Mi-mai 2023, le président érythréen Isaias Afwerki a effectué une visite d’État en Chine, où il a été chaudement accueilli. Cette visite coïncidait avec le trentième anniversaire de l’ouverture des relations diplomatiques entre les deux pays. La presse chinoise en a profité pour rappeler que le président Afwerki s’est rendu à plusieurs reprises à Beijing, dont certaines fois pour des motifs privés. Sa dernière visite remontait à 2006, à l’occasion du Forum sur la coopération sino-africaine.
L’Érythrée a rejoint l’initiative des « nouvelles routes de la soie » en 2021. Depuis lors, les deux pays ont hissé leurs relations au rang de partenariat stratégique. Au cours de sa dernière visite, Afwerki a dit aux Chinois ce qu’ils voulaient entendre : il a défendu la politique des prêts de Beijing en Afrique, et soutenu un nouvel ordre mondial de la coopération sous l’égide de la Chine. Ce discours était opportun : Asmara est isolé dans la sous-région tandis que la position de la Chine sur le continent africain est fragilisée par la contre-offensive de Washington et de Bruxelles.
Un dégel dans la guerre froide régionale
Près d’une décennie d’auto-isolation régionale et de sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies semblait devoir se terminer quand, en 2018, Afwerki a fait la paix avec le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed. L’accord a d’ailleurs valu à Ahmed le prix Nobel de la paix – mais pas à Afwerki, preuve que sa réhabilitation n’était pas encore totale. Récemment, l’implication de l’Érythrée dans la guerre du Tigray – ses troupes ont été accusées d’exactions (massacres et viols) – lui a valu une nouvelle série de sanctions de la part des Occidentaux, alors même que le régime d’Abiy Ahmed y a échappé.
Cependant, la visite du président kényan William Ruto à Asmara en décembre 2022 a ravivé l’espoir d’un dégel dans la guerre froide que se mènent les pays de la sous-région. Et, en juin 2023, près de seize ans après s’en être retiré, l’Érythrée a réintégré l’Autorité intergouvernementale pour le développement (Igad), l’organisation est-africaine garante de la paix et de la sécurité dans la région, qu’Asmara avait quittée en 2007 en l’accusant d’impartialité dans le vieux conflit frontalier avec l’Éthiopie.
Alors que l’Érythrée est parfois surnommée la « Corée du Nord de l’Afrique », le bilan déplorable du régime d’Asmara en matière de liberté de la presse, de violations des droits humains et d’autoritarisme peine à en faire le pays idéal pour Beijing dans le cadre de son offensive diplomatique – rappelons que la Chine est la meilleure amie de la Corée du Nord. Cependant, la position stratégique de l’Érythrée, en face du golfe d’Aden et du détroit de Bab el-Mandeb, la rend incontournable pour la sécurité maritime dans la région. Sa côte fournit à la Chine un accès direct supplémentaire à la mer Rouge1, une route maritime majeure pour le commerce mondial.
Une amitié indéfectible
De plus, l’intégration de l’Érythrée dans les « nouvelles routes de la soie » facilite la construction d’infrastructures comme les ports, les chemins de fer et les routes, renforçant la connectivité régionale et promouvant les intérêts économiques chinois. En effet, l’Érythrée est riche en ressources minérales comme la potasse, le cuivre et l’or, dont la Chine est une grande consommatrice. Sur le plan diplomatique, de bonnes relations avec l’Érythrée favorisent l’influence de la Chine dans la Corne de l’Afrique, où plusieurs puissances ont des intérêts concurrents. Enfin, sur le plan militaire, l’Érythrée représente pour la Chine une solution pour accéder à des installations navales en cas de tensions avec Djibouti.
La Chine peut s’appuyer sur l’amitié indéfectible d’Afwerki. Durant le long isolement d’Asmara, de hauts dirigeants érythréens ont effectué plusieurs voyages en Chine – trois d’entre eux s’y sont rendus en tout à quinze reprises depuis 2010. Récemment, trente-cinq ressortissants chinois ont été évacués du Soudan via l’Érythrée – sans doute les seuls citoyens étrangers assistés par Asmara. En août 2022, le ministre érythréen des Affaires étrangères a condamné la visite de Nancy Pelosi, l’ancienne présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, à Taïwan, en déclarant : « C’est un geste déplorable car il contrevient au droit international, aux normes et dispositions de la souveraineté des États ainsi qu’à la politique d’“une seule Chine” et au processus de réunification de la Chine. » Ce fut le seul pays africain à défendre aussi clairement la Chine. Et ces relations sont réciproques, bien que parfois ambiguës : durant la guerre entre l’Érythrée et l’Éthiopie, en 1998-2000, les entreprises chinoises ont transféré près de 1 milliard de dollars d’armes, réparties entre les deux camps2.
Les liens privilégiées entre les deux pays sont anciens. Ils remontent à la période d’avant l’indépendance de l’Érythrée. Selon Idris Glaidos, l’un des plus anciens leaders du Front de libération de l’Érythrée (FLE), c’est le Djiboutien Mahmoud Harbi qui a présenté le FLE au pouvoir chinois : en 1966, Idris Mohamed Adem et Osman Saleh Sabbe, les dirigeants du FLE, se sont rendus en Chine, où ils ont rencontré Mao Zedong, président du Parti communiste chinois, et Zhou Enlai, Premier ministre de la République populaire de Chine, dans le but de demander une aide militaire. Ces derniers ont accepté de fournir une formation militaire à cinq cadres. Ainsi, un premier groupe a été envoyé en Chine en 1966 – les Chinois leur ont même fourni un modèle de statuts pour le futur parti communiste de leur pays. Afwerki figurait dans ce premier groupe. Il est d’ailleurs le seul à être encore en vie. L’année suivante, la Chine a formé vingt autres dirigeants du FLE.
Des leçons bien retenues
Durant leurs six à huit mois sur place, ils ont reçu une formation politique – sur le communisme, le socialisme et l’impérialisme – et militaire – sur les tactiques de guérilla inspirées de la victoire des communistes sur le Kuomintang3. Ils ont aussi visité les camps militaires communistes de la guerre civile. Ces formations avaient lieu dans l’académie militaire de Nankin et étaient dispensées par des instructeurs, en arabe ou en anglais. De nombreux autres groupes latino-américains et asiatiques s’y entraînaient simultanément, mais ces groupes restaient séparés. L’enseignement idéologique insistait sur l’idée que la lutte populaire ne peut l’emporter sans un parti d’avant-garde qui la dirige, et, visiblement, cette leçon a été bien retenue.
Le parti clandestin du FLE, le « Labour Party »4, a été formé en 1968, tandis que le parti clandestin du Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE), issu d’une scission au sein du FLE, le Parti populaire révolutionnaire de l’Érythrée (PPRE), a été formé en 1971. Au troisième congrès du FPLE, en 1994, Afwerki a révélé publiquement que, pendant près de vingt ans, jusqu’en 1989, c’est le PPRE, parti d’avant-garde marxiste, qui a dirigé la lutte. Afwerki utilisait ce dernier comme véhicule de son pouvoir5.
Les contacts entre le FLE et la Chine ont cependant rapidement cessé après la visite de l’empereur d’Éthiopie Haïlé Sélassié à Beijing en 1967. En 2008, l’ambassadeur américain en Érythrée a cité, dans une note confidentielle, l’ambassadeur de Chine en Érythrée : « Afwerki n’a appris que des mauvaises choses en Chine. »
Une coopération très étroite
L’Érythrée est classée en état de surendettement par la Banque africaine de développement. Son ratio dette sur produit intérieur brut a atteint 164,7 % en 2022. La Base de données des prêts chinois en Afrique indique que, entre 2000 et 2018, Asmara a bénéficié de dix prêts, dans différents secteurs, pour un montant total de 631 millions de dollars (574 millions d’euros). Pour autant, il n’a pas été question d’allègement ni de restructuration de la dette dans les dernières discussions entre les deux pays bien que, durant sa visite en Érythrée en janvier 2007, le ministre chinois des Affaires étrangères Li Zhaoxing avait suggéré que la Chine pourrait annuler la dette bilatérale de l’Érythrée. Il avait également annoncé la suppression des barrières douanières pour les produits érythréens.
Les entreprises chinoises ont investi en Érythrée dans les secteurs des mines, du transport et des communications. La Chine a également offert des bourses aux étudiants érythréens et a construit l’hôpital Orotta, à Asmara, le premier hôpital moderne du pays. Depuis 1997, plus de 200 médecins et professionnels de santé chinois, au sein de quinze équipes successives, ont travaillé en Érythrée.
La Chine a également des intérêts dans les ressources minérales du pays, comme l’or ou la potasse. Une entreprise chinoise a récemment acquis 50 % de participation dans la mine de Colluli, considérée comme l’une des sources les plus importantes et les moins coûteuses au monde de sulfate de potasse, avec une réserve estimée à 1,1 milliard de tonnes. De plus, la Chine fournit à l’Érythrée une aide estimée à 12-18 millions de dollars par an, qui vise en premier lieu à stimuler les exportations. Enfin, des rapports estiment que la Chine a fourni à l’Érythrée des armes et du matériel de surveillance. Le Conseil de développement du commerce de Hong Kong estime que les prêts chinois représentent actuellement 4 % de la dette de l’Érythrée.
Selon l’Observatoire de la complexité économique, les exportations chinoises vers l’Érythrée sont passées de 2,15 à 69,9 millions de dollars entre 1995 et 2021, soit un taux de croissance annuel de 14,3 % lors des vingt-six dernières années. Les principaux produits que la Chine exporte en Érythrée sont les camions (8,66 millions de dollars), les pneus (7,53 millions) et les pièces de véhicules (2,86 millions). En mai 2023, la Chine a exporté pour 23,6 millions et importé pour 45,1 millions de dollars de l’Érythrée ; l’Érythrée a donc un excédent commercial de 21,4 millions de dollars avec la Chine. Entre mai 2022 et mai 2023, les exportations chinoises ont baissé de 10,4 millions de dollars (- 30,6 %), passant de 34,1 à 23,6 millions, alors que ses importations ont augmenté de 22,1 millions (96,1 %), de 23 à 45,1 millions de dollars.
« Pourquoi pas l’Érythrée ? »
Si Asmara est aujourd’hui résolument antiaméricain, cela n’a pas toujours été le cas. Jusqu’à la guerre avec l’Éthiopie (1998-2000), Afwerki était parmi les chouchous de l’administration Clinton en Afrique, avec Meles Zenawi, Yoweri Museveni et Paul Kagame – tous vus, à cette époque, comme des dirigeants dynamiques, démocrates et réformateurs bien qu’ils aient pris le pouvoir par les armes.
Alors que les États-Unis préparaient la deuxième guerre du Golfe (2003-2011), Afwerki a recruté le cabinet Greenberg Traurig (pour 600 000 dollars par an) pour promouvoir l’idée d’une base navale américaine en Érythrée. Sous le slogan « Pourquoi pas l’Érythrée ? », Greenberg Traurig a cherché à faire valoir que ce pays, en tant que nation proaméricaine à moitié chrétienne et à moitié musulmane, entouré de théocraties musulmanes, serait un atout pour Washington dans la région. L’enthousiasme d’Afwerki a même surpris le président djiboutien Ismaïl Omar Guelleh, au moment où les Américains investissaient dans la capitale djiboutienne le camp Lemonnier, la plus grande base de l’armée des États-Unis en Afrique. Malgré l’absence de démocratie – à l’époque, des rapports faisaient état d’arrestations et d’emprisonnements d’activistes – Greenberg Traurig martelait que « ne pas s’allier avec l’Érythrée [était] inconcevable ». Asmara comptait sur cette base militaire pour attirer des investisseurs américains et d’autres pays, et relancer son économie après la guerre avec l’Éthiopie. Mais Washington, dont les intérêts semblent pourtant plus importants que les problèmes de conscience, a rejeté l’offre.
Quand Donald Trump est arrivé au pouvoir, en 2017, Asmara a présenté un mémorandum détaillant les injustices que lui avaient fait subir les précédentes administrations américaines, mais ces griefs ont été ignorés. L’Érythrée, qui est toujours sous sanctions américaines et européennes, et qui continue d’aligner ses votes à l’ONU sur ceux de Beijing et de Moscou, considère la Chine comme un partenaire stratégique qui peut l’aider à supporter ces sanctions. Alors qu’une nouvelle crise de la dette menace l’Afrique, la Chine, dont deux décennies d’investissements massifs ont fait d’elle la puissance dominante sur le continent, voit ses activités de plus en plus scrutées, tant par ses partenaires africains que par ses rivaux occidentaux, qui cherchent à rattraper leur retard dans la course à l’influence et aux ressources africaines. En Érythrée, cependant, Beijing sait pouvoir compter sur un allié indéfectible.
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1Elle dispose d’une base militaire et d’un port à Djibouti.
2Ian Taylor, « Beijing’s Armes and Oil Interests in Africa », China Brief Volume n° 5, Issue 21, 13 octobre 2005.
3Parti nationaliste chinois, opposé au Parti communiste durant la guerre civile chinoise (1927-1949).
4Son nom complet, en anglais, est : Eritrean Democratic Working People’s Party.
5Dan Connel, « Inside the EPLF : The Origins of the ’People’s Party’ & Its Role in the Liberation of Eritrea », Review of African Political Economy, Vol. 28, n° 89, State of the Union : Africa in 2001, septempbre 2001, pp. 345-364 .