévoyait la construction de trois quais de mouillage, pour un coût total de 480 millions de dollars. Mais, pour diverses raisons, le projet peine à décoller, et certains observateurs parlent même d’un « éléphant blanc ».
Résistances locales
Depuis l’indépendance, des tensions subsistent entre les communautés musulmanes swahilies et les élites chrétiennes des hautes terres, notamment de Nairobi, autour de la question de l’accaparement des terres par les Kikuyus, l’un des principaux groupes ethniques au Kenya4. L’île principale de Lamu a longtemps été une destination touristique prisée par une clientèle de luxe, ce qui représentait depuis les années 1970 l’une des principales ressources de ce territoire.
Cette activité, également source de nombreux emplois sur la côte kényane, est en fort déclin depuis que le groupe islamiste somalien Al-Chabab a effectué plusieurs incursions dans l’archipel, situé à moins de 100 kilomètres de la frontière somalienne. Depuis 2014, Al-Chabab a commis des attentats ciblant principalement les populations non musulmanes (47 morts lors de la première attaque, le 15 juin 2014), mais aussi une base de l’US Army à Lamu en janvier 2020 et des touristes de passage. En mars 2022, un travailleur chinois a également été blessé, tandis que de nouvelles attaques ont eu lieu en janvier 2023. À cette crise sécuritaire se sont ajoutées l’épidémie de coronavirus et les répercussions de la guerre civile au Tigray, en Éthiopie, entre 2020 et 2022. En conséquence, l’activité économique a chuté, et nombre de Kényans ont dû chercher des alternatives pour survivre.
Par ailleurs, comme souvent avec des projets similaires, le port du Lapsset a fait face à des oppositions de la société civile. Les terres sur lesquelles se développe le nouveau port ont été réquisitionnées, et des paysans ont été expropriés ; les pêcheurs ont été exclus des zones aux abords du forage du canal d’accès ; ces travaux ont aussi provoqué la destruction de forêts de mangrove, zone de reproduction des poissons5, l’activité halieutique étant une autre source importante de revenus. Malgré l’annonce d’une compensation il y a plus d’un an, celle-ci se fait toujours attendre, ce qui exacerbe les difficultés sociales et le ressentiment. Enfin, les associations locales, qui ont largement critiqué l’absence de consultation citoyenne en amont du projet, craignent que le port ne transforme à terme le visage de l’île et ne détruise le mode de vie traditionnel.
Les missions de Zheng He
C’est dans ce contexte tendu que, tout au long des années 2010, la diplomatie chinoise s’est attachée à mettre en avant un lien culturel qui unirait de longue date l’île de Lamu à la Chine. Xi Jinping s’est appuyé sur la figure de Zheng He, un navigateur chinois musulman, pour consolider les liens avec les pays musulmans traversés par la « Belt and Road Initiative », principalement en Asie du Sud-Est, mais aussi au Moyen-Orient et en Afrique de l’Est. Si 85 % des Kényans se revendiquent chrétiens6, l’histoire de Zheng He, pionnier des explorations chinoises du début du XVe siècle, prend un écho particulier dans l’archipel de Lamu, l’un des berceaux de la culture lettrée swahilie musulmane : plusieurs familles se revendiquent les descendantes de l’union de marins chinois naufragés avec des femmes de l’île de Pate, au nord de l’archipel. Les autorités chinoises se sont naturellement intéressées à ce mythe.
En 1404, sous la dynastie Ming, l’explorateur et eunuque musulman Zheng He fut chargé par l’empereur Yongle (1402-1424) de bâtir la plus grande flotte de l’époque avec laquelle il conduisit sept expéditions en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient et sur les côtes d’Afrique de l’Est. La nature pacifique de ces missions, mise en avant aujourd’hui par le gouvernement chinois, est discutée par les historiens qui y voient plus un moyen de soumettre des régions lointaines. Elles eurent lieu jusqu’en 1433, avant d’être arrêtées pour diverses raisons touchant aussi bien au repli isolationniste de l’Empire qu’à leur coût élevé. La postérité de Zheng He fut tardive, en partie à cause du mépris affiché par les lettrés confucéens pour les eunuques et pour les conquêtes maritimes. Mais elle ne cessa d’augmenter au cours du XXe siècle. En 2005, le 600e anniversaire du départ de ses missions maritimes fut fêté avec un faste immense. Zheng He est devenu à la fois un symbole de la diplomatie pacifique (和平外交, heping waijiao) et de l’ouverture de la Chine contemporaine à la mondialisation, tout en étant reconnu comme un héros par la communauté musulmane Hui, dont il serait issu.
Ces traversées de l’océan Indien prennent une résonance particulière au Kenya, où la flotte chinoise a atteint les villes de Malindi et de Mombasa7. En mémoire de ce passage et, faut-il croire, de ce premier contact amical, une statue de Zheng He a été édifiée dans la gare de Mombasa où arrive la ligne à grande vitesse SGR, reliant cette ville à Nairobi, et financée par la Chine.
Les naufragés de Pate
Au moins depuis les années 1990, le récit du passage de l’explorateur chinois est transmis oralement par les habitants du village de Siyu, sur l’île de Pate, qui fait face au port du Lapsset. Le récit qui ressort des échanges avec les habitants de l’île est le suivant : lors des voyages dans l’océan Indien entrepris par l’amiral Zheng He, une jonque de sa flotte se serait échouée près de l’île de Pate ; les marins chinois auraient alors rejoint l’île à la nage ; ils auraient débarrassé le village de Siyu de pythons qui importunaient les villageois ; trouvant les femmes swahilies magnifiques, ils en auraient épousées plusieurs et se seraient convertis à l’islam. Il est à noter qu’une partie de la flotte chinoise de Zheng He était déjà musulmane.
La découverte de nombreuses céramiques, dans l’archipel et sur la côte kényane, dont certaines remonteraient à la dynastie Yuan (1271-1368), serait une preuve de la véracité de cette histoire. Lors de mon enquête, sur le chemin entre l’embarcadère et le village de Pate, le guide m’a montré des éclats de céramiques, qui, par endroits, jonchent le sol.
Le commerce régulier avec des marchands arabes et chinois et le fait que la céramique pouvait servir de monnaie d’échange peuvent expliquer une présence importante de ces vestiges, dont une partie est exposée dans le musée d’histoire de Lamu et dans celui de Fort Jésus, à Mombasa. Cependant, en discutant avec Mansour, un habitant qui collectionne les morceaux de céramique et est devenu, de facto, le spécialiste de cette question sur l’île, il apparaît que nombre de ces éclats ne correspondent pas toujours à de la céramique Ming (1368-1644) ou Qing (1644-1912), mais à des céramiques plus récentes.
Tests ADN et ascendance chinoise
Le gouvernement chinois et son réseau diplomatique au Kenya ont accordé une place importante à ce récit afin de construire un discours sur la proximité culturelle entre l’archipel et la Chine, qui vise à dépasser le simple engagement financier du pays sur le continent africain. Dans les années 2000, des enquêtes génétiques ont été menées sur l’île de Pate par des équipes chinoises. En 2002, six personnes revendiquant une descendance avec les marins chinois de Zheng He ont été identifiées. Au moment où l’on fêtait les 600 ans du premier voyage de Zheng He, en 2005, une jeune femme du nom de Mwamaka Sharifu, dont les tests ADN auraient confirmé l’ascendance chinoise de la famille, s’est vu remettre une bourse pour étudier la médecine chinoise à Pékin. Elle a assisté sur place aux événements commémorant les voyages de Zheng He.
Certaines de ces enquêtes, qui n’ont pas été rendues publiques, auraient abouti à des résultats annonçant 80 % de « patrimoine génétique chinois ». Mais, qu’est-ce qu’un « patrimoine génétique chinois » ? Selon le gouvernement, il existerait une race chinoise « pure » qui serait identifiable par des tests génétiques. Certains chercheurs, comme Yuan Mingqing8, n’hésitent pas à dénoncer une « ethnicité fictive ». Si des transferts de patrimoine génétique le long de routes commerciales anciennes sont tout à fait crédibles, un tel usage de la génétique dans un contexte politisé est en soi représentatif des nouvelles ambitions chinoises.
À ces enquêtes génétiques se sont ajoutées des missions archéologiques menées par des chercheurs chinois et kényans. Le gouvernement chinois a financé plusieurs fouilles en 2007, 2010 et 2018, à hauteur de plus 3 millions de dollars, pour tenter de retrouver la jonque issue de ce naufrage mythique. Ces missions organisées avec le National Kenyan Museum sont restées infructueuses. Aucun vaisseau parmi les épaves explorées ne semble correspondre.
« En chair et en os »
La production d’un récit visant à naturaliser une ascendance commune de certains habitants de l’archipel de Lamu avec les marins chinois des expéditions de Zheng He témoigne d’une volonté de mobiliser de nouvelles références émotionnelles au service du soft power chinois en Afrique de l’Est. Selon Ying Kit-Chan, maître de conférences à l’Université de Singapour, les recherches historiques financées par l’État chinois ont permis de « redécouvrir » Zheng He comme un pionnier des relations sino-africaines9.
Au-delà des efforts institutionnels pour prouver la véracité du récit des habitants de Siyu, ce mythe a fait l’objet d’un important traitement médiatique. Du côté chinois, le journaliste Li Xinfeng s’est rendu le premier sur l’île de Pate en 2002. Ce dernier enquêtait depuis 1999 sur les traces de Zheng He en Afrique et a produit des récits de voyages où il souligne la continuité entre les expéditions du XVe siècle et les « routes de l’amitié » que la Chine souhaite construire avec le continent africain. Li Xinfeng a publié de nombreux textes ayant pour objet ses recherches en Afrique. Il a été par la suite nommé professeur à l’Académie des sciences sociales de Pékin. Il a identifié plusieurs personnes revendiquant une ascendance chinoise, dont la famille de Mwamaka Sharifu. C’est après cette découverte que l’ambassade de Chine au Kenya a commencé à s’intéresser à la question et a envoyé deux diplomates sur l’île.
La construction mémorielle autour de Zheng He (et la proximité génétique qui, selon ce récit, unirait les deux pays) est également passée par la diffusion de documentaires produits par la télévision d’État chinoise. En juillet 2017, dans le cadre de sa série « La ceinture et la route » (一帶一路), la chaîne CGTN (China Global Television Network) a diffusé un long documentaire traduit en plusieurs langues et intitulé : « Amour Chinois de Lamu » (肯尼亚 拉穆岛的中国记忆). On y suit une équipe de journalistes accompagnant des plongeurs dans le canal de l’archipel pour chercher des artefacts chinois avant de se rendre dans le village de Siyu. Là, ils interviewent une femme âgée et comparent les traits de son visage avec ceux du caméraman chinois de l’équipe, concluant à une ressemblance qui, selon eux, ne saurait être fortuite. Une proximité génétique vérifiée « en chair et en os » (voir ce documentaire ci-dessus).
Créer des récits collectifs
La New China TV s’est également rendue sur place. Dans certaines capsules, vues plusieurs millions de fois sur YouTube et Tik Tok, la mère de Mwamaka Sharifu se réclame d’une ascendance chinoise. Avant la pandémie, des touristes chinois se rendaient régulièrement sur l’île. Parmi les lieux qu’ils pouvaient visiter, il y a ces tombes que l’on dit tournées en direction de la Chine, vers le nord-est, pour marquer la filiation ancienne de ces familles avec le pays.
La nouvelle temporalité impériale dans laquelle souhaite s’inscrire le gouvernement chinois a besoin de pouvoir s’arrimer à des référents culturels et historiques. Les autorités chinoises ont conscience que les discours économiques sont insuffisants et que l’influence passe aussi par la création de récits collectifs. La figure de Zheng He, fer de lance des partenariats commerciaux Sud-Sud, a donc une importance stratégique pour construire ce lien culturel.
Au-delà du discours selon lequel une proximité naturelle unirait la Chine aux pays africains, puisqu’ils ont ensemble fait l’expérience de l’humiliation par l’Occident, l’action de Pékin est parfois perçue au niveau local comme une forme insidieuse de mise sous tutelle, notamment avec la dépendance à la dette. La crainte, jusqu’ici infondée, que le Kenya doive un jour céder le port de Mombasa – comme le Sri Lanka a dû céder le port de Colombo/Hambantota en 2019 pour rembourser ses dettes – revient souvent dans le débat public. La production d’images et de documentaires officiels largement diffusés sur les réseaux sociaux et mobilisant des ressorts notamment culturels vise donc à rassurer et à bâtir « les nouvelles routes de l’amitié ».
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1Discours complet de Xi Jinping, au Forum de la Ceinture et la Route, à Pékin en mai 2017 (agence de presse chinoise Xinhua).
2Ce projet, qui prévoit de nouvelles infrastructures ferroviaires et maritimes dans au moins 65 pays, a été annoncé en 2013.
3Selon le FMI, en 2021, la part du stock de la dette externe kényane détenue par la Chine représentait 19,9 % et s’élevait à 64,9 % du stock de la dette externe bilatérale.
4Aujourd’hui, les Kikuyus représentent environ 17 % de la population. Source : Kenya National Bureau of Statistics, 2019 Kenya Population and Housing Census. Volume IV : Distribution of Population by Socio-Economic Characteristics, décembre 2019.
5« Loggers want pay for mangroves felled for Lapsset », The Star, 11 février 2020.
6Kenya National Bureau of Statistics, 2019 Kenya Population and Housing Census. Volume IV : Distribution of Population by Socio-Economic Characteristics, décembre 2019.
7Ces voyages sont mentionnés par les sources chinoises, notamment dans le Ming Shilu (明實錄), c’est-à-dire les annales historiques impériales de la dynastie Ming. Mais ils sont également évoqués par des sources portugaises du XVIe siècle. Les sources primaires connues évoquant les voyages de Zheng He ont été compilées et sont disponibles dans ce livre : Liu Ying, Chen Zhongping et Gregory Blue, Zheng He’s Maritime Voyages (1405-1433) and China’s Relations with the Indian Ocean World : A Multilingual Bibliography. Zheng He’s Maritime Voyages (1405-1433) and China’s Relations with the Indian Ocean World : A Multilingual Bibliography, 2014, 226 pages.
8Chercheuse à l’université de Bayreuth, voir The Myth of Zheng He : Kenya-China Encounters in Yvonne Owuor’s The Dragonfly Sea, Afrika Focus, 2020.
9Ying Kit-Chan, « Zheng He Remains in Africa : China’s Belt and Road Initiative as an Anti-Imperialist Discourse », The Copenhagen Journal of Asian Studies, 2019.